Alors que l’Europe est plutôt favorable aux accords commerciaux avec les pays du Mercosur, Bruxelles donne des signes de retour vers la productivité ou au moins, une recherche d’autonomie alimentaire. Nous sommes certainement arrivés à l’émergence d’un retournement de situation intéressant. Comme pour l’énergie, le contexte international très perturbé, les crises intérieures, les soucis climatiques et globalement le malaise qui secoue le monde agricole, incitent nos dirigeants à, peut-être, retrouver des voies raisonnables et une forme de compromis. Ce changement de cap, s’il se concrétise, ne doit pas être un retour en arrière mais une opportunité pour avancer sur les chemins de l’agroécologie pratique. Pour que cette bascule soit une vraie réussite, il va falloir une adhésion forte des producteurs mais également une compréhension de la majorité du grand public en attente d’une agriculture plus locale, plus qualitative, plus « verte » mais sans augmentation de son budget alimentaire.
Les indicateurs environnementaux sont plus complexes et trop ciblés
Au-delà d’une vision claire et de mesures incitatives, si les aspects économiques sont faciles à appréhender, les indicateurs « environnementaux » sont plus complexes et trop ciblés.
Il y a 20 ans, le bilan Planète considérait déjà la dépense énergétique avec le calcul d’un bilan exprimé en Litre Équivalent Pétrole/ha (LEP/ha). Il s’agissait d’une comptabilisation de l’énergie directe (GNR) et indirecte (le matériel) consommée par la mécanisation et les autres intrants, mise en opposition avec l’énergie produite/stockée dans les récoles. Bien que partielle, cette approche nous a rapidement permis de voir l’impact de la mécanisation et des engrais azotés.
Aujourd’hui en Lituanie, il est possible de toucher une subvention pour un semoir de semis direct mais en retour, c’est 3 000 litres de moins de GNR détaxés par mètre de largeur de semoir. Il peut en découler des mesures simples et faciles à comprendre tout en laissant de la flexibilité aux acteurs.
Plus récemment, avec l’objectif de limiter la chimie en agriculture, Les IFTs (Indice de Fréquence de Traitement) se sont centrés sur les applications phyto. Cette évaluation apporte une référence mais comme le calcul est assez compliqué et perçu souvent comme une contrainte, il est mal valorisé. Il aurait peut-être mieux valu passer par seulement un coût phyto/ha ou par tonne produite et faire une moyenne sur la ferme, afin d’encourager une approche système doublée d’une approche économique facile à comprendre.
Au niveau du travail du sol, il est aussi possible d’utiliser l’indicateur STIR (Soil Tillage Intensive Rating : indicateur de la perturbation du sol). Développé par l’USDA depuis 2012, il se calcule d’après la vitesse, la profondeur, le type de travail du sol ainsi que la surface perturbée. D’apparence simple, il reste assez complexe à renseigner. Il trouve aussi ses limites dans le cas du semis de couvert voire du couvert relais : il comptabilise à chaque fois un passage de semoir et donc une « faible » perturbation, sans tenir compte des aspects positifs des plantes et des racines vivantes sur le sol !
Enfin, il y a une pléiade d’indicateurs de la biodiversité. Comme le sujet est très vaste et que chacun a tendance à considérer son segment d’intérêt comme essentiel, la foire est ouverte ! Les vers de terre, à la fois ingénieurs du sol, décomposeurs de matières organiques et répartiteurs d’activités biologiques, nous semblent légitimement intéressants. Leur évaluation « scientifique » est cependant compliquée même si un simple coup de bêche nous renseigne sur leur présence et leur dynamique. Alors que dire des mycorhizes mesurées en laboratoire qui nous donnent aujourd’hui plusieurs centaines d’ADN différents ? Cette biodiversité, qu’il faut encourager, semble cependant une forme de fourre-tout où il est facile de se perdre voire de s’opposer.
Il est urgent de réfléchir à des approches plus systémiques
Ces exemples montrent bien la difficulté du choix des indicateurs et de leur utilisation pour juger de la pertinence des pratiques agricoles, notamment sous l’angle environnemental. Il s’agit toujours d’un coup de loupe sur un seul élément d’un agroécosystème beaucoup plus large. De plus, l’angle choisi et utilisé par l’indicateur a souvent tendance à orienter les résultats et donc les objectifs vers les sensibilités et les attentes des personnes ou groupes qui en sont à l’origine. Bien qu’il reste souhaitable de conserver ces outils comme sources d’information, évitons qu’ils conduisent à un égrainage de réglementations mal perçues et des politiques de moyens. Il est urgent de réfléchir à des approches plus systémiques. Le carbone pourrait tout à fait occuper une place centrale :
• C’est en premier lieu le constituant principal des matières organiques du sol : un élément essentiel de la stabilité structurale et de la fertilité auquel sont sensibles la grande majorité d’agriculteurs.
