En matière de vie du sol, tout est partout mais l’environnement choisit

Edito TCS 128 juin/juillet/août 2024
À la recherche de produits de qualité, d’une résilience de l’approvisionnement ou simplement d’une approche marketing, les grands industriels et transformateurs ont soudainement un regain d’intérêt pour l’agronomie et les sols. À titre d’exemple, Nestlé ambitionne de sourcer 50 % de ses principaux ingrédients auprès de fermes régénératives. McCain veut faire de même avec les pommes de terre, Danone France vise les 100 % d’ici 2025 et bien d’autres leur emboîtent le pas.
Qu’il s’agisse d’un effet d’annonce, de verdissement ou de recherche de marge nouvelle, cet engouement pour le régénératif va certainement avoir des répercussions sur les pratiques agricoles. Cependant, et si les définitions de l’Agriculture de Conservation des Sols étaient assez claires avec trois piliers bien définis, entre autres par la FAO, les contours de l’Agriculture régénératrice sont beaucoup plus flous et contrairement à d’autres labels, il n’existe pas de définition réglementaire. Cette nouvelle terminologie ouvre donc sur une grande hétérogénéité d’approches avec cependant un socle commun proche de l’ACS. Malgré des écarts de pratiques assez larges où chacun peut se décréter régénératif, cette orientation forte va mettre en avant la cohérence de nos pratiques et risque de ramener beaucoup d’experts aux réalités de l’agriculture, du vivant et des sols avec lesquels il est difficile de tricher.

Premier engouement : le carbone

Au-delà des pratiques culturales, la première entrée régénérative est le carbone que seul l’agriculture et la sylviculture peuvent capter dans l’air pour réduire le réchauffement climatique et l’injecter dans les sols sous forme de matières organiques où là, il devient formidablement utile. Aujourd’hui, le sujet se démocratise et de nombreux programmes et modèles commencent à se mettre en place avec une diversité d’approches qui ne reconnaissent pas toujours l’impact positif de la réduction, voire de la suppression du travail du sol. Cependant et avec le temps, les calculs théoriques et les évaluations seront rattrapés par la réalité et les vraies mesures d’évolution dans les champs.

Deuxième engouement : la vie du sol

La vie du sol est l’autre angle de cet engouement et régénérer la biologie des sols devrait tout solutionner. Beaucoup s’appuient sur différents types d’amendements ou d’inoculants pour améliorer les communautés microbiennes. Est-ce si simple d’injecter/importer du « bon » vivant dans les sols et pour quelle efficacité ?
Il faut premièrement être conscient que les microbes du sol sont extrêmement sensibles aux changements de leur micro-environnement comme l’ensemble des êtres vivants. Chaque milieu ou niche spécifique peut héberger une combinaison de microbes avec des niveaux de populations uniques. C’est la diversité des micro-habitats qui favorise la diversité microbienne que nous pouvons accueillir et développer dans les sols. En fait, ce sont d’abord les conditions environnementales qui déterminent qui prospère. Des bactéries ou des champignons, élevés dans un compost ou un fumier riche en carbone, humide et chaud, vont trouver les conditions certainement plus fraîches, plus sèches avec beaucoup moins de nourriture dans le sol. En plus d’arriver en territoire hostile, une communauté bien adaptée de microbes indigènes bien enracinés dans leur habitat favori attend également les nouveaux venus. D’un point de vue écologique, les individus envahisseurs n’ont aucune chance et ces derniers risquent de devenir une nourriture pour les locaux. Cette barrière biologique et environnementale, qui apporte une certaine stabilité, présente également un obstacle aux efforts d’inoculation avec les légumineuses notamment.
Par conséquent, qu’il s’agisse de fumiers, de composts, de thés, d’extraits fermentés et toutes autres décoctions, les effets bénéfiques de ces produits sont probablement plus liés à d’autres éléments qu’à leur biologie. Pour les premiers, ce sont les ressources en carbone et fertilité qui priment et pour les autres, il s’agit certainement de micronutriments, de phytohormones, d’enzymes ou d’autres composants et molécules dissoutes.

Schlatter et al. (2022) ont examiné les bactéries et les champignons dans le fumier liquide d’un troupeau laitier. 60 jours après l’application du fumier, ils ont trouvé moins de 5 % des bactéries du fumier qui survivaient dans le sol. Les champignons transmis par le fumier sont également morts rapidement. Même lorsqu’il est appliqué sur un sol stérilisé, « l’environnement du sol choisit ». Les auteurs concluent que « Les sols semblent fournir une forte barrière contre l’invasion des champignons et des bactéries transmis par le fumier ».

