Vendredi 4 mars 2022
José Martin

Cirad_ien, quasiment en pré-retraite à Montpellier, José Martin a bossé sur coton, arachide et canne à sucre en Afrique, Amérique du Sud et à La Réunion, sans abandonner le contrôle des adventices à l’intendance des projets de R-D et sans occulter le problème de l’érosion des sols, trop souvent relégué en angle mort de nos approches.

Hommage au professeur Jacques Montegut (1925-2007) et à l’agriculture paysanne

Adonis annua
Adonis annua
Adonis annua L. (Ranunculaceae) : une revenante donnée pour disparue dans les années 1930, bien avant l’avènement des herbicides de synthèse.
(crédit : https://fr.wikipedia.org/wiki/Adonis_d%27automne)

L’automne dernier, une herbe vénéneuse donnée pour disparue dans les années 1930, fit un sinistre retour. Infiltrée dans un foin, elle intoxiqua mortellement une douzaine de chevaux d’une manade camarguaise. La revenante était l’adonis d’automne, revenue en l’occurrence avec la totalité de sa (très forte) toxicité, contrairement aux autres renoncules (adonis de printemps, boutons d’or) qui, elles, perdent leur (moindre) toxicité au séchage, d’après Nathalie Priymenko, Nelly Genous et Gilbert Gault, dans https://equipedia.ifce.fr/intoxications-vegetales-equides). Néfaste rajout à la liste déjà assez conséquente des plantes hautement dangereuses lorsqu’elles contaminent les fourrages ou nos aliments.

"la Nature n’a de cesse de refermer cette ouverture anti-naturelle"

Or, dans le « Pérennes et Vivaces nuisibles en agriculture » de Jacques Montégut (1983), j’étais tombé comme en arrêt page 74 sur un formidable passage de 4 paragraphes, déjà évoqué dans ma tribune d’octobre dernier, pardon pour ça : bis repetita placent. A partir d’un bref énoncé des fondements écologiques des flores adventices des cultures ou des parcours (grosso modo, nous pâtissons des adventices que nous avons contre-sélectionnées), et d’un rappel sur les sérieux risques liés aux vénéneuses, venait tout un questionnement où il abordait d’importants problèmes de fond, agricoles et sociétaux, toujours d’actualité 40 ans après. J’ai plaisir à partager ci-dessous l’intégralité de ce morceau d’anthologie, impressionnant de densité, simplicité et lucidité, en guise d’hommage à son insigne auteur disparu il y a déjà 15 ans. Son entame – quelque peu violente - est saisissante :
« Le soc de la charrue provoque une déchirure, mille fois renouvelée. Insensiblement, sans que nous le pressentions, la Nature n’a de cesse de refermer cette ouverture « anti-naturelle  ». Le développement de mauvaises herbes que nous observons sur la tranche d’un labour constitue la première étape de cette cicatrisation ; y participent une majorité d’annuelles et quelques vivaces associées. Tous les autres types biologiques ne peuvent intégrer leur cycle entre deux déchirures, entrecoupées de « griffures » que représentent les façons culturales secondaires. La vigueur de reconquête est si forte chez les annuelles que l’agriculteur n’a qu’une alternative : arrêter la culture ou maîtriser les mauvaises herbes qu’il a lui-même concentrées sur ses cultures à un tel degré. Devant la poussée des épineux tout au long des parcours pastoraux, l’éleveur a pratiqué longtemps et pratique encore la mise à feu.

Pommier dans une haie
Pommier dans une haie
Prolonger l’agriculture de conservation et régénération des sols par un ré-embocagement des paysages agricoles, ici avec des haies incluant des pommiers d’ornement.
(crédit : Christian Bouchot (55, Meuse, 18 avril 2020))

Faire grief à l’agriculteur de supprimer ce qu’il a lui-même indirectement créé dans son champ (substrat désormais artificiel : agrosystème ou agro-écosystème) pourrait faire l’objet d’un débat de fond. Si la terre « appartient » à celui qui la travaille, si l’agriculteur est maître de son système de culture, pourquoi lui reprocher un certain nombre des techniques qu’il emploie ? Ce qui peut, et doit même être discuté, ce sont certains abus de fertilisants, de produits phytosanitaires ; ce qui doit être fourni à l’exploitant c’est un herbicide de qualité contrôlé vis à vis des risques d’emploi pour l’agriculteur, des risques de résidus pour les consommateurs, des risques de pollution des nappes aquifères, des risques de résidus à des doses incompatibles dans les récoltes. Ce n’est pas la place, ici, de développer ce problème mais il faut toujours dans ce cas faire la juste part des responsabilités à tous les échelons.