• Si des apports organiques peuvent participer au maintien et au développement du carbone dans les sols, bien qu’ils proviennent souvent d’autres parcelles, seulement des pratiques comme des couverts performants en intercultures, la minimisation voire la suppression du travail du sol, peuvent contribuer à une croissance du statut organique des sols agricoles.
• De bons rendements sont aussi des facteurs de croissance organique par le retour des racines, des chaumes et même des résidus de cultures. C’est généralement plus de biomasse dont une partie peut être déviée pour alimenter des animaux mais aussi produire de l’énergie via les biocarburants ou la méthanisation.
• Par une meilleure conservation de l’azote dans le système, voire une entrée par les légumineuses, c’est, en plus d’économies potentielles à terme, une réduction des impacts des engrais azotés de synthèse en termes d’énergie, qualité de l’eau et GES.
• Comme il faut une fertilisation minérale bien calée pour soutenir cette croissance en carbone, c’est une activité biologique plus diverse et performante et des produits alimentaires plus « denses » avec une meilleure qualité nutritionnelle.
• La recherche de sols plus performants avec des cultures en meilleure santé et des systèmes qui encouragent la diversité biologique dans le sol comme à la surface à l’instar des couverts biomax et/ou des colzas associés, c’est automatiquement une réduction des utilisations de biocides.
• En parallèle, c’est une amélioration de la gestion de l’eau via une meilleure infiltration et stockage pouvant réduire les besoins d’irrigation. C’est aussi une réduction des risques d’inondation et une rapide amélioration de la qualité de l’eau dans les nappes et les rivières.
• Des approches agronomiques très centrées carbone sont également le moyen de gagner en résilience climatique. Ce sont déjà des pratiques culturales qui protègent et refroidissent les sols localement en été tout en ayant un impact global avec la séquestration d’une partie du carbone atmosphérique via la photosynthèse.
• Les crédits ou certificats carbone sont un marché émergeant mais qui devrait croitre avec la recherche de neutralisation des filières agricoles comme de nombreux autres acteurs économiques. Il s’agit ici d’une aubaine et d’un bonus d’encouragement pour continuer de progresser et de participer activement à la mitigation du changement climatique. À ce niveau, l’introduction du coût carbone aux transports est certainement un moyen supplémentaire d’encourager une relocalisation des marchés par des différentiels de prix ou taxe carbone.
• Alors que l’agriculture est généralement mal comprise, le carbone est intégré par une partie du grand public, des influenceurs et des décideurs pouvant apporter une nouvelle reconnaissance.
• Enfin, la mesure du carbone dans les sols, même s’il s’agit d’opérations plus compliquées qu’elles ne semblent, est possible et très concrète. Il est également envisageable de suivre l’évolution potentielle par des bilans humiques mais aussi la biomasse des couverts que l’on va prochainement évaluer simplement par satellite.
(A relire, un dossier dans TCS consacré au carbone et aux énergies)
Le carbone est un indicateur de rentabilité, voire de compétitivité
Au regard de tous ces éléments, le côté très synthétique et systémique du carbone est attrayant. Loin d’être une énième réglementation pour les agriculteurs, il reste synonyme de productivité, de progrès et d’économie. Le carbone est un indicateur de rentabilité voire de compétitivité tout en laissant la possibilité aux acteurs d’arbitrer pour trouver les meilleurs compromis en fonction des productions, situations de sols et climats mais aussi des opportunités de marché. La possibilité de mesurer et de suivre les flux de carbone pourrait nous orienter vers une politique de résultats beaucoup plus saine, qui permet de sortir des oppositions, des prétentions et des clivages dont souffre trop l’agriculture. Un recentrage sur le carbone peut être une approche économe pour la communauté comme une bonne partie des soutiens proviendra d’acteurs souhaitant encourager ce type d’agriculture pour compenser leurs propres émissions. Ces nouveaux liens sont certainement une opportunité vers plus de compréhension et même de nouvelles relations positives. Une orientation carbone doit déboucher sur une agriculture moins administrée, contrôlée, ce qu’attendent de nombreux producteurs, pour une agriculture qui repose beaucoup plus sur les connaissances agronomiques, l’écologie appliquée, la recherche et l’innovation : une agriculture qui peut ré-enthousiasmer les producteurs et surtout les jeunes dont nous avons besoin pour relever tous ces défis. Enfin avec l’approche carbone, les aspects environnementaux couvrant un très large spectre de la qualité de l’eau à la biodiversité sans oublier la forte orientation vers la mitigation du changement climatique, sont extrêmement bien pris en compte. Cependant la bonne gestion de ces aspects environnementaux n’est que la conséquence d’approches agronomiques et économiques cohérentes.
Sans prétendre que le recentrage d’une partie de la politique agricole sur le carbone pourrait permettre de solutionner tous les problèmes, sa simplicité, sa systémique et son caractère très concret offrent un tremplin habile qu’il est important de saisir rapidement.