On marche sur la tête !

Le malaise est plus profond

Edito TCS 126 janvier/février 2024Les escadrilles de tracteurs se dirigeant vers les grandes villes, bloquant les axes principaux en France mais aussi dans de nombreux pays d’Europe ont, au moins, permis de prendre conscience du malaise agricole et de faire jaillir de nombreux débats, critiques et rattrapages politiques. Si la taxation progressive du GNR n’était que le détonateur, le malaise est plus profond, avec des agriculteurs qui se trouvent écartelés entre une crise économique et une crise identitaire. Une sensation de mal-être général avec une rupture déjà en place depuis de nombreuses années, qui s’étend entre les urbains/rurbains toujours plus exigeants au milieu de leurs montagnes d’incohérences et les agriculteurs qui s’adaptent comme ils le peuvent. Ainsi et au-delà des aspects économiques qui sont bien réels, cette démonstration de force a été le moyen de dire d’une certaine manière : STOP !
Il est déjà extrêmement compliqué de parler d’agriculture de manière uniforme. Quelles similitudes entre un céréalier de la Marne et un maraîcher nantais, un producteur de lait AOP des Alpes et un éleveur de cochons breton, un viticulteur du Sud-Ouest et un producteur de pommes de terre du Nord ou un producteur de bananes des Antilles et un éleveur de chevaux camarguais. Sans même évoquer leurs tailles, leurs systèmes de production, rien ne les rassemble vraiment hormis que leur production s’appuie sur le vivant, la terre et la photosynthèse. Cependant, quels qu’ils soient, beaucoup se retrouvent pour dénoncer la pression économique mais surtout, l’empilement normatif, les contradictions des exigences environnementales, l’incompréhension et leur malaise identitaire.

Un vrai nivellement des règles et des normes

Comme exigé, un vrai nivellement des règles et des normes européennes semble un socle logique. Il y a déjà assez de risques de distorsions ; il ne faut pas en imposer d’autres. Il est ensuite important de conserver et d’encourager une souveraineté dans les productions pour lesquelles nous avons des conditions pédoclimatiques favorables et un vrai savoir-faire. On peut toujours laisser partir une usine à l’étranger mais le principal outil de production de l’agriculture, la terre, qui permet de faire pousser des plantes et capter de l’énergie solaire ne peut pas se délocaliser. De tout temps, elle a été une ressource précieuse à tel point que certains pays continuent de défricher et grignoter des zones fragiles et des écosystèmes sensibles pour s’étendre. Pire, lorsqu’une production, comme la volaille, quitte le pays, c’est en premier lieu une fragilisation de l’approvisionnement national avec des modes de production certainement moins encadrés. C’est inévitablement plus de transport et d’émissions de GES. C’est aussi moins de débouchés locaux pour les céréales que cette volaille aurait consommé sur place. Enfin et en bout de chaine, c’est beaucoup moins d’engrais organique tant plébiscité pour limiter l’utilisation des engrais de synthèse que l’on risque d’importer. Ainsi et avec une vision systémique, le gain sur un segment de marché peut se révéler être une perte en globalité avec un affaiblissement voire la mise en péril d’une filière, tout en étant finalement contradictoire au niveau environnemental : on marche vraiment sur la tête !
Au-delà de ces aspects économiques, notons aussi que ce sont les agriculteurs qui entretiennent, souvent à leurs frais, la campagne et façonnent les paysages même si ce n’est pas toujours fait comme il le faudrait ou comme attendu par les citoyens. C’est enfin eux et plus largement le monde rural qui sont les garants d’une certaine tradition gastronomique qu’on nous envie et d’une culture qui est l’un des socles de notre identité. Si certaines AOP/AOC (Appellation d’Origine Protégée / Contrôlée) ou IGP (Indication Géographique Protégée) sont de belles réussites, on pourrait, comme pour la culture que l’on a su protéger et dresser comme rempart à un risque d’américanisation galopante, exiger une forme d’exception « agriculturelle ».

Mille-feuille de règles

Dans les revendications, vient ensuite la superposition de normes en tout genre. Même si les agriculteurs, dans leur grande majorité, comprennent les objectifs souvent louables et logiques, ils ont du mal à accepter ce mille-feuilles de règles et d’exigences qui ne cesse de croître alors que leur savoir-faire et bonne connaissance du terrain font ressortir ces incohérences, ces contradictions et quelque fois l’incapacité à les mettre en œuvre. L’improductivité de ces mesures, sans vraiment de bénéfices hormis de la frustration, suscite même une escalade des coûts, du temps de travail, des investissements et souvent des manques à gagner. Pire, ce dictat, de plus en plus incisif, imposé par des gens jugés « hors sol », est le carburant de conflits et plus généralement de l’agribashing.

