Les fermes en ACS sont des laboratoires vivants !

Bien que nous ne soyons qu’à la moitié, l’année 2022 apparaît déjà comme une forme de concentré des conditions du futur. Si de nombreux indicateurs pouvaient laisser entrevoir ce glissement inévitable, un conflit armé, aux portes de l’Europe, nous a vraiment fait basculer dans le monde de demain. Explosion du prix de l’énergie et des matières premières voire difficultés d’approvisionnement, envolée du prix des denrées agricoles avec le risque de pénuries alimentaires, c’est l’affolement général et le retour brutal d’une forte inflation. Enfin, et pour couronner le tout, la météo n’est pas vraiment collaboratrice : des gelées tardives assez destructrices et une sécheresse printanière record sur presque l’ensemble de l’hexagone. Elle se poursuit par une canicule inédite et enfin de la pluie salvatrice qui a souvent été accompagnée de glaçons destructeurs. L’ensemble des éléments semblent se conjuguer pour faire de cette année une forme de signal d’alerte afin de nous obliger à vraiment anticiper et modifier, certes nos modes de vie, mais aussi et surtout nos modes de production en ce qui concerne l’agriculture. Les enjeux sont aujourd’hui clairs ; il va falloir continuer de produire dans un contexte climatique perturbé et avec beaucoup moins de ressources et de moyens.

Le danger revient

Cette situation inédite en occident mais aussi au niveau de la planète depuis 60 ans, remet assez brutalement en avant le rôle premier de l’agriculture : se nourrir. Malgré l’évolution des pratiques qui ont permis de multiplier par 3,5 la production de riz et de blé pendant cette période alors que la population était multipliée par 2,5 et ainsi apporter un confort et permettre de faire oublier progressivement cet objectif central, le danger revient. Le blocage des stocks ukrainiens n’est que le déclencheur alors que la situation était déjà assez tendue. Outre faire basculer les prix, elle risque d’alimenter de nouveaux risques de famines, des révoltes, voire d’autres conflits. Dans cette équation, il faut garder à l’esprit que la démographie de la population planétaire est encore loin d’être stabilisée. Chaque année vient s’ajouter environ l’équivalent de la population française avec, en plus, une croissance des exigences en matière de qualité et un glissement vers des régimes alimentaires plus diversifiés. Enfin, beaucoup de pays, comme ceux du pourtour méditerranéen, ne possèdent ni les surfaces agricoles, ni le climat pour produire une part raisonnable de leurs besoins alimentaires de base et sont donc contraints à l’importation. Au regard de cette situation, nous sommes tenus de produire voire de continuer à accroître notre capacité de production pour répondre à des besoins croissants sans grignoter sur les espaces naturels.
Au-delà de l’exigence alimentaire, l’agriculture est aussi productrice de fibres comme le coton, la laine, le lin, le chanvre mais aussi le cuir. Ce sont autant de matériaux bio-sourcés mais aussi biodégradables qui proviennent de nos champs et dont la demande risque d’être renforcée par des prix moins compétitifs des produits d’origine synthétique et amplifiée par une recherche du naturel et de produits plus respectueux pour la planète.
Enfin, l’agriculture est aussi une source importante d’énergie renouvelable. La photosynthèse que nous gérons au quotidien, est l’énergie du vivant. À travers l’alimentation, c’est avant tout de l’énergie que nous transférons à nos concitoyens afin qu’ils puissent assurer leur métabolisme et besoins vitaux. Comme nous l’évoquions dans le dernier TCS et bien que la majorité de l’énergie investie soit fossile, le retour sur investissement est proche de 4 (4 unités énergétiques captées pour une investie) pour l’agriculture française. Vu sous cet angle du bilan énergétique, la demande de fourniture d’énergie renouvelable et verte venant de l’agriculture devrait croître rapidement entre huiles, méthane, éthanol et même biomasse.
Au regard de la situation, la demande risque donc de rester très forte et toute approche visant à réduire la production semble contre-productive, irresponsable et même égoïste !

Réfléchir collectivement sur des approches d’assurances climatiques

Le dérèglement climatique est le second enjeu majeur auquel doit faire face l’agriculture et ce début de saison montre à quel point la production agricole est fortement influencée par le climat. Le gel, le manque ou l’excès d’eau, les canicules mais aussi la grêle et les tempêtes viennent compliquer le travail des champs et même détruire en quelques minutes la production d’une année. Comme certains intervenants nous alertaient, il y a près de trente ans, lorsque nous commencions à ouvrir ce sujet : « Ce sont l’agriculture et les assurances qui seront les plus touchées en premier par le dérèglement climatique ». Force est de constater que leurs prévisions sont en train de se vérifier. Au-delà des catastrophes individuelles, cette amplification d’événements climatiques va perturber la capacité de production globale et amplifier l’insécurité alimentaire de la planète : il faudra continuer de développer une certaine solidarité. En France et en Europe, il y a aussi urgence à réfléchir collectivement sur des approches d’assurances climatiques qui ne seront pas seulement supportées par le secteur agricole. Ceci, afin de sécuriser l’engagement des producteurs pour garantir la production et la souveraineté alimentaire face à des risques croissants.

