Séquestration du carbone et mitigation du changement climatique

Edito TCS 129 septembre/octobre 2024Bien que l’année que nous venons de subir puisse nous amener à douter du réchauffement climatique, ce qui se passe dans d’autres parties du monde doit nous inviter à continuer d’agir. Comme l’agriculture est l’activité qui est en première ligne, il est toujours préférable d’anticiper compte tenu de l’inertie qu’impliquent les systèmes agricoles. Cependant, la bonne nouvelle est qu’une grande partie des pratiques d’adaptation au changement climatique, avec l’angle ACS, concoure à l’amélioration de l’efficacité et donc la rentabilité des exploitations agricoles, tout en étant d’importants facteurs d’atténuation du changement climatique local et global : la photosynthèse et le carbone sont au centre des débats et des attentes.
À ce titre, le terme séquestration du carbone est devenu une terminologie à la mode. L’idée est une réduction du C de l’atmosphère par du stockage, dans le sol par exemple. Cette action, qui est censée compenser partiellement les émissions anthropiques de Gaz à Effet de Serre (GES), est donc un élément important du puzzle d’atténuation du changement climatique. Cependant, le terme « séquestration du carbone » est souvent utilisé de manière trompeuse et peut conduire à des conclusions biaisées et des attentes exagérées.
Il est clair que les sols agricoles ont un potentiel considérable pour stocker du carbone, alors que beaucoup sont toujours dans un état de perte continue ou de stagnation basse. Dans de tels cas, les mesures visant à régénérer le carbone du sol ne conduiront qu’à une atténuation des pertes de carbone plutôt qu’à une séquestration réelle et à des émissions négatives. Par ailleurs, toutes les séquestrations du carbone n’entraîneront pas systématiquement une atténuation du changement climatique surtout lorsque les autres émissions de GES sont prises en considération. Il convient donc d’être clair sur plusieurs termes : la séquestration du carbone dans les sols, l’atténuation des pertes en Matières Organiques des Sols (MOS), les émissions négatives et l’atténuation du changement climatique, afin d’éviter des malentendus entre les différentes parties prenantes.

La permanence du stockage du carbone dans les sols souvent questionnée

Il existe des points de vue divergents sur la permanence de la séquestration du carbone. Si le stockage dans des formations géologiques ou les profondeurs de l’océan est généralement regardé comme millénaire, les boisements sont considérés comme des puits de carbone, même si leur temps de stockage ne se mesure qu’en décennies. L’affaire est cependant plus compliquée pour les sols et les sols agricoles en particulier.
Le carbone lié dans la matière organique se trouve dans des flux continus. C’est la biomasse issue de la photosynthèse, les racines mais aussi les exsudats racinaires qui alimentent les entrées du pool Carbone Organique du Sol (COS). Simultanément, une grande partie de l’activité biologique s’en nourrit et décompose ce pool, libérant une grande partie du carbone sous la forme de CO2 respiré dans l’atmosphère. Ainsi, environ 80 % à 90 % du C entrant sous forme de biomasse végétale est respiré dans un délai de plusieurs mois à quelques années dans nos climats tempérés. Les changements observés dans les stocks de COS sont donc principalement liés au bilan de ces deux flux majeurs. Au regard des quantités en jeu, il faut cependant du temps pour faire bouger les lignes mais un pool de C aussi dynamique peut être amélioré, et les stocks supplémentaires peuvent probablement être préservés à long terme en adoptant des pratiques de gestion adaptées comme l’ACS. Dans tous les cas et même si la période pendant laquelle ce carbone organique supplémentaire réside dans le sol est temporaire, son impact climatique est toujours le bienvenu.

