Matthieu Archambeaud : « L’agroécologie est fondée sur des principes, non des recettes »

JPEG - 187 koMatthieu Archambeaud est un diffuseur de connaissance : partant d’un intérêt premier pour l’agriculture, l’alimentation, le sol, le terroir, il se passionne pour tous les métiers lui permettant de diffuser la connaissance, la technique et la réflexion. Spécialiste des agricultures dites alternatives, il fait des formations et anime depuis 2007 le site www.agriculture-de-conservation.com. Contributeur permanent de la revue TCS, il est aussi co-auteur, avec Frédéric Thomas, du livre Les Couverts Végétaux. Gestion Pratique de l’Interculture publié aux Editions France Agricole.

Camille Atlani : Matthieu Archambeaud, pouvez-vous nous parler du magazine TCS et de votre parcours vers celui-ci ?

Matthieu Archambeaud : C’est Frédéric Thomas, un autodidacte assez incroyable, qui a créé la revue TCS. À l’origine agriculteur et professeur d’agronomie et machinisme en lycée agricole, c’est au cours de voyages aux Etats-Unis, en Australie et en Nouvelle-Zélande qu’il a découvert les techniques de semis direct. Il est revenu de ses voyages animé par le désir de diffuser cette pratique en France ; c’est ainsi qu’il a commencé à faire des formations et, en 1997-98, qu’il a créé la revue TCS.

Mon parcours est un peu similaire car c’est aussi à l’étranger que j’ai découvert les techniques de semis direct. Pour ma part je suis un citadin pure souche, mais avec depuis toujours un grand intérêt pour tout ce qui touche à la nature. Après des études en biologie, biochimie et génétique qui m’ont mené à un Master 1 d’écologie végétale, j’ai fait une mission de quelques mois au Vietnam avec une association humanitaire. C’était en 1996 et le CIRAD y développait des techniques de semis direct. Cette pratique m’est immédiatement apparue comme une évidence, car le type d’agriculture qu’elle portait allait parfaitement dans le sens de ce que j’avais appris sur l’écologie des milieux naturels. À la suite d’un Master 2 en agronomie tropicale, j’ai approfondi ma connaissance du semis direct dans un petit village au Laos, toujours avec le CIRAD, mais j’étais moi aussi animé par désir de développer cette technique dans mon pays. J’ai rencontré Frédéric Thomas, qui était déjà à l’époque l’une des figures du semis direct en France, en 2001-2002. C’est ainsi que j’ai travaillé pour l’association BASE1dès sa naissance, d’abord en tant que bénévole, puis en CDD puis, comme je continuais à travailler malgré la fin de mon contrat, en CDI ! Cela fait désormais 10 ans que nous travaillons ensemble.

TCS, acronyme de « Techniques Culturales Simplifiées », est une revue technique destinée aux agriculteurs, techniciens et chercheurs s’intéressant à l’agriculture de conservation. À l’origine, ces techniques suscitaient l’intérêt des agriculteurs principalement pour l’économie de temps et de mécanisation qu’elles pouvaient apporter. Puis, petit à petit, nous avons découvert l’agronomie, l’écologie, le fonctionnement des sols, faisant progressivement évoluer la revue vers des systèmes bien plus complexes. Aujourd’hui, la revue s’appelle « TCS : agronomie, écologie, innovation » pour refléter cette évolution.

Au fil des années, TCS est devenue une référence en matière d’agricultures dites « alternatives » : agriculture de conservation, agriculture biologique, agroforesterie… Tous ces systèmes qui sont, certes, alternatifs, mais aussi performants – c’est-à-dire au-delà de l’idéologie. Nous voulons apporter des réponses à ceux qui souhaitent faire différemment, tout en restant très ancrés dans le concret, dans le réel.

C.A. : Oui, Denis Le Chatelier, dont j’ai fait l’interview récemment, décrivait votre dernier ouvrage sur les couverts végétaux comme « du 100% pragmatique fondé sur des vérités biologiques »…

M.A. : C’est en effet ce qui transparait de notre métier car nous nous interdisons tout débat idéologique. Cela ne veut pas dire pour autant que nous sommes des cerveaux froids ou des technocrates : nous avons de fait une vision philosophique de ce à quoi nous voulons arriver. En revanche, nous pensons que c’est en apportant des réponses concrètes aux gens qu’ils peuvent évoluer dans leurs mentalités.

Au sein de l’agriculture biologique par exemple, considérée par beaucoup comme l’alternative royale, il y a aujourd’hui bien plus de philosophes que de techniciens. Ceci pour moi représente un danger car si la morale, la philosophie ou même l’idéologie sont de bonnes raisons de se lancer dans l’agriculture alternative, sans technique ces systèmes sont voués à l’échec. Frédéric et moi sommes donc portés, au quotidien, par une fondation philosophique finalement très humaine, mais au sein de notre travail c’est la technique que nous mettons en avant.

C.A. : Le slogan de votre site agriculture-de-conservation.com est : « Des regards différents tournés vers un même objectif ». Vers quel objectif ces regards se tournent-ils ?

M.A. : Une réalité de l’agriculture aujourd’hui est que les agriculteurs ne sont plus des paysans. Ce sont des producteurs appliquant des schémas tout faits, fondés sur l’utilisation d’intrants et la mécanisation. Ils vont ainsi travailler le sol, semer des semences certifiées achetées à des organismes, fertiliser leurs cultures, les protéger, les récolter… En étant parfaitement déconnectés de ces notions qui, autrefois, étaient au cœur de leur métier : le terroir, le territoire, le sol. Ces producteurs ont perdu, pour partie, ce que l’on appelait le « bon sens paysan ».

