Exploitation agricole ou Agroécosystème ?

Combien de temps ?

Marée marron !
Marée marron !
Embouchure du Gard proche des Saintes-Maries-de-la-Mer en juin dernier : combien de temps faudra-t-il encore pour faire le lien entre cette pollution et l’érosion de la fertilité des sols ?

Avec un mois de juin frais et humide, hormis les zones touchées par des orages violents, des tornades et/ou de la grêle, la météo, même si elle a été compliquée, reste globalement favorable et en rien similaire aux deux années précédentes. Cependant, combien de temps faudra-t-il encore pour faire la liaison entre ces multiples coulées de boue, ces rivières marron jusque dans les estuaires alimentées avec cette bonne terre qui est arrachée aux champs ? Combien de temps faudra-t-il pour comprendre qu’un gain d’infiltration de quelques millimètres/heure, ce sont rapidement des centaines de m3 conservés à l’hectare et des masses d’eau considérables retenues à l’échelle d’un bassin versant ?
Combien de temps faudra-t-il pour enfin admettre que le travail du sol est une activité hasardeuse surtout lorsque le climat devient capricieux ? Sans avoir toutes les vertus, l’ACS, sans compter ses autres bénéfices en matière de préservation de l’outil de production, est capable d’apporter des réponses assez rapides pour minimiser une grande partie de ces catastrophes dans les champs, sur les routes et encore plus loin en aval. En prime, elle a un impact à moyen terme très complémentaire avec la séquestration du carbone : un dossier de plus en plus présent dans les orientations agricoles aujourd’hui.
Combien de temps faudra-t-il encore pour reconnaître ce bon sens et ce compromis habile, loin de certains idéaux trop décalés et inaccessibles à un grand nombre de producteurs et de situations ?

Réfléchir sur la sémantique

Ces considérations amènent à réfléchir à la sémantique employée en agriculture. Elle tient certainement une plus grande importance qu’il n’y paraît dans ces débats. À titre d’exemple et en matière de gestion d’intercultures, nous avons progressivement réussi à imposer le terme de « couverts végétaux ». Il reflète une approche beaucoup plus globalisante dans ses objectifs agronomiques et ses attentes environnementales que la notion surfaite de simple « engrais verts », sans évoquer l’approche réductrice et réglementaire de « CIPAN ». Avec un peu de recul, on comprend la non-adhésion de la grande majorité des agriculteurs avec cette terminologie négative, centrée sur la pollution qui oublie de mettre en avant les bénéfices pour celui qui est dans l’action et éventuellement va en profiter. À ce niveau, parler de « recyclage d’azote » aurait déjà été plus positif et habile afin de déclencher le peu d’attention nécessaire pour faire basculer l’action d’une pratique coûteuse en temps, semences et mécanisation en un investissement rentable sur le moyen terme !
Le terme « effluent d’élevage » souvent relié aux nitrates, véhicule la même consonance négative et comporte les mêmes dévers. Avec une appellation comme « engrais de ferme », la notion de valorisation l’aurait certainement emporté sur l’idée de s’en défaire comme de vulgaires déchets alors qu’il s’agit de la meilleure et de la plus complète source de fertilité dont on puisse disposer. Ce changement de considération doit entraîner, de fait, une gestion plus attentive avec, à la clé, des économies substantielles d’engrais et certainement de nombreux bénéfices agronomiques associés. Les avantages environnementaux étant encore une fois relayés au statut de conséquences des bonnes pratiques et non plus mis en avant comme l’objectif premier. Un changement de paradigme qui, comme pour les couverts végétaux, renforce l’ensemble des impacts par une adaptation locale et permanente des acteurs à la recherche de la plus grande efficacité.

L’exploitation agricole, une activité minière ?

Sans vouloir faire ici une liste exhaustive des terminologies et acronymes qu’il serait nécessaire de retravailler en agriculture, attardons-nous sur le terme central « d’exploitation agricole » qui est sûrement le plus révélateur de cette dérive de la sémantique. À bien y réfléchir, cette expression consacrée nous ramène presque à un statut d’activité minière. Si ce n’est pas le charbon du sous-sol que l’on extrait, c’est le carbone de la couche arable que nous sommes censés exploiter, voire le sol dans son ensemble. Cependant et comme tout filon, la terre n’est pas une ressource inépuisable que ce soit en termes de matériaux (nous rejoignons ici la question d’érosion), de fertilité minérale, organique et même d’activité biologique. L’ACS qui a exigé de reconsidérer le sol et son fonctionnement nous a permis de comprendre que la terre n’était pas une ressource mais avant tout un milieu vivant très complexe et fragile qui assure la digestion des résidus organiques et gère le stockage et le transfert de la fertilité aux cultures et couverts suivants : un véritable écosystème ! Vu sous cet angle, on comprend rapidement pourquoi il faut réduire fortement, voire supprimer, toute agression, le couvrir en permanence pour le protéger par une végétation et une litière mais aussi le nourrir en quantité, qualité mais aussi en régularité avec les produits de la photosynthèse. Ce n’est que dans ces conditions qu’il donnera le meilleur de lui-même et exercera son formidable effet tampon capable d’atténuer les vicissitudes du climat.