Trompé par les techniques préconisées

Si nous regrettons d’avoir perdu bleuets et coquelicots [en grandes cultures dans les années 1980], sachons que c’est aux cultivateurs que nous devons de les avoir connus. Sans le long cheminement du blé, depuis le Moyen-Orient jusqu’à la pointe de la Bretagne, ces deux espèces, et bien d’autres aussi belles, vivraient, chichement sans aucun doute, sur les hauts plateaux de l’Asie-mineure, loin de nos regards. Les symboles que nous leur attachons n’auraient jamais vu le jour. Mais le blé qui ondoie et le damier jaune du colza, le printemps fleuri des vergers et l’automne rougeoyant du vignoble n ’ont rien perdu de leur beauté. Nous devons encore cela aux agriculteurs et aux viticulteurs. En dehors de notre pain et vin quotidiens. Par contre l’exploitant qui, trompé par les techniques préconisées, a permis sans le vouloir que son champ de maïs-ensilage soit fortement infesté de plantes aussi toxiques que la Petite Ciguë, la Grande Ciguë, la Datura stramoine, la Morelle noire, la Bryone, a le devoir de mettre tout en œuvre pour que ces espèces régressent et même disparaissent, comme jadis la loi imposait (et impose d’ailleurs toujours) d’échardonner manuellement. C’est à la profession en général de mettre au point produits et techniques qui évitent d’aggraver le problème de plus en plus complexe du désherbage, de le maintenir dans une marge de sécurité contrôlée, au meilleur profit de l’agriculteur, du consommateur et surtout de l’environnement (la triple exigence, une gageure ?). 
La microflore des sols est encore assez diversifiée pour que certains de ses microorganismes restent nos plus sûrs alliés pour réguler dans le sol le destin d’une partie des molécules organiques qui viennent s’y stocker ; résistera-t-elle à l’excès de rationalisation, et dans le cas du désherbage à l’éradication totale de la flore cultigène ? Cette éradication est-elle d’ailleurs possible ? Apparemment non, puisque nous avons vu que chaque problème de mauvaise herbe en amène un autre ; l’extension des vivaces en est une excellente confirmation. »

Conclusion prémonitoire

Sol vivant
Sol vivant
Concilier profusion de diversité de vie dans les sols et agriculture « au meilleur profit de l’agriculteur, du consommateur et surtout de l’environnement, la triple exigence » qu’appelait de ses vœux Jacques Montégut.
(crédit : Jean-Pierre Sarthou (31, Haute Garonne, 4 nov. 2010))

Entame saisissante et conclusion prémonitoire, avec l’évocation du pouvoir régulateur de la vie microbienne dans les sols. Pouvoir exalté lorsque les sols sont revivifiés en profondeur et en surface par la mise en jeu et la valorisation maximale d’une grande diversité de couverts alternés ou associés avec les cultures de rente. Ce grouillement de vie dans les sols agricoles rassurant pour le futur de l’agriculture est facilement observable chez les ACSistes, souvent d’abord TCSistes pour les plus anciens, parfois SDistes d’emblée pour les plus récents, qui généralement installent aussi des haies ou des arbres là où il n’y en avait plus. Agriculteurs et éleveurs écologiquement avancés et engagés dans une spirale vertueuse et climatiquement intelligente les rendant de moins en moins dépendants des produits de l’agrochimie, alors utilisés avec parcimonie et à bon escient. Jacques Montégut craignait à raison que la remédiation microbienne soit mise en péril par les excès du modèle agricole développé après-guerre toujours plus productiviste, modèle entre-temps devenu conventionnel et qu’en bio-écologue inquiet et avisé, il voyait devenir de plus en plus dévitalisant pour les sols.
Jacques Montégut serait heureux de pouvoir constater et soutenir aujourd’hui, 15 ans après son décès, l’ampleur et la robustesse de l’alliance qu’il appelait de ses vœux en 1983 entre la potentielle vitalité des sols et un modèle d’agriculture post-conventionnel : l’alliance pactée et magnifiquement mise en œuvre au sein de l’agriculture dite de conservation (et de régénération des sols, rehaussés par les vers de terre) qui lentement mais sûrement, gagne du terrain et génère enthousiasme et espoir dans la durée. Apparemment l’actuel ministre de l’agriculture a bien compris l’importance et la dynamique de cette alliance, qu’il a le cran de défendre dans les médias, quitte à tolérer et soutenir positivement un peu de glyphosate en marge d’une phytomasse abondante et biodiverse (les couverts) au centre de systèmes de culture multi-performants (gageure gagnée !), justement pour renforcer cette alliance entre agriculture et sols vivants, avec leurs enzymes gloutons, avides entre autres molécules de ce phosphonate à la glycine tant décrié…
Jacques Montégut fut le pionnier français de l’enseignement de la malherbologie agricole. En cours et sur le terrain, il suscitait admiration et enthousiasme, balayant large (érudition multidisciplinaire et profondeur historico-géographique) et concluant juste (de l’identification des traits de vie à la modélisation en types biologiques et successions phyto-sociologiques). Puisse ce modeste hommage être l’occasion d’en susciter de plus complets et solennels à l’approche du centenaire de sa naissance, en 1925.

Références
• sur Jacques Montégut : https://phyteis.fr/ressources/bibliographies-de-reference/
• sur l’intoxication des chevaux camarguais : https://www.leparisien.fr/gard-30/foin-contamine-alerte-a-ladonis-dautomne-lherbe-tueuse-de-chevaux-26-09-2021-BL2JX2XSBJAWXPW7EGU5W6MKFY.php, consulté le 10/02/2022
• sur les risques de contamination des fourrages et aliments par des plantes vénéneuses : https://www.action-arvalis.fr/Mener-des-travaux-sur-les-plantes-toxiques