L’objectif vers lequel tous ces regards se tournent est donc multiple. C’est avant tout que chacun retrouve, à son niveau, de l’intérêt et de la fierté pour son métier. Au-delà de la poésie, il s’agit de faire en sorte que les agriculteurs puissent vivre mieux leur métier grâce à la mise en place de systèmes cohérents : cohérents en cela qu’ils doivent permettre à l’agriculteur d’en vivre, mais aussi cohérents en termes d’équilibres naturels avec une empreinte écologique moindre. En fin de compte, il s’agit de créer des systèmes efficaces, requérant peu de travail humain, peu de travail du sol et peu de chimie.

L’objectif de notre travail est aussi de re-sensibiliser, de reconnecter les pointillés distendus du système alimentaire. Re-sensibiliser les agriculteurs d’abord, en les orientant vers une voie où il est possible de réfléchir différemment de ce qui leur a été inculqué depuis l’enfance par les études, les coopératives, les semenciers… En somme, de les amener à aborder différemment le problème de l’agriculture. Re-sensibiliser ensuite les citoyens – je n’aime pas parler de consommateurs – qui, eux, sont dans une ignorance absolue de ce qu’ils mangent.

Une grande partie de ces citoyens ne s’intéresse finalement qu’assez peu à sa nourriture, à comment elle est produite et d’où elle vient. L’autre partie qui, elle, est curieuse de tout cela va essentiellement s’intéresser au bio et aux circuits courts ; mais, bien souvent, dans une démarche très naïve qui ignore totalement la réalité du monde agricole. Certes, tout le travail de ces dernières années autour du bio a permis, d’une certaine manière, de sauver ces notions de terroir, de qualité. Mais penser que seul le bio est capable de répondre à la demande de qualité et d’information est, selon moi, très réducteur. Mon métier aujourd’hui est donc de reconnecter les paysans avec leur sol, mais aussi de reconnecter les citoyens avec leur sol. Un retour à la terre est nécessaire pour que les gens reprennent le sens du goût, de la qualité, du lien social.

C.A. : Comment définissez-vous l’agroécologie ?

M.A. : L’agroécologie, comme le développement durable, est aujourd’hui devenu un mot « fourre-tout ». Pour moi, l’agroécologie consiste en systèmes agricoles qui copient les processus naturels afin d’en tirer une production maximale pour un coût minimal. Lorsque je parle de coût, il s’agit non seulement de coût financier, mais aussi de coût en termes d’impact sur l’environnement et la santé. Cela part du principe que la nature est bien faite et que nous avons beaucoup à gagner à copier certains processus écologiques qui sont efficaces. Sans bien sûr verser dans la naïveté d’une nature gentille qu’il suffit de laisser faire. Non. Si nous laissons faire la nature, il n’y a pas d’agriculture. Nous devons garder à l’esprit que l’agriculture, depuis son origine, est une lutte de chaque instant contre la nature. L’agroécologie propose justement de contourner cela en utilisant les armes-mêmes de la nature.

L’agroécologie n’impose pas de solutions « clé en main », elle est fondée sur des principes et non des recettes. Chacun doit s’approprier ces principes afin de trouver ses propres solutions, adaptées à son terroir ainsi qu’à lui-même. Cela passe par une observation et une compréhension de son écosystème, par le déploiement d’une certaine créativité dans l’imitation de celui-ci, mais aussi par l’interaction et la mise en réseau des individus et des idées.

La diffusion de ces idées et de la technique est très liée à l’aire d’internet, avant laquelle l’information ne passait que par les canaux officiels. Caricaturalement, le développement agricole était porté par les grands instituts de recherche producteurs de connaissance – une connaissance ensuite diffusée par les techniciens puis appliquée par les agriculteurs. L’arrivée d’internet a permis aux agriculteurs de non seulement avoir accès à l’information, mais aussi de devenir eux-mêmes producteurs et diffuseurs d’information. Alors que les techniciens et scientifiques ne produisaient plus de connaissances qui les intéressaient, ils ont pu s’organiser pour échanger. Aujourd’hui la recherche et le politique s’emparent de ce sujet car il est d’actualité, mais ce mouvement est réellement parti de la base et s’est servi d’internet comme moteur d’échange. C’est la révolution internet qui a permis cette révolution agricole.

C.A. : Qu’est-ce qui est pour vous essentiel afin d’opérer cette transition agroécologique ?

M.A. : Pour moi, l’essentiel est de changer son regard. C’est ce que l’on appelle la conversion, qui est un terme religieux mais qui peut aussi être appliqué à la technique. Dès que l’on a changé son regard sur son métier, sur ce qu’est un sol, sur ce qu’est une culture, un animal… Alors tout s’enchaîne assez naturellement car l’essentiel est fait. Une fois cette étape franchie bien sûr, il faut revenir à la technique et à des systèmes complexes qui peuvent être difficiles et peu maîtrisés.

À une échelle plus large, une telle transition est rendue compliquée par l’organisation de l’agriculture en France aujourd’hui. Il y a notamment le coût de la main d’œuvre, excessif, qui nécessite de cultiver sur des surfaces gigantesques, induisant des coût de mécanisation importants, des tracteurs de plus en plus puissants avec un impact non négligeable sur les sols… Aujourd’hui les solutions techniques existent, nous les connaissons. Le principal frein que les « pionniers » rencontrent est d’être en avance dans un monde agricole qui n’est pas organisé pour eux, qui n’est pas adapté à leur pratique. Nous faisons ainsi bon gré mal gré avec l’environnement, en attendant que ce dernier bascule – que cette bascule se passe intelligemment ou par des crises.

FOOD FOR THOUGHTS

Sur le rôle du web dans l’ecosystème mondial de demain : La Troisième Révolution Industrielle, Jeremy Rifkin, 2012 pour la version française.