COMMENT PASSER DE L’ÉBRIÉTÉ À LA SOBRIÉTÉ : L’AGRICULTURE DE CONSERVATION MONTRE LE CAP

Frédéric Thomas ; TCS n°70 - novembre/décembre 2012

Le changement climatique semble avoir disparu des écrans radar tant le monde est obnubilé par la crise mais 2012 a sonné la fin du protocole de Kyoto et la vérification des engagements pour réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES). Le bilan est mitigé et, malgré beaucoup de communications et de débats depuis plus de 10 ans, les émissions à l’échelle de la planète ont plutôt continué de croître. Entre l’Asie qui a soif de développement et les États-Unis qui restent des énergivores, l’Europe et la France font tout de même office de bons élèves. Néanmoins, il ne faut pas s’enorgueillir de cette position. Bien que cette maîtrise des émissions soit le résultat d’efforts consentis, la grande majorité de la réduction des GES est due à la place que tient le nucléaire chez nous mais aussi à la forte désindustrialisation de ces 10 dernières années.

Aujourd’hui, Kyoto 1 se poursuit par un nouvel accord (Kyoto 2), qui vient d’être arraché à Doha (Quatar) le 8 décembre dernier. Il intègre une seconde période d’engagement entre janvier 2013 et décembre 2020. Malheureusement les pays signataires, dont l’Union européenne, l’Australie et une dizaine d’autres pays industrialisés, ne représentent qu’environ 15 % des émissions globales après le retrait de la Russie, du Japon et du Canada sachant que les États- Unis n’avaient jamais ratifié le traité d’origine. Malgré toutes ces gesticulations et effets d’annonce, ce nouvel accord, bien qu’utile, risque donc de n’avoir qu’un impact symbolique alors que le réchauffement climatique est un enjeu majeur mais aussi un sujet de choix pour développer une réflexion environnementale, économique et sociale globale.

Sans vouloir être alarmiste et avec ce peu de mobilisation et de changement de comportement, le niveau du réchauffement à la fin du siècle risque bien de dépasser les 2 °C initialement annoncés : aujourd’hui les scénarios des experts affichent plutôt une fourchette comprise entre 3 °C et 5 °C. Même si quelques irréductibles refusent la réalité, doutent encore et mettent en avant d’autres causes probables, il est difficile aujourd’hui d’ignorer l’impact des activités humaines sur le climat. D’autre part, le changement climatique, qui doit se traduire dans les faits par beaucoup plus d’extrêmes, n’est plus pour demain et l’agriculture, qui est en première ligne, commence à en percevoir les menaces à l’instar de la météo compliquée de la dernière campagne. Bien que nous ayons connu l’hiver le plus doux de la décennie, nous avons enregistré des températures extrêmes en février pour ensuite continuer par un printemps humide, des records de températures en août avant de clôturer par le déluge de l’automne et de ce début d’hiver. Si certains ont pu et su tirer leur épingle du jeu, beaucoup d’autres ont souffert et vont devoir se reporter sur des cultures de printemps. Encore plus exposés que nous, les Anglais vont être en 2012, et pour la première fois depuis 1947, importateurs nets de blé alors que les surfaces en culture sont beaucoup plus importantes qu’après la guerre. Les prévisions 2013 ne sont pas plus rassurantes au vu du niveau des emblavements comme des levées : la prochaine campagne ne semble pas très prometteuse comme dans beaucoup de secteurs en France. Pendant ce temps, les Nord- Américains ont subi une sécheresse record qui n’est d’ailleurs pas terminée : alors que l’hiver arrive, beaucoup de blés ne sont pas levés et/ou tout simplement pas implantés. Outre-Atlantique, l’inquiétude est inversement proportionnelle au niveau des réserves hydriques et des experts n’hésitent plus à parler de second « Dust Bowl1 ». Osons penser qu’il ne s’agit que de simples rappels à l’ordre et que la tempête est enfin derrière nous. Quoi qu’il en soit, le monde agricole de 2013 risque de se réveiller avec des silos bien vides : une situation qui ne sera pas sans répercussions.

Face à cette situation, que nous présentions depuis quelques années et qui n’a cessé d’orienter notre vision de l’agriculture, l’économie reste plus que jamais la meilleure des stratégies. Si c’est notre ébriété énergétique qui nous a conduits dans cette impasse, c’est la sobriété qui nous en sortira même si la recherche de « croissance » est favorable au raisonnement inverse. Ainsi, et comme nous nous employons à le démontrer, avec l’agriculture de conservation, il est possible de réduire drastiquement notre consommation sans beaucoup enfreindre notre confort ni même nos niveaux de production ; bien au contraire. Plus qu’une orientation individuelle économe et/ou écologique, l’AC est une stratégie globale vertueuse capable de combiner l’amélioration de la compétitivité des producteurs tout en favorisant l’indépendance énergétique du pays avec en prime une limitation de l’impact environnemental local comme global. Ainsi et plus que de reporter la culpabilité sur d’autres ou d’échafauder des projets ambitieux, c’est la somme des efforts quotidiens de tous qui compte. À ce titre, imaginons que chaque agriculteur réduise sa consommation d’énergie de 20 LEP (litre d’équivalent pétrole)/ha de céréales, une valeur minimum en comparaison de ce qu’il est possible de faire, cela représente tout de même 360 millions de litres pour les 18 millions d’ha de céréales. En appliquant le même raisonnement, imaginons que chaque Français économise 1 LEP /jour (directement ou indirectement), un effort facile à atteindre en modifiant légèrement la manière de conduire et les modes de consommation ; cela représenterait 70 millions de LEP/jour : une quantité importante pour un impact collectif significatif avec en prime une économie individuelle bien supérieure aux quelques centimes consentis en septembre dernier à la pompe.

Face à cette situation, il est également stratégique de ne plus gaspiller nos terres agricoles qui sont le garant de notre souveraineté alimentaire mais également de préserver et de redévelopper leurs qualités. Il s’agit là du meilleur engagement pour construire des systèmes de production économes et robustes face à des aléas climatiques croissants. Comme tout est lié, cette approche sol passe en grande partie par la réinjection de matières organiques via la réduction du travail du sol, des cultures productives et des couverts végétaux performants limitant la nécessité de fertilisation exogène. Encore des actions locales qui non seulement bénéficient aux agriculteurs TCSistes et SDistes mais également aux consommateurs tout en allant dans le sens de la préservation de la planète.

Le monde a changé et continue d’évoluer très vite, nous n’avons plus le choix de mijoter nos petits préjugés comme si nous avions le temps. Il est urgent de sortir de cette vision passéiste et de cesser de mettre en oeuvre des approches sectorielles avec des remèdes qui, souvent, amplifient les causes fondamentales. Plus que pour leurs pratiques agronomiques judicieuses et leurs résultats faciles à constater sur le terrain, aujourd’hui, les réseaux AC sont mis en avant au travers des « nouveaux modes de production » d’abord pour leur approche globale cohérente, leur capacité d’anticipation et leur créativité mais également pour leur grand degré d’ouverture, de pragmatisme et de réactivité.

Au-delà d’une reconnaissance et puisque c’est la période des vœux, souhaitons que cet engouement soudain se traduