En matière de dynamique de changement, si les premières étapes prennent beaucoup de temps et sont toujours sujettes à de nombreuses critiques, il suffit généralement que 12 à 15 % d’une population adoptent une nouvelle technique pour que le reste bascule assez rapidement. Il s’agit d’un effet comparable à une avalanche où les zones de blocage et les freins ne sont plus assez solides pour contenir une poussée qui s’auto entretient et se renforce. C’est précisément la situation dans laquelle se trouve l’agriculture de conservation aujourd’hui en France : une véritable lame de fond qui progresse, monte en puissance et qui risque bien de bouleverser en profondeur l’agriculture. C’est comme si nous arrivions à un carrefour où tous les ingrédients convergent :
La crise s’est invitée et plonge notre
agriculture, mais aussi notre monde
économique et social dans des abîmes de perplexité. Si
l’année 2009 a été très dure, les perspectives pour 2010
n’apparaissent pas beaucoup plus réjouissantes d’autant plus que
les trésoreries sonnent le creux. La production céréalière est,
bien entendu, sévèrement touchée, mais aussi l’élevage en
général avec, en tête de liste, les producteurs laitiers qui ont
découvert brutalement ce que signifiait : ouverture des marchés.
Face à cette situation, il est nécessaire de revoir les mécanismes
de soutien et de protection de l’agriculture européenne.
Cependant, pour sortir de l’ornière durablement sur le terrain, il
ne suffira pas de faire quelques économies de-ci de-là, mais il est
indispensable de repenser en profondeur nos systèmes de
production.
La réussite et la maîtrise de l’AC par un nombre
croissant d’agriculteurs interpellent et commencent à
recevoir une résonance favorable dans les campagnes. Bien que
certains tâtonnent encore et d’autres rencontrent des difficultés,
la question « est-ce que c’est intéressant les TCS et le SD ? » est
progressivement remplacée par « comment puis-je passer en AC
avec le minimum de risques et de soucis ? ». La perception évolue
également au niveau de l’encadrement où des centres de gestion
constatent et mettent en avant les avantages économiques, et un
nombre croissant de techniciens de terrain soutient que les TCS
et le SD sont possibles dans une grande variété de sols, de climats
et de productions.
La pression environnementale et surtout la nécessité de
faire, rapidement, beaucoup mieux afin d’ouvrir l’étau qui
continue de se resserrer et par effet boomerang, augmentent les
coûts de production. Bien que l’agriculture soit un bouc émissaire
facile qui évite à beaucoup de balayer devant leurs portes, le
bilan n’est cependant pas très glorieux que ce soit en matière
d’azote, d’énergie, d’effet de serre et de biodiversité pour ne citer
que les principaux. Cependant, il faut réaliser que, souvent, la
pollution est en amont un gaspillage et une perte économique
pour l’agriculteur. C’est pourquoi, il est urgent de mettre en place
des systèmes sobres et qui recyclent beaucoup mieux les éléments
minéraux tout en maximisant l’utilisation des processus
écologiques et l’énergie du vivant qui sont immédiatement et
durablement porteurs de bénéfices environnementaux mais aussi
d’économies conséquentes pour l’agriculteur. L’écologie et
l’économie ne sont pas en opposition en agriculture à partir du
moment où l’on intègre une approche agronomique globale.
L’arrivée de vraies références françaises est également un
élément déterminant. Arvalis, le Cetiom et des chambres
d’agriculture commencent à fournir des résultats expérimentaux
et des informations qui accréditent les observations réalisées
dans les champs et les bases étrangères sur lesquelles nous nous
sommes appuyés. Que ce soit en matière de
gestion du salissement, de contrôle des
ravageurs, de lessivage d’azote, de gestion de
l’eau, de circulation et dégradation des
phyto, ce sont aujourd’hui des informations
locales précieuses qui, au-delà de sécuriser
notre orientation, apportent des données
complémentaires afin de mieux comprendre
les interactions entre les éléments du puzzle
et continuer de progresser.
L’adhésion progressive, même si cela
est encore prudent, de l’encadrement de
l’agriculture, mais aussi de la recherche
est un autre signe. Aujourd’hui, plusieurs
grands groupes coopératifs ont mis en place
leur « réseau ou club » TCS et l’affichent
fièrement alors que d’autres se donnent,
comme objectif, l’agriculture écologiquement
intensive (AEI). Avec le développement
des couverts et l’impact positif de l’AC sur
la faune sauvage en général, ce sont aussi les
fédérations de chasse qui commencent à soutenir les efforts des
producteurs. Les syndicats comme les politiques ne sont pas en
reste non plus et certains y perçoivent une nouvelle forme de
contact ; une relation différente et positive avec l’agriculture.
Enfin, la recherche évolue et réinvestit le terrain en mettant en
place de plus en plus de programmes sur ces sujets, intégrant
souvent des mesures sur des exploitations pilotes et innovantes.
Les discours engagés de visionnaires réalistes et non
moins pragmatiques comme Michel Griffon et Bruno
Parmentier commencent de leur côté à faire écho dans toutes les
strates des filières qui intègrent progressivement leurs analyses et
les solutions qu’ils proposent. En complément, sur le terrain, des
réseaux associatifs en plein développement maillent les
campagnes afin de fluidifier les échanges entre praticiens et
apporter des idées, des approches et des informations concrètes
et innovantes. D’une certaine manière, ces associations
préfigurent et préparent le retour à un processus de développement
où l’agriculteur redevient le moteur et l’acteur principal.
Enfin, l’AC est aujourd’hui l’orientation qui apporte le
plus d’idées nouvelles et d’innovations que ce soit en matière
de machinisme, de fertilisation, de couverts, de rotations, de
gestion du salissement comme des ravageurs mais aussi en termes
d’association de cultures. En outre, permettre de continuer de
progresser vers des systèmes de production toujours plus intégrés,
plus économes et respectueux de l’environnement, l’innovation
s’impose aussi comme un formidable antidote contre la morosité
et la crise. Elle fédère, redonne de l’enthousiasme, décuple les
énergies. Séduisante, rassurante et positive, l’innovation ne peut
que nous donner un sérieux coup de pouce.
Il faut aussi capitaliser sur des atouts que nous avons trop tendance à ignorer et sous-estimer comme notre diversité de climats, de sols, de cultures, mais aussi de sensibilités. Le maintien de structures familiales où la majorité des agriculteurs sont encore des acteurs, des observateurs, mais aussi des expérimentateurs au quotidien est une autre clé importante. Enfin et en comparaison des grands pays du semis direct comme le Brésil et l’Amérique du Nord, nous avons, grâce aux couverts et aux associations de cultures, développé une spécificité et un concept avec l’AEI où nous sommes aujourd’hui leader. Même si la « reprise » du dossier AC par l’encadrement conventionnel peut laisser un sentiment de frustration à ceux qui ont pris des risques et fait preuve de courage et de détermination pour s’engager sur des chemins différents, nous devons nous en réjouir. Il y aura encore beaucoup d’inertie dans ce changement, mais ce n’est qu’au prix de ces efforts et de la participation du plus grand nombre que nous pourrons faire émerger en France une agriculture vraiment nouvelle et vraiment performante.