Cette interview a été réalisée dans le cadre du Village Agroécologique d’Innovagri qui se tiendra les 6, 7 et 8 septembre 2016.
Hervé Hervé Pillaud, vous avez publié l’année dernière un livre qui a connu un grand succès : Agronumericus, l’internet est dans le pré. Pouvez-vous nous parler de ce livre et de son objectif ?
Ce livre était une commande des Éditions France Agricole qui souhaitaient publier un ouvrage sur le rôle de numérique en agriculture. Au fil de mes recherches, j’ai réalisé que l’angle le plus intéressant pour aborder ce sujet était de montrer les changements anthropologiques liés au numérique, à la fois dans la vie globale et dans la vie de l’agriculteur. L’ouvrage porte donc moins sur la technologie que sur les changements de société liés à elle, car il existe réellement un « avant » et un « après » l’ère numérique. Il est essentiel que nous adoptions et domptions le numérique. Être réticent et méfiant à son égard revient à être dépendant de la machine, tandis que se l’approprier dans son intégralité permet de la dominer. Ceci est crucial car ce n’est qu’ainsi que nous pourrons saisir toutes les opportunités du numérique.
Le livre contient cinq parties. Dans la première j’identifie les divers besoins de la société et des agriculteurs. Il me semblait naturel de commencer l’ouvrage ainsi car toute innovation doit correspondre à un besoin, sinon ce n’est qu’un gadget. Dans la seconde partie, je traite de l’aspect matériel du numérique et de ses outils, ainsi que des changements fondamentaux qui se sont opérés dans notre manière de communiquer. Internet, notamment, nous fait passer d’une communication descendante – de celui qui sait vers celui qui veut apprendre – au peer-2-peer où chacun peut partager des connaissances. Je parle ensuite du Big Data qui modifie la manière dont on stocke et traite l’information. C’est dans ce traitement qu’est son plus grand apport, car il permet de révéler des choses nouvelles, de prédire avec plus de précision, mais aussi de faire réagir plus vite. Enfin, j’aborde le lien entre les NBIC (nanotechnologies), la biotech et les sciences de l’information.
Après cette partie très technique sur les changements de société liés au numérique, je parle de manière plus spécifique de ses impacts sur les agriculteurs dans la troisième partie. La quatrième partie traite du rôle du numérique dans l’émergence de nouveaux types d’agriculture. Notamment, du fait que l’agriculture passera d’une utilisation intensive d’intrants à une utilisation intensive de connaissances. Enfin, la cinquième partie de l’ouvrage propose quelques recommandations pour que ce passage se fasse en douceur. Le numérique impliquera forcément une rupture, mais il est possible qu’elle ne soit pas trop violente si nous l’épousons plutôt que la rejetons.
Comment définissez-vous l’agroécologie et comment le numérique peut-il y contribuer ?
L’agro-écologie consiste selon moi en trois éléments essentiels : l’arrêt du gaspillage, car il n’y a pas de déchets dans la nature où tout se recycle ; la montée en puissance du renouvelable à tous les niveaux ; et, comme je le disais, l’utilisation intensive de connaissances. L’agro-écologie est fondée sur la connaissance et elle ne peut donc selon moi se concevoir sans le numérique qui permet d’agréger, de traiter et de mettre en œuvre cette connaissance comme jamais auparavant. Le potentiel est énorme : nous pourrons demain inventer des services de partage en open-source de pratiques agro-écologiques, des formations en ligne pour accompagner la transition, la constitution d’une communauté de pratique dépassant même nos frontières... Le numérique, en lui-même, n’est pas un enjeu. L’agro-écologie, elle, en est un et nous devons utiliser le numérique pour la soutenir. En revanche, il ne s’agit pas de mettre le numérique en couche supplémentaire sur le changement ; non, il s’agit vraiment de changer d’échelle et d’utiliser le numérique pour le mettre en place.
Nous pouvons donc aborder cette problématique de manière complètement nouvelle, car le numérique permet de passer d’une agriculture de cahier des charges à une agriculture d’objectifs et de résultats. Aujourd’hui, nous mettons en place des procédures lourdes dans l’espoir d’atteindre des objectifs, sans prendre en compte le fait que la nature évolue en permanence. Cela mène à de l’inertie, qui n’est pas un résultat satisfaisant au vue des objectifs. Grâce au numérique, nous pouvons travailler directement sur ces objectifs, de par la réactivité et l’agilité qu’il nous offre. Par ailleurs, les données auxquelles il nous donne accès nous permettent d’avoir une vision globale de la situation – et, donc, d’avoir une agriculture en adéquation avec son territoire.
Quels seront demain les grands enjeux liés au numérique dans le monde agricole ?
Le premier point important est celui du financement qui commence à être considérablement revu. D’abord parce que demain nous achèterons l’usage des outils et non plus leur acquisition. Ensuite parce que nous voyons émerger de plus en plus de consomm’acteurs : des personnes souhaitant s’impliquer dans leur consommation et qui sont prêtes à financer des services ou produits répondant à leurs attentes (par le biais, par exemple, du crowdfunding).