Les nitrates, un parfait exemple

À ce titre, la problématique des nitrates dans l’eau est un parfait exemple de cette stratégie délétère et improductive. Lorsque l’on a commencé à trouver des nitrates dans l’eau, il y a un peu plus de 40 ans, l’élevage et surtout celui des porcs est rapidement devenu le bouc émissaire. Avec l’extension des contrôles dans les zones céréalières, les engrais de synthèse sont devenus coupables également. Sans défendre les pratiques incohérentes de certains agriculteurs, à l’époque et encore aujourd’hui, la logique a été de réduire les quantités apportées sur les sols et d’encadrer les périodes d’épandage (approche bilan, cahier d’épandage, reliquats sortie d’hiver…). Ce sont des encadrements coûteux, chronophages qui n’ont cessé de se durcir puisqu’ils restent peu productifs sur la qualité de l’eau.
En parallèle, les CIPANs (Cultures Intermédiaires Pièges à Nitrates) ont été progressivement imposées avec un encadrement des espèces, des dates d’installation comme de destruction. Encore une fois, bien que le bien-fondé de toutes ces « mesures » soit censé et l’objectif de qualité de l’eau justifié, la méthode mise en œuvre et l’attitude d’imposition a plutôt braqué les agriculteurs. Ils ont considéré ces contraintes comme des coûts supplémentaires et donc des pertes de compétitivité ; ils se sont adaptés tout en essayant de contourner plus ou moins habilement ces directives. Cette approche conflictuelle a même réussi à diaboliser des produits qui ne sont que des engrais organiques et qui peuvent être aujourd’hui extrêmement utiles pour réduire l’utilisation des engrais de synthèse.
Au départ de cette histoire, rien qu’en modifiant la sémantique et en oubliant la terminologie « effluent d’élevage » (un déchet dont on se débarrasse et qui risque de polluer) pour « engrais de ferme » (un produit noble qui dynamise les sols et fertilise les cultures), il était possible de partir avec une attitude positive, constructive voire économe. Cela aurait été, à l’époque, le moyen de gagner une adhésion des agriculteurs pour travailler ensemble à optimiser la gestion de ces précieux produits organiques, qui, outre d’avoir la vertu de sentir, contiennent une mine de minéraux et d’azote mais aussi du carbone qu’il est logique de recycler pour mieux fertiliser et non « arroser » les cultures.
Idem pour les CIPANs que nous avons rapidement appelés « couverts végétaux ». Pour mal engager le dialogue, « piège à nitrates » qui sous-entend « pollueur » avait été particulièrement bien choisi ! « Recycleur d’azote » qui anticipe une économie potentielle aurait été beaucoup mieux compris et adopté. Mieux encore, l’interdiction des légumineuses dans un premier temps ne pouvait qu’augmenter l’incompréhension et compromettre l’adhésion.
Quel gâchis d’azote, de pollution mais aussi de temps et enfin de bonnes relations entre les agriculteurs, les citoyens et les défenseurs de l’environnement !
Il s’agit d’erreurs stratégiques qui subsistent encore aujourd’hui et freinent une évolution positive dans les intérêts de tous car l’azote (que l’on souhaite taxer) fait partie des principaux coûts de production mais sa synthèse est aussi consommatrice d’énergie et émettrice de GES très impactants.
En parallèle, la version « couverts végétaux » en ACS s’est développée sans aucune imposition ni contrainte. La volonté de construire des sols vivants et recycler la fertilité afin de pouvoir limiter voire supprimer le travail du sol, avec en prime une forte économie de GNR, de temps de travail mais aussi de mécanisation, a motivé les agriculteurs à faire beaucoup mieux que les CIPANs. Les couverts végétaux apportent en complément une réduction de l’utilisation des engrais et l’objectif n’est plus de piéger des nitrates : la qualité de l’eau devient une conséquence de cette orientation agronomique cohérente à laquelle s’ajoutent l’amélioration de la capacité d’infiltration du sol, la limitation de l’érosion, le développement de la vie et de la biodiversité dans les sols comme à la surface avec une meilleure alimentation des insectes, des pollinisateurs et des oiseaux. Outre ces bénéfices plutôt d’ordre environnemental, la version ACS des couverts végétaux apporte d’importantes économies pour la société avec l’amélioration de la qualité de l’eau et une forte limitation de l’érosion.