Un suivi compliqué mais réaliste

Les sols sont généralement une couche relativement mince entre l’atmosphère et le substrat rocheux ; cependant, dans certaines régions, ils peuvent être beaucoup plus profonds. C’est en fait ici que l’analyse de sol, que nous avons l’habitude de faire, montre toutes ses limites concernant les matières organiques et le carbone en particulier.
Dans un premier temps, il s’agit d’un taux qui est exprimée en % de terre fine et non d’une quantité. Une charge de cailloux peut ainsi faire varier, dans des proportions importantes, le niveau organique en quantité.
Même si elle est réalisée à profondeur régulière, elle ne tient pas compte de la fertilité ni même des manières organiques que l’on peut retrouver en profondeur dans de nombreux sols. Comme les racines descendent plus facilement en ACS et/ou avec des couverts permanents à enracinement profond, quelle est l’évolution des stocks organiques dans les couches sous-jacentes ?
Par ailleurs, une majorité d’analyses ne tient pas compte de la densité apparente qui peut, pour un même volume de sol, faire varier, de manière non négligeable, la masse étudiée.
Enfin, il n’est pas encore fait assez référence à la qualité de ces matières organiques qui sont extrêmement diverses. Seul un différentiel de carbone est mesuré auquel on applique arbitrairement un pourcentage (1,72 en général) pour le transformer en matières organiques quelles que soient leurs origines , leurs constitutions et même leurs propriétés.
C’est en partie pour toutes ces raisons, cette complexité et cette inertie que la majorité des approches « carbone » d’aujourd’hui sont basées sur des modèles. Leurs bases de référence sont légèrement différentes et comportent certainement beaucoup d’imperfections mais permettent d’avancer et surtout d’anticiper. Leurs calages sont également prudents voire très prudents, intégrant des marges de manœuvre confortables. Avec le temps, l’évolution des connaissances, et surtout les vérifications sur le terrain, ces modèles vont continuer de s’affiner avec certainement plus de séquestration potentielle à la clé.
C’est encore ici tout l’intérêt du carbone. Si le suivi réel des variations du stock d’un sol demande du temps, de la patience et restera toujours assez complexe, l’ouverture de ce dossier débouche cependant sur une multiplication des recherches et des méthodes d’analyses qui apportent beaucoup plus de compréhension sur l’impact des systèmes de productions agricoles mais aussi de précisions sur les flux et les potentialités de stockage. Malgré toutes ces difficultés, le choix du carbone comme moyen d’évaluation, au-delà d’être un élément central reliant positivement la fertilité des sols et l’atténuation du changement climatique via la photosynthèse, nous ramène sur une politique de résultats et non de moyens comme cela a trop été le cas.

Les « fuites » peuvent limiter l’impact climatique

La séquestration de carbone dans les sols fait référence aux flux d’atomes de C, mais dans le contexte plus large d’atténuation du changement climatique, l’effet de réchauffement des autres GES doit être intégré et, il est lui, exprimé en équivalents de CO2 (eCO2). Par conséquent, il n’y a élimination nette de carbone de l’atmosphère, appelée « émissions négatives » que si la somme de tous les flux de GES (en équivalent CO2) est négative.
L’évaluation du potentiel d’atténuation du changement climatique des stocks COS supplémentaires nécessite la comptabilisation des fuites.
Ainsi, la séquestration du carbone organique du sol fait référence à un flux net de C de l’atmosphère vers le sol mais ne signifie pas pour autant que l’impact climatique est négatif. C’est le cas si l’augmentation de stock de MOS est obtenue en favorisant la production de biomasse par une fertilisation supplémentaire de N excessive.
Par ailleurs, certains écosystèmes sont particulièrement riches en MOS, tels que les tourbières et certaines prairies. La protection de leurs stocks de carbone est importante pour l’atténuation du changement climatique, car beaucoup d’entre eux peuvent devenir de puissantes sources par conversion en terres agricoles avec des pratiques non appropriées. Par conséquent, des mesures de protection de ces stocks sont aussi des mesures d’atténuation du changement climatique même si l’objectif principal est, dans ce cas particulier, de réduire les émissions de GES plutôt que de séquestrer du carbone.
Finalement, plus un sol sera vivant et plus il va consommer des matières organiques et relarguer du CO2 mais aussi certainement un peu de N2O et de CH4 comme les ruminants puisque ce sont des fonctions de digestion des produits organiques assez similaires. En fait, même avec une belle croissance, l’équilibre entre les flux va très progressivement se réduire mais qu’on se rassure, il y a encore beaucoup de marge surtout si l’on considère l’ensemble de l’épaisseur de beaucoup de sols. Cependant et à terme, ce retour de plus de CO2 et d’autres GES sera largement compensé par la forte réduction des besoins en azote de synthèse mais aussi par une capacité de production certainement accrue grâce à une bien meilleure gestion de l’eau quelles que soient les turbulences de la météo.