La seconde question essentielle pour l’avenir est celle de l’autonomie des agriculteurs et là, il y aura bagarre ! Celui qui saura le mieux s’approprier l’outil numérique aura la main sur la valeur ajoutée du marché – et je préfèrerais autant que ce soit les agriculteurs. Pour cela, ils doivent s’approprier les outils numériques, mais aussi reprendre la main sur la communication. Il existe aujourd’hui une très forte demande du consommateur pour un contact avec les producteurs et je pense que nous l’abordons de la mauvaise façon. En effet, 85% des français sont bienveillants envers les agriculteurs et nous les ignorons pour justifier nos pratiques auprès des 15% qui nous critiquent. Ainsi, chacun campe sur ses positions : les premiers viennent avec leurs questions, les seconds avec leurs réponses, sauf que ce ne sont pas les réponses aux mêmes questions ! Il est essentiel que nous écoutions, que nous comprenions, puis enfin seulement que nous répondions à ces 85% de la population. Ce sont eux qui, au cours des cinquante dernières années, ont perdu le lien privilégié qu’ils avaient avec un producteur. Les réseaux sociaux peuvent nous aider à recréer du lien en passant d’une attitude de réaction à l’institution d’un vrai échange avec les consommateurs. Ce n’est qu’en utilisant ces réseaux virtuels que nous pourrons faire de ce lien une réalité dans la vraie vie.
Vous présidez le salon Tech’Elevage qui a lieu tous les ans à La Roche-sur-Yon. Comment est venue l’idée de créer cet événement ?
Le salon Tech’Elevage a été créé en 2013 dans l’optique de démystifier l’outil numérique et de présenter les apports possibles des nouvelles technologies dans l’élevage. Un an après son lancement, nous avons souhaité l’ouvrir au reste de la population et faire entrer de nouvelles compétences dans ce domaine. C’est ainsi que nous avons créé le concours Agreen’Startup, qui récompense chaque année des projets répondant à un besoin ou problème dans le domaine de l’agriculture et de l’innovation. Grâce à ce concours, nous voyons émerger une multitude de nouveaux projets autour de concepts que nous avons créés et dans lesquels nous sommes totalement intégrés. Parmi les beaux projets qui ont commencé chez nous, il y a Equilibre, BiAgri, Agriversity, Monpotager.com... Cette initiative donne donc vie à de nouveaux projets par un mode complètement design. Nous entrons ici véritablement dans la nouvelle économie, dans laquelle sont créés des outils correspondant à un besoin.
À Innov-Agri, vous animerez une conférence sur les nouvelles technologies de l’information, ainsi qu’un café-débat sur l’élevage 2.0. Que souhaitez vous y présenter et que pourrons-nous y apprendre ?
Mon objectif principal sera de démystifier l’outil, car il est indispensable de dompter la machine pour ne pas en être esclave. N’y allons pas à reculons, acceptons de changer notre comportement pour tirer tous les bénéfices du numérique. Prenons l’exemple des évolutions dans la gestion du temps : avant, le temps d’un agriculteur était lié aux saisons et à la journée, nous pouvions nous arrêter de travailler un jour entier si le temps ne le permettait pas. Aujourd’hui, l’humain a séquencé son temps par rapport à la machine : il n’ y a rien de naturel à travailler à l’usine de 8h du matin à 5h du soir et l’emploi, ainsi fait, devient un asservissement de l’homme. Grâce au numérique, nous pouvons nous affranchir de cette conception du travail pour passer d’une vie séquencée à une vie globalisée. L’agriculture est certainement la dernière catégorie socio-professionnelle à avoir perdu cette approche transversale du temps. Pour la retrouver, nous devons entrer complètement dans le numérique et changer nos modes de fonctionnement.
Le second élément que je tiens à faire passer à Innov-Agri est que le numérique n’est pas un objectif, mais un moyen pour répondre à des objectifs. Si l’outil numérique ne facilite rien, nous n’avons aucun intérêt à l’utiliser. Tout comme le tracteur a nécessité que nous changions notre manière de travailler pour qu’il nous permette d’aller plus vite, nous allons devoir nous adapter au numérique pour qu’il devienne un facilitateur. Je suis convaincu que lorsque l’on appréhende le numérique ainsi, une notion de plaisir revient dans le travail. En revanche, si nous essayons simplement de calquer l’outil sur nos pratiques actuelles, nous en devenons esclave. L’outil sert donc à répondre à des objectifs.
C’est aussi un nouveau moyen de faire société commune, car le numérique va changer de manière fondamentale le fonctionnement de la vie de la cité. Les codes qui régissent la vie de la cité – donc la politique au sens noble du terme – sont bousculés par les nouvelles technologies. Encore une fois, le fait d’intégrer les nouveaux outils sans revoir ces codes créé une malaise dans la société. Il faut prendre toute la dimension du numérique pour pouvoir aborder la vie de la cité d’une manière totalement nouvelle. Pour donner un exemple non agricole : lors des attentats du 13 novembre, des personnes ont spontanément donné leurs adresses sur Facebook afin que les gens dans la rue puissent venir se réfugier chez eux. Une telle chose était inconcevable avant sur les réseaux sociaux et, pourtant, cela s’est fait tout naturellement. Si nous pouvons ainsi nous approprier l’outil pour innover dans une telle situation, nous pouvons aussi le faire ailleurs. La véritable démocratie participative, ce n’est pas celle que nous voulons orchestrer, mais celle qui vient naturellement, permise par les réseaux sociaux et le numérique. Ceci est vrai aussi dans les échanges agricoles car tout est devenu transparent : nous devons l’intégrer.
Pour aller plus loin :
– Agronumericus, l’Internet est dans le Pré
– Salon Tech’Elevage
– http://www.agronumericus.com