Avec ce numéro spécial Sima, qui marque également les douze ans de la revue TCS, il est intéressant de faire une petite rétrospective, de considérer les acquis mais aussi et surtout de se projeter dans l’avenir. Si dans ce laps de temps relativement court, nous avons énormément évolué dans nos approches et techniques, nos conditions de production et surtout notre environnement socio-économique ont eux, en revanche, complètement changé. Nous sommes passés d’une période de pléthore, où les ressources semblaient, encore pour beaucoup, inépuisables avec une production agricole en excès chronique qui pesait sur les cours, à un monde où rareté est en train de devenir le maître mot. Rareté des ressources, de l’énergie mais aussi des engrais comme de beaucoup de matières premières mais aussi rareté des produits agricoles qui affolent les marchés largement amplifiés par la spéculation financière. Nous sommes aussi passés d’une période de stabilité relative permettant de prévoir, à beaucoup de volatilité à la hausse comme à la baisse. Dans ce nouvel environnement où les règles changent très vite, il faudra plus que jamais continuer de produire tout en maîtrisant au mieux les coûts de production : situation qui renforce l’intérêt de l’agriculture de conservation dont la cohérence ne cesse de se consolider. Sur cette période, nous avons tout d’abord évolué du non-labour ou semis direct à des interventions plus précises et ciblées. Aujourd’hui nous ne sommes plus dans la suppression des interventions mais dans le raisonnement en fonction des conditions de sol et de culture. À ce titre, le strip-till, qui était en Amérique du Nord le moyen de sécuriser les implantations de maïs et dont nous avons soutenu le développement, est en train d’exploser en France. Beaucoup de producteurs de maïs mais aussi de tournesol et dans une moindre mesure de betterave ont progressé grâce à cette approche mixte avec un panel d’outils et de solutions techniques aujourd’hui largement élargi. L’impact et l’engouement sont encore plus forts en colza où le strip-till apporte tellement de sécurité d’implantations et de réussite qu’il est même en train de faire basculer des agriculteurs conventionnels vers la simplification du travail du sol.
Si l’économie de carburant et de mécanisation reste l’une des principales motivations de la simplification du travail du sol, elle ouvre les portes vers des systèmes globalement beaucoup moins énergivores. Avec les couverts, les légumineuses en mélanges, en associations et en cultures, les économies d’azote (la plus grande source de consommation énergétique de l’agriculture française), sont de plus en plus significatives. La valorisation des couverts et des dérobées pour les éleveurs, tout comme la limitation de l’évaporation de l’eau grâce au mulch laissé en surface apportent aussi des économies complémentaires de fourrage, de protéines, d’eau et donc d’énergie. Bien que l’acquis soit déjà conséquent, il nous reste encore beaucoup de sources d’économie complémentaires dans la fertilisation, la valorisation des effluents d’élevage, le transport avant de penser à réellement produire de l’énergie, une orientation tout à fait complémentaire. Que ce soit sous l’angle ressource ou pollution, l’énergie risque bien de devenir un élément central et les bilans économiques de nos entreprises agricoles vont inexorablement se rapprocher des bilans énergétiques.
Au départ, TCS pouvait aussi signifier techniques de conservation des sols mais avec le recul, nous avons progressivement évolué vers des impacts environnementaux plus globaux. Déjà, dans beaucoup de cas, il ne s’agit plus de préserver mais de redonner vie aux sols en les protégeant mais aussi en laissant à leur surface une nourriture abondante et variée. Le vocabulaire s’est également adapté pour traduire notre nouvelle perception. Ainsi on ne parle plus de structure mais d’organisation structurale, ni de fertilité mais de volant d’autofertilité. L’agriculteur devient progressivement un « éleveur » de sol sachant que plus celui-ci sera en santé, plus il pourra retirer, sans risque, le travail mécanique mais aussi réduire beaucoup d’autres intrants. En complément et si notre quête pour plus de matière organique nous place comme des acteurs qui, aujourd’hui, séquestrent plus de carbone qu’ils en émettent, la recherche de sols vivants nous a conduits des vers de terre à la biodiversité fonctionnelle. Ainsi, les carabes ont commencé à gérer les limaces, les syrphes et les érigones encouragés par les couverts s’occupent des pucerons et les renards, rapaces et hérons tentent de réguler les campagnols. Ce ne sont là que quelques exemples qui reviennent souvent dans nos réflexions mais qui montrent bien ce changement fondamental de considération du vivant au sein et en périphérie des parcelles agricoles. Encourager la vie et la diversité biologique nous apporte en retour d’importants bénéfices difficilement quantifiables et dont nous ne sommes pas encore assez conscients. La nature finira toujours par imposer dans les champs la diversité que nous refusons d’apporter. Plutôt que de lutter, il est beaucoup plus judicieux mais aussi économique, même si cela peut sembler plus compliqué à première vue, de comprendre les relations naturelles et le fonctionnement des écosystèmes pour les accompagner plutôt que de rester dans une stratégie de lutte et de conflit.
