José Martin

Cirad_ien, quasiment en pré-retraite à Montpellier, José Martin a bossé sur coton, arachide et canne à sucre en Afrique, Amérique du Sud et à La Réunion, sans abandonner le contrôle des adventices à l’intendance des projets de R-D et sans occulter le problème de l’érosion des sols, trop souvent relégué en angle mort de nos approches.

Encore et toujours, opiniâtreté et humilité

Editorial 2015"L’agriculture : sa capacité de production est liée au vivant et à la rencontre entre trois éléments. Le premier, base souvent ignorée, est le sol,…" Frédéric Thomas, dans son dernier édito sur TCS, rejoint ainsi la conclusion finale de Donald Sparks (Science, 2015) rendue en français à peu près en ces termes : "Les civilisations humaines ont prospéré et régressé grâce et à cause de leurs sols [bien dotés puis dégradés]". Citation alors reprise par Arvind Chusasama qui insistait dans son magistral édito du numéro 841 de l’internationalsugarjournal [sugar = sucre] : "notre sécurité future dépend vraiment de notre capacité à prendre soin de nos sols".
Le schéma ci-dessous extrait du même édito met en vis-à-vis le fonctionnement d’un sol "intact" (forêt ou prairie naturelles par exemple) et celui du même sol "domestiqué" (géré en agriculture conventionnelle) ; au triple équilibre initial des cycles du carbone, des nutriments et de la matière sol, matérialisé par les 3 symboles ’ = ’ succèdent à droite du schéma les mêmes cycles devenus fonctionnellement déficitaires et conduisant à la ruine.

Illustration sol naturel non pertubé et sol travaillé et non couvert
Illustration sol naturel non pertubé et sol travaillé et non couvert

Maints agronomes tropicalistes, vénérant la charrue de bonne foi comme moi, ont passivement ou activement encouragé cette mutation, in fine délétère pour la santé et la productivité des sols : défrichements de savanes ou de forêts, fréquentes mises à nu de la surface du sol avec disparition de l’enracinement pérenne qui recyclait les nutriments le sol dans son ensemble, surface et profondeur, est dès lors exposé à l’agressivité du climat et des pratiques oxydation accélérée + érosion décapante + argiles lessivées + nutriments vidangés inéluctable et ruineuse dégradation du sol (agriculture minière) parfois spectaculaire, souvent graduelle et plus ou moins dissimulable par l’utilisation accrue d’énergie et d’intrants.

Bambey, Sénégal - 1958
Bambey, Sénégal - 1958
Bambey, Sénégal - 2021
Bambey, Sénégal - 2021

Point de fatalité

Mais point de fatalité, la domestication des sols et leur usage en agriculture ou élevage ne conduit pas nécessairement à la ruine : des sols en voie de dégradation sont récupérables, ils peuvent être restaurés, régénérés, revitalisés sans pour autant renoncer à produire des denrées agricoles en quantité et qualité. Sous les tropiques, des agriculteurs et chercheurs pionniers en ont commencé la démonstration il y a déjà un demi-siècle. Depuis déjà un quart de siècle en France le magazine TCS (complété depuis 18 ans par le site A2C), travaille patiemment à partir d’exemples internationaux et de témoignages nationaux de plus en plus nombreux et riches, étayés et aboutis, à la promotion d’une véritable révolution agroécologique silencieuse, productive et vertueuse, climatiquement intelligente. Et sur quoi repose cette révolution : tout simplement sur la cessation de la suroxydation, du décapage et de la vidange des sols, logique irréfutable ! Via la minimisation du travail du sol et la maximisation de la production de phytomasse la plus diverse possible maximisation de la couverture du sol, vivante ou morte, via un tuilage de plus en plus serré, une complicité sans cesse accrue, entre cultures de rente ou fourragère et couverts de plantes de service ; + cessation de la vidange, ou à tout le moins sa minimisation progressive, par la densification racinaire du profil en profondeur, et la mobilisation des "pompes biologiques" devenues proverbiales au Brésil grâce à Lucien Séguy, surtout si l’on parvient à faire cohabiter cultures annuelles et couverts pluriannuels tels que la luzerne ou pérennes et ligneux (haies, arbres alignés ou pas, tels les parcs à Acacia albida au Sahel), capables de performer de spectaculaires "remontadas" de nutriments.

Principe simple mais...

Principe simple, cependant bien plus facile à dire qu’à faire quand on part d’une situation bien ancrée dans les pratiques usuelles. Comme les enfants du laboureur de la fable de La Fontaine, maints agriculteurs "vous retournent le champ", ayant pris le pli de "remuez votre champ dès qu’on aura fait l’août, creusez, fouillez, bêchez : ne laissez nulle place où la main [ou l’outil] ne passe et repasse". Témoignage d’une époque lointaine où il fallait faire face d’abord à la première des menaces antagonistes du bon grain : l’ivraie (et consorts) ; le désherbage chimique n’existait pas, la jachère consistait en une succession de labours à vide (valant faux semis) car il fallait mettre les semences et propagules de mauvaises herbes en ballotage défavorable par rapport aux grains mis en terre ; à présent, avec les progrès de l’agromécanique et de l’agrochimie, de la technologie des semences y compris mixées et la super-puissance des moteurs thermiques, les couverts "vous recouvrent le champ" sans le besoin éreintant de tant ’creuser, fouiller, bêcher" ; mais pour autant, guère de relâche en agroécologie pour élever cultures, bétail et sols vivants, car les surfaces sont vastes et les effectifs sont rares, et l’astreinte météo pèse toujours sur l’agriculture de plein champ.

Un trésor est caché dedans

JPEG - 15.7 kioD’autant, que même en agriculture régénérative, il convient aussi de contrôler le trafic des engins agricoles de plus en plus lourds pour limiter le tassement des sols (en attendant un ressuyage suffisant) en le confinant autant que possible aux couloirs de circulation. La recommandation du père dans la fable "un peu de courage" valant de facto "beaucoup d’opiniâtreté"(comme la victoire à Roland-Garros) dans la réalité reste valable même sans labour, ou avec peu de labours, car élever et prendre soin des cultures et des sols en même temps reste affaire de labeur et de constance : "être une terre libérée, ce n’est pas si facile" pourrait-on dire en plagiant la chanson ! Mais dès les premières étapes de la libération, les sympathiques et humbles vers de terre iconiques de TCS encouragent et gratifient les agriculteurs qui les nourrissent en édifiant turricules et cabanes au-dessus de leurs bonifiantes galeries souterraines, car "un trésor est caché dedans" : le badigeon de leur généreuse brillantine organique, l’humus.
Comme du temps de La Fontaine, l’avenir de nos enfants et de la population dépend des labeurs agricoles, des soins apportés à bien élever cultures et sols conjointement, et ce n’est toujours pas si facile. Mais ça reste très gratifiant pour qui a l’opiniâtreté et l’humilité de se laisser guider par les vers de terre et autres syrphes et abeilles, amis naturels alliés de l’agriculture.

Couvert Biomax en Sologne
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