L’exemple des graines

Il faut également faire confiance au vivant pour son énorme capacité de survie et de dissémination. «  Tout est partout mais l’environnement choisit  », comme l’affirment certains naturalistes. Les graines, par exemple, contiennent et transportent une forme de microbiote. Elles sont donc équipées pour inoculer le sol au moment de la germination et ensuite alimenter, voire abriter cette biologie spécifique. C’est d’ailleurs en partie pour cette capacité à survivre dans le sol et à se disséminer avec les semences que nous n’avons pas vraiment besoin d’inoculer la grande majorité des légumineuses. La simple présence de la plante et d’un niveau d’azote réduit, si les conditions de milieux sont favorables (aération, humidité, pH….), vont entrainer l’apparition des nodosités. C’est ainsi qu’en semant une grande variété de cultures et aussi de plantes très différentes dans les couverts, nous importons et nous encourageons une diversité biologique que nous cultivons dans le sol qui fonctionne comme une forme d’incubateur. Ainsi et comme nous l’a enseigné Jill Clapperton (Rhizoterra ; USA) : « La diversité végétale à la surface du sol est souvent le miroir de la diversité biologique souterraine ».

En complément, le mythe que la biologie du sol puisse produire de la fertilité est un leurre. Qu’il s’agisse de bactéries, de champignons ou de protozoaires du sol, comme des vaches, des moutons ou des poules et tout le vivant, ces acteurs ont d’abord besoin d’énergie et donc de produits carbonés ; chacun ayant sa place spécifique dans le système pour récupérer l’énergie solaire emmagasinée par les végétaux au travers de la photosynthèse. Ainsi et aussi paradoxalement que cela puisse paraître, plus un sol sera vivant et plus il émettra de CO2 et d’autres GES. L’azote principalement et le reste de la fertilité mis à disposition des plantes ne sont que le « déchet » de leur métabolisme. Cependant, cette activité biologique ne crée pas de fertilité ; elle ne fait que recycler les éléments qu’elle trouve dans les résidus organiques qu’elle consomme. Il convient donc que ces éléments soient déjà présents sous une forme ou une autre ou qu’ils soient importés par des amendements ou des engrais. Un programme de fertilisation réduit avec des cultures exportatrices, sans retour de fertilité, ne pourra qu’entraîner un déstockage du carbone et un appauvrissement des sols en fertilité minérale.

La faim d’azote

En parallèle, une partie de la minéralité disponible comme l’azote, le phosphore et le calcium mais également tous les autres éléments et oligos, vont participer à la constitution de leurs propres corps. Si le milieu est carencé, l’activité biologique sera également carencée, ce qui peut entraîner des dysfonctionnements. C’est pour cette raison que la qualité des équilibres minéraux est non seulement essentielle pour les cultures mais aussi pour le bon fonctionnement de l’activité biologique. En complément, il faut intégrer qu’une croissance de l’activité biologique peut entraîner une immobilisation ponctuelle de minéralité la constituant. C’est le cas de la faim d’azote où la multiplication de l’activité biologique de décomposition de résidus riches en carbone confisque l’azote du milieu pour se développer. Cet azote et les restes de la minéralité qui constituent cette activité biologique ne seront restitués progressivement aux cultures et couverts végétaux qu’à la mort et la consommation/dégradation de ces individus par un relais d’acteurs venant à leur tour récupérer l’énergie qui reste disponible.
Ainsi et comme c’est la gestion de l’environnement sol qui domine dans ce débat sur l’activité biologique, les pratiques de l’Agriculture de Conservation restent centrales :
  Limiter, voire supprimer tout travail mécanique pour ne pas perturber ce milieu complexe mais fragile qu’est le sol.
  Conserver une couverture, de préférence vivante, pour limiter les agressions, principalement thermiques, mais aussi conserver l’humidité pour que la vie puisse continuer de prospérer.
  Enchaîner un maximum de cultures et de couverts afin d’apporter une ressource alimentaire conséquente mais aussi diversifiée et qualitative grâce aux résidus, aux racines et aux exsudats racinaires. Il est également important d’assurer une certaine forme de continuité dans le temps. Ainsi et en matière de biologie du sol, les couverts végétaux jouent donc un rôle central.
Tout n’est peut-être pas partout mais la redondance de l’ensemble de l’activité biologique de vos sols rend probable que tout soit déjà présent ou puisse s’inviter de lui-même. L’environnement que vous déterminez par l’intermédiaire de vos pratiques culturales va sélectionner ce qui prospérera. Continuer de préserver et « cultiver » vos sols ; ils sélectionneront et développeront la biologie dont vous avez besoin.