Un écosystème en soit

À la surface, la parcelle est également un écosystème en soit. Elle rassemble une végétation plus ou moins variée dans le temps et dans l’espace mais aussi des insectes, une faune, une flore avec des ravageurs bien inventoriés mais aussi une cohorte d’auxiliaires beaucoup moins connus qui vont plus ou moins pouvoir s’épanouir en fonction des cultures et des modes de gestion. À ce titre, beaucoup d’insectes ont une étape de leur cycle dans le sol et même une bonne partie des pollinisateurs nichent dans la terre : ces écosystèmes bien que différents sont ainsi intimement connectés, s’influençant mutuellement.
À un autre étage, la ferme peut être considérée comme un écosystème à part entière avec sa topographie, ses champs, ses cultures, ses jachères, ses bandes enherbées, ses haies, ses arbres, ses points d’eau, ses bâtiments et tous les autres éléments de son paysage. Il s’agit ici d’un ensemble construit patiemment et géré par l’agriculteur dont les éléments interfèrent positivement ou négativement et conditionnent une partie des équilibres au sein de l’ensemble et même des parcelles. Il s’agit d’une dimension qui commence à être mieux comprise, plus étudiée et dont il va falloir apprendre à mieux tirer profit. À titre d’exemple parmi une myriade, les chauves-souris ont besoin de caches spécifiques pour passer la journée mais aussi et surtout, de linéaires arbustifs pour se repérer la nuit avec leur système de sonar. Elles pourront ainsi se développer et consommer tout un tas d’insectes dont le carpocapse du pommier et la pyrale du maïs !

Aménagements périphériques

Continuons à prendre de l’altitude, une ferme n’est jamais isolée. Elle se retrouve intégrée dans un écosystème plus large composé d’autres fermes mais également un maillage de zones plus ou moins naturelles comme d’autres complètement artificialisées par l’homme. Ces milieux qui sont aussi des écosystèmes, interagissent entre eux et impactent également sur ce qui se passe dans les parcelles. C’est le cas des pigeons de clocher qui font des dégâts sur les tournesols et les pois. Plus positivement, une diversité de paysages et de ressources peut permettre d’accueillir une densité et une variété de prédateurs pour réguler les campagnols. Cette considération explique également pourquoi il est compliqué de réguler seul ce ravageur. Les actions mises en œuvre dans les champs sont certes efficaces mais sont rarement suffisantes si elles ne sont pas relayées par des combinaisons d’aménagements périphériques qui encouragent une plus grande diversité et densité de régulateurs.

La dimension économique et sociale

La notion d’écosystème peut et doit également s’appliquer à la dimension économique. Une ferme est aussi et avant tout une entreprise qui est fortement connectée avec son environnement et entre autres l’amont et l’aval. Même si trop souvent l’agriculteur a l’impression d’être tributaire et de subir, en intégrant cette notion de système, il peut plus facilement gérer, développer, aménager son écosystème qui, en retour, va l’accompagner, le financer, lui apporter des services, l’informer et même l’aider à prendre les bonnes décisions. À ce niveau, il s’agit presque de biomimétisme ; c’est à dire l’imitation et le transfert d’organisations naturelles à d’autres dimensions et entre autres ici, la dimension entrepreneuriale et économique.
Enfin l’agriculteur en tant que personne, interagit avec et au sein d’un écosystème social. Il y a bien sûr les voisins agriculteurs mais aussi tous les autres et même les rurbains. Grâce à Internet et aux réseaux sociaux, nous pouvons également tisser tout un tas de relations et participer à des échanges. Ces réseaux permettent de collecter et de valider de nombreuses informations techniques, de faire appel à des expertises croisées (agriculteurs, techniciens, chercheurs), de faire circuler des innovations mais aussi d’éviter de se retrouver seul face à des décisions compliquées.

"Il faut abandonner le terme d’exploitation agricole !"