Les couverts végétaux, outil central

En fait, les agriculteurs des réseaux ACS sont tellement conscients de l’importance des couverts végétaux qu’ils sont devenus des experts pour cette pratique agronomique centrale. Aujourd’hui, leur engouement, leurs connaissances et leur savoir-faire, font écho auprès des agriculteurs plus conventionnels. Ils couvrent toutes les intercultures, même les plus courtes, développent des stratégies de couverts permanents et de plantes compagnes et ajoutent des légumineuses dans les mélanges pour rentrer le plus possible d’azote organique. Ainsi, les couverts végétaux sont devenus un outil central dans le développement de la fertilité des sols mais aussi un outil efficace pour stocker du carbone voire tempérer le climat estival en protégeant les sols tout en humidifiant l’air par leur transpiration. Il s’agit ici d’une surprenante réussite : les ACSistes sont devenus moteurs d’innovations agronomiques et ont vraiment dépassé les attentes d’origine, simplement en contournant l’approche contrainte pour une culture du résultat.

Deuxième exemple : les phyto

Le désaccord sur les produits phytosanitaires s’est enclenché de la même manière et va conduire, avec l’objectif de réduction de 50 % à l’horizon 2030, aux mêmes résultats : beaucoup d’incompréhension, des impasses, des pertes de productivité et même de la délocalisation et des conflits pour des bénéfices environnementaux relativement faibles. Les débats et tergiversations autour du glyphosate en sont une parfaite illustration. Il aurait été bien plus judicieux de laisser de côté les approches radicales et punitives ou vécues comme tel pour entrer dans ce dossier de manière positive : il en est certainement encore temps !
La réduction de ces substances peut difficilement se décréter sous peine de compliquer la tâche des agriculteurs et même les mettre dans l’insécurité de produire voire de rester compétitifs vis-à-vis d’autres pays. Mieux vaut collaborer avec eux à développer des sols en santé avec de bons flux de fertilité, comme nous l’envisageons en ACS, afin de produire des cultures saines pour une alimentation qualitative des animaux et même des humains. En parallèle, il est stratégique de travailler sur des approches systémiques innovantes comme les colzas avec plantes compagnes en association avec de la génétique adaptée. La réduction de l’utilisation de produits de protection des plantes mais aussi des animaux ne sera alors que la conséquence des changements de pratiques avec, en prime, la diminution de l’impact sanitaire et environnemental, une sécurisation de la production et une réduction des coûts. Plutôt qu’une contrainte, il s’agit ici d’un avantage compétitif qui risque de séduire beaucoup d’agriculteurs avec des résultats inattendus qui peuvent même dépasser les ambitions des coûteux programmes d’aujourd’hui.

Troisième exemple : les vaches !

Pour finir cette liste loin d’être exhaustive, évoquons les vaches dont il faudrait se séparer car elles « consomment » malheureusement beaucoup trop d’eau (15 000 l/kg de viande semble-t-il !) et émettent trop de CO2 et d’ammoniac, GES très radiatifs ! Ces chiffres pris de manière isolée sont certainement justes, mais là encore, une prairie ne stockera du carbone que si elle est pâturée. En complément, le retour progressif de l’élevage pâturant dans les exploitations agricoles en ACS, un moyen habile de valoriser voire d’améliorer le retour des couverts en abaissant leur C/N, ouvre vers de nouvelles opportunités. En plus d’apporter des solutions hyper économes calées sur les raisonnements et concepts ACS, ces animaux vont progressivement permettre d’ouvrir les rotations avec des cultures pérennes pour de meilleures structures de sol, moins de besoins d’engrais et certainement des économies substantielles de produits phytos. Ainsi et globalement, plus que d’éliminer des vaches, il est stratégique d’envisager le « re » couplage de l’élevage avec la céréaliculture. Il s’agit d’un tout autre chantier mais certainement beaucoup plus efficace à tout point de vue et surtout dans l’intérêt des producteurs et des consommateurs.

Balayer devant notre porte

Sans oublier les questions de distorsions de concurrence, toutes nos difficultés et soucis ne viennent pas que des relations européennes et de l’ouverture sur le monde. Comme le montrent ces exemples et cette analyse à travers l’approche ACS, nous pouvons commencer par balayer devant notre porte. Ce sera déjà le moyen de retrouver une forme de compétitivité en y associant des bénéfices environnementaux tout en retrouvant l’envie d’avancer des agriculteurs. C’est peut-être de cette manière qu’il faut rechercher l’exemplarité.