Sur cette période, nous avons aussi fait des couverts, trop considérés comme une contrainte, des outils agronomiques performants. En passant de l’approche Cipan, avec de la moutarde ou de l’avoine pour une production de matière sèche réduite, au concept « biomax » avec des mélanges, qui dépassent facilement les 5 à 6 t de MS/ha pour atteindre 10 t de MS/ha, les couverts sont devenus, plus que des recycleurs d’azote, des promoteurs de fertilité. Ils permettent ainsi de redresser rapidement l’état physique et organique des sols, nourrissent leur activité biologique, facilitent la gestion du salissement et la pratique du semis direct tout en développant l’autofertilité surtout lorsque les mélanges contiennent des légumineuses. Bien que l’approche soit aujourd’hui relativement bien cadrée et maîtrisée, il reste encore beaucoup d’espèces intéressantes à tester et à valider pour continuer de nous diriger vers le concept de « plante outil agronomique ». Il faut enfin signaler que c’est aussi le développement de couverts performants qui a encouragé les réflexions sur le roulage comme moyen de destruction économique et efficace qui est une technique de mieux en mieux maîtrisée et qui commence même à se développer dans les milieux conventionnels.
Côté fertilisation et après de réels soucis de faim d’azote, nous avons développé le concept de l’autofertilité : restaurer le statut organique des sols séquestre aussi momentanément de l’azote. Ce phénomène est d’autant plus sévère que la suppression du travail est totale et que la fertilité de départ est limitée. Mais nous avons appris à contourner cette difficulté par une anticipation des apports, une surfertilisation ponctuelle, des légumineuses dans les couverts et la rotation. Avec suffisamment de recul, le retour sur investissement est cependant bien réel et les économies significatives. En complément, la localisation de la fertilisation, au regard du dossier de ce TCS, peut certainement encore nous permettre de progresser dans l’accompagnement précoce des cultures et de continuer à gagner en efficacité avec des bénéfices complémentaires intéressants comme en matière de gestion du salissement. Enfin concentrés sur la matière organique et l’activité biologique, nous avons certainement trop laissé de côté les aspects chimiques et surtout les oligo-éléments et les notions d’équilibre que nous devons réintégrer dans nos recherches et raisonnements en matière de fertilité.
Pour ce qui est du salissement, nous sommes passés d’une contrainte de désherbage à l’agriculture écologiquement intensive (AEI). C’est certainement dans ce domaine que nous avons enregistré les plus gros progrès ces dernières années. Si l’adaptation des rotations avec des légumineuses et le concept 2/2 a apporté des solutions concrètes en matière de gestion du salissement, l’association des cultures avec des plantes de service est une véritable révolution qui est en train de s’étendre comme une traînée de poudre avec le colza où les itinéraires commencent à être relativement bien validés. Récolter plus avec moins de travail, moins d’engrais et de phyto est maintenant une réalité dans les parcelles, une orientation et une réussite qui illustrent bien ce qu’est l’AEI et démontrent tout son potentiel. Si nous avons trouvé en grande partie les cocktails de plantes à associer avec le colza, beaucoup d’autres cultures sont encore orphelines et montrent l’ampleur de la tâche mais aussi des bénéfices qui nous attendent dans ce domaine.
De l’approche très céréalière des débuts, l’AC débouche aujourd’hui sur des systèmes encore plus performants en élevage. Bien que la surface exploitée multiplie les économies de temps et de mécanisation, l’élevage introduit d’autres paramètres et options très complémentaires. La meilleure intégration des produits organiques avec le mulch mais aussi la portance des sols permet de mieux valoriser et de transformer les effluents en engrais de ferme limitant par la même occasion les soucis de faim d’azote. Le remplacement des couverts par des dérobées ou des méteils apporte plus de nourriture diversifiée à moindre coût aux troupeaux ce qui, de plus, permet de dégager des surfaces en cultures de vente. Enfin, le semis direct autorise sans risque de recharger ou cultiver les prairies voire de concevoir des approches de production fourragère sur couvert permanent extrêmement performantes. Nous avons dans ce domaine encore beaucoup à faire avec d’importantes sources de progrès.
Au regard de l’ensemble de ces éléments, nous pouvons être assez satisfaits du parcours et des progrès qui font aujourd’hui de l’agriculture de conservation une orientation technique sécurisée et à portée d’un grand nombre d’agriculteurs. C’est parce que nous avons accepté de nous éloigner des approches un peu simplistes du départ que nous avons pu nous ouvrir à d’autres raisonnements, sources d’idées et d’innovations. Si la simplification du travail du sol a été et restera pour beaucoup une porte d’entrée motivante, le moyen de renverser un mode de pensée établi, ce n’est plus l’objectif central mais un élément majeur du système, un outil permettant de mettre en place des modes de gestion plus performants. Ainsi avec ce recul, notre orientation s’est bien étoffée, fortement enrichie et correctement calée grâce aux expériences et observations de tous, tout en glissant progressivement vers une approche plus globale de recherche d’efficacité basée sur le mimétisme des milieux naturels : un domaine extrêmement riche et diversifié par définition où il nous reste encore beaucoup à apprendre pour continuer de toujours progresser ensemble vers plus d’efficience.