Ainsi et comme notre activité prend naissance dans le sol et le vivant de manière plus large, nous gérons un enchevêtrement de rouages extrêmement complexes et subtils où la modification d’un détail peut impacter l’ensemble. Au regard de ces considérations, il est donc urgent d’abandonner le terme « exploitation agricole » dans nos réseaux et de le remplacer par agroécosystème. Même si l’objectif premier doit rester la productivité et la rentabilité, cette dimension économique ne sera performante et durable que si l’agriculteur s’emploie à développer, consolider et faire grandir son agroécosystème plutôt que d’exploiter son sol, sa biodiversité et même ses réseaux. En complément, cette terminologie semble beaucoup mieux traduire le caractère unique de chaque situation qui, au-delà des conditions pédoclimatiques, réagit aux orientations, aux choix et même aux goûts de chaque producteur. Enfin, cette diversité d’agroécosystèmes représente une richesse permettant de développer beaucoup plus de résilience ; c’est également un formidable carburant pour stimuler l’innovation vers toujours plus d’efficience et d’agroécologie.

L’indice de régénération de PADV (Pour une agriculture du vivant)

Une équipe d’agronomes et de chercheurs, dont certains interviennent dans TCS (P. Boivin, O. Husson, J-P. Sarthou et M-A. Selosse), membres du conseil scientifique de PADV, viennent, à travers un courrier clair et engagé au Ministre de l’agriculture, de lui proposer l’indice de régénération (IR). L’idée est de montrer la voie de la transition agroécologique et donner accès à l’éco-régime de la future PAC (2023-2027).
Après avoir explicitement signalé que les agriculteurs sont souvent en première ligne face au réchauffement climatique qui peut même mettre en péril notre souveraineté alimentaire, ils affirment que face à ces enjeux, notre seule chance est de régénérer les sols cultivés et les écosystèmes agricoles en stockant du carbone dans les sols et les arbres tout en développant la biodiversité. Pour eux, ces nouveaux services rendus par les agriculteurs engagés dans une transition vers l’agroécologie doivent être reconnus par la société et soutenus en priorité par les politiques. C’est tout l’enjeu de l’éco-régime qui est l’un des dispositifs de cette nouvelle PAC. Il doit être à la hauteur des enjeux écologiques et environnementaux mais aussi rester ouvert à tous car cette transition est l’affaire de tous les agriculteurs.
Ce groupe de chercheurs dénonce également les affrontements stériles des labels. Ces derniers ont évidemment leurs intérêts mais au-delà de ce qui les distingue, ils partagent une limite commune : ils n’intègrent qu’une partie de l’agroécologie telle qu’elle se décline sur le terrain. Ces agronomes reconnaissent que les voies de progrès sont multiples et en constante évolution sous l’impulsion de la recherche et des agriculteurs eux-mêmes et que cette démarche doit être ouverte à tous les agriculteurs et à toutes les agricultures. L’objectif ambitieux est de faire de sa ferme un écosystème cultivé productif, résilient, économe et respectueux des ressources naturelles. Si certaines voies d’évolution passent par l’AB et d’autres par l’ACS, aucune ne s’arrête au cadre de cahiers des charges car les voies de progrès vont bien au-delà. Pour cette raison, l’agroécologie ne saurait être réduite à une liste de pratiques à proscrire ou à mettre en œuvre.
Pour eux, c’est donc un outil complémentaire qu’il faut convoquer afin d’intégrer cet aspect systémique et propre à chaque ferme en transition agroécologique. Dans le cadre des politiques agricoles, il faut un outil qui évalue les fermes non pas sur ce qu’elles sont, mais sur ce qu’elles font pour atteindre ce but commun quelle que soit la voie empruntée. Cet outil doit être transparent, open-source, évolutif et utilisable par tous sans conditions. Il doit être pertinent d’un point de vue agronomique afin de servir de socle à la réflexion et à la progression des agriculteurs mais aussi de tous les acteurs. Enfin, il doit servir à créer un contrat de confiance, d’information, de progrès et de solidarité tout au long des filières, du producteur au consommateur.
C’est pour cette raison qu’il propose l’IR (indice de régénération) qui est le fruit d’une étroite collaboration entre scientifiques, agriculteurs et techniciens. Bien qu’il semble encore assez complexe d’utilisation, il apporte déjà une base sérieuse qui permet d’évaluer objectivement le niveau d’agroécologie des fermes et leur progression. Il permet enfin d’apporter une énorme ouverture, une vision systémique et scientifique qui manque cruellement dans ces débats tout en restant malléable. Vous pouvez partager vos remarques afin de le faire progresser !
L’IR est aujourd’hui à la disposition de tous et de manière libre et gratuite sur https://transition.agricultureduvivant.org/indice-de-regeneration


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