Ce sont encore des modèles pour évaluer et comptabiliser les GES

L’agriculture est bien la seule activité que l’on peut regarder en termes de bilan sur le sujet du carbone. Selon les sources, elle représenterait entre 19 et 22 % du total des émissions, tous GES confondus. Cependant et comme nous vous l’avons fait déjà remarquer, le GIEC ignore, par simplicité, la partie du carbone qui est fixée par l’activité agricole et transmise pour nourrir l’ensemble de la population : il considère que ce carbone sera émis de toute manière. Il tient cependant compte des résidus et des racines qui restent au sol dans une approche d’agriculture conventionnelle. Ainsi et à titre d’exemple assez simple, un céréalier moyen va émettre 2 t eCO2/ha pour produire et intégrer 1 t eCO2/ha en retour. Son bilan climatique global sera donc négatif de simplement 1 t d’eCO2. Ce chiffre qui représente beaucoup, ramené à la surface, est assez peu au regard de la masse de carbone géré par l’activité agricole, de ce qu’il est possible d’obtenir avec des couverts performants, une adaptation/minimisation de la fertilisation azotée (comptablement très importante en termes de GES) et une réduction des dépenses énergétiques. Ainsi, passer d’émetteur à séquestreur net ne semble pas une opération si compliquée.
Enfin, ces calculs d’émissions reposent aussi sur des modèles et des simplifications avec beaucoup d’incertitudes, comme pour l’évaluation des fluctuations du carbone organique des sols, ce qui explique pourquoi il y a débat. Les réglages sont basés sur la science d’hier et d’aujourd’hui afin de minimiser les risques d’erreurs pour vraiment vendre des crédits carbone (CO2 séquestré ayant un réel impact sur le climat) et non du vent !

L’agriculture en première ligne

La neutralité carbone est devenue le « graal » aujourd’hui. Elle passera d’abord par une réduction de la consommation d’énergie, l’utilisation d’une proportion importante d’énergies renouvelables mais aussi par une limitation de l’utilisation de matières premières avec un maximum de recyclage. L’approche système n’est d’ailleurs pas si simple puisque celui-ci peut être en retour coûteux en énergie comme avec le verre.
Pour atteindre ou plus réellement s’approcher de cet objectif, il faudra donc trouver du carbone « négatif » ou « séquestré » et à ce niveau, seule l’agriculture et l’activité forestière, qui utilisent massivement la photosynthèse, possèdent cette capacité à un prix raisonnable.
Ainsi et à travers les modes d’évaluation des émissions des filières agroalimentaires, la partie de GES de la matière première agricole (Scope 3) peut représenter entre 10 et 40 % de l’impact climatique total. Il est donc important pour ces industries d’optimiser leurs activités, de réduire leurs consommations d’énergie et même leurs niveaux d’émissions mais, s’intéresser à la manière dont leurs matières premières sont produites, est également un puissant levier d’atténuation. Cette vision filière est d’autant plus intéressante que si l’activité agricole devient nette séquestrante de carbone, elle peut, en plus de réduire le niveau des émissions du produit fini, devenir un moyen de compenser des émissions en aval et donc de s’approcher encore plus de cette neutralité carbone tant convoitée. Alors pourquoi ne pas envisager un double bonus : la vente de crédits carbone associée à une prime pour la neutralisation climatique de la filière pour des denrées dirigées vers des marchés spécifiques.

Le carbone résumé parfait des cohérences de l’ACS

Le carbone est dans tous les cas un élément central en agriculture et les approches ACS en mesurent son importance. Même si la séquestration et les crédits carbone peuvent faire débat comme son réel impact sur la mitigation du changement climatique, ses bénéfices agronomiques restent essentiels et doivent rester le premier objectif.
Il apporte une bien meilleure gestion de l’eau, que ce soit lors de déficits ou d’excès tout en améliorant la qualité de l’eau rejetée dans l’environnement. Il offre progressivement des économies en fertilisants et entre autres en azote (un gros post économique mais aussi de GES). En complément, la qualité du sol retrouvée au travers d’un bon niveau organique et biologique permet de réduire voire de supprimer le travail du sol et donc de faire des économies d’énergies directes et indirectes, sources conséquentes de GES, tout en réduisant les pics de minéralisation qui sont un retour trop rapide de carbone dans l’atmosphère. Avec des sols plus orientés « fertilité biologique », les cultures risquent d’être en meilleure santé donc moins sensibles aux attaques de ravageurs avec une bonne densité minérale pour plus de qualité nutritionnelle. C’est le concept « one health » ou « santé globale » développée par les pays anglo-saxons.
Enfin, l’ACS n’est pas une approche figée comme nous avons pu le démontrer et l’accompagner avec la revue TCS pendant ces 25 dernières années, mais une dynamique toujours en quête de plus d’efficacité en utilisant le vivant et la photosynthèse comme source d’énergie : un véritable laboratoire agronomique qui fait écho sur les autres productions et pratiques agricoles.
Vu sous cet angle, le carbone et l’impact climatique sont plutôt une résultante et une conséquence des changements des modes de production qu’il peut être intéressant d’évaluer et même de rémunérer : un moyen d’encourager et de financer positivement une évolution des pratiques pour des bénéfices économiques mais également environnementaux. Ainsi avec l’ACS, une grande partie des pratiques d’adaptation aux changements climatiques sont aussi des facteurs forts d’atténuation. Même s’il existe encore beaucoup de zones d’ombre et d’incertitudes, il serait regrettable de se priver de cette opportunité.