Premières rémunérations carbone

Si l’agriculture est l’une des premières victimes, elle est souvent pointée comme étant l’une des principales causes. L’énergie, la déforestation, les engrais azotés mais aussi les ruminants avec une vache qui impacte autant qu’une voiture (15000 km/an). Peut-être ! Bien que ces évaluations soient critiquables, l’agriculture capte beaucoup de carbone dans la biomasse. Environ 45 % de la matière sèche végétale est composée de carbone ce qui fait de la photosynthèse un outil formidable de décarbonatation de l’atmosphère. Avec la sobriété, elle fait partie des solutions puissantes qu’il ne faudrait pas négliger. À ce titre, plus d’une centaine d’agriculteurs, principalement des réseaux ACS, ont perçu ce printemps, leur première rémunération pour le stockage du carbone dans leurs sols. Il s’agit d’une ouverture qui risque de faire école et surtout, mettre en avant la production agricole comme une solution efficace à développer et certainement l’ACS comme une approche climato-performante.
Si la séquestration du carbone passe par une augmentation de la photosynthèse et donc de la productivité, elle se trouve bien complétée par la végétalisation des systèmes comme l’ACS sait le faire avec des couverts performants qui, en plus de recycler de la fertilité, rentrent de l’azote gratuitement dans le système. En complément, cette végétation permet de rafraîchir les sols comme l’atmosphère environnant pendant les canicules ; un autre atout loin d’être négligeable tout en stockant plus de carbone ! Cette fonction de climatisation devrait être davantage reconnue et mise en avant.

Répartir les risques

Alors que pour la majorité, le salut pour contourner le « réchauffement climatique » se résume dans l’irrigation et/ou des plantes plus résistantes à la sécheresse, l’ACS est déjà beaucoup mieux armée par la meilleure gestion de l’eau qu’elle apporte entre sa plus grande capacité d’accueil, d’infiltration et de stockage mais aussi sa forte limitation de l’évaporation. Plutôt que de lutter contre, il convient d’adapter les pratiques et les cultures. Plus de carbone atmosphérique, c’est une possibilité d’augmentation de l’efficacité de la photosynthèse. Contrairement à la recherche conventionnelle qui vise à allonger les cycles végétatifs pour améliorer le rendement de la seule culture annuelle, il faut certainement envisager les semis ultra précoces d’automne et des cultures d’hiver à cycles plus courts. Elles seront moins impactées par les coups de chaleur mais aussi, laisseront un laps de temps suffisant pour envisager une seconde culture à condition d’être réactif. Il s’agit ici une manière assez habile de répartir les risques mais aussi de saisir des opportunités climatiques sans avoir à passer par la case « couvert » : un changement de stratégie qui ne devrait pas effrayer les réseaux ACS. Enfin, il va être nécessaire de travailler beaucoup plus les associations de plantes afin de rapatrier la production de cultures mineures comme la moutarde, le sarrasin et même certains protéagineux qui sont trop compliqués en solo. La réflexion est identique pour l’élevage des ruminants. Si le tout-prairie semble de plus en plus hasardeux au regard des dernières années, il est possible de produire du fourrage autrement en quantité et en qualité par des enchaînements de cultures fourragères adaptées aux saisons et capables d’aller chercher de l’eau et de la fertilité en profondeur l’été. Le dérèglement climatique est un risque mais il peut, en forçant le changement de pratiques, être source d’opportunités que les réseaux ACS peuvent rapidement conceptualiser, adapter et saisir.
Enfin, ce contexte devrait signer la fin du Green Deal (pacte vert) et de la stratégie Farm2Fork (de la ferme à la table) de la politique agricole commune. Cela ne signifie pas qu’il faille relancer la révolution verte des années 60 avec les mêmes ingrédients et les mêmes dérives. Il faut orchestrer une mutation rapide vers une agriculture où la recherche de productivité reste l’axe central qui s’appuie sur beaucoup plus de sobriété énergétique associée à des impacts climatiques et environnementaux positifs. Nous ne sommes pas très loin de l’ensemble des compétences et de la cohérence que rassemble l’ACS !

Recouplage

En complément, il est nécessaire de sortir d’une juxtaposition incohérente de restrictions, de règles et de mesures partielles, plutôt contre-productives, pour envisager une approche beaucoup plus systémique. Le progrès, aujourd’hui, ne viendra plus d’outils, ni de pratiques culturales, mais de la manière dont ils sont associés et interagissent entre eux. Après le grand découplage des productions à la recherche de l’économie d’échelle, la performance mais aussi la résilience et l’adaptabilité viendront du recouplage, et de la mise en avant d’approches systèmes. Cette stratégie est certes beaucoup plus complexe à mettre en œuvre mais elle encourage une grande diversité qui, en retour, limite les risques climatiques mais aussi environnementaux tout en cultivant une grande adaptabilité.

Faire confiance

Enfin et comme il convient d’aller vite dans les changements d’orientations et de pratiques malgré les fortes turbulences que nous traversons, il semble logique de faire confiance aux acteurs du terrain. C’est ceux, confrontés au quotidien à la volatilité de l’ensemble des éléments, qui sont les plus à même de réagir avec justesse et faire évoluer rapidement leurs systèmes. À ce titre, de nombreuses structures en ACS, bien réparties sur le territoire et dans tout type de sols, de climats et de productions, sont aujourd’hui de véritables centres de recherche ou laboratoires agronomiques vivants (« living lab » dans la dénomination européenne). Ces agriculteurs travaillent en plus en réseaux informels, ce qui amplifie leur réactivé et leur capacité d’adaptation, d’innovation et de diffusion. Ces fermes représentent un appui incontournable pour réussir rapidement cette transition qu’il va falloir considérer et même encourager.

Ci-joint, le PDF de l’édito paru dans TCS 118, enrichi par d’autres informations utiles à découvrir dans les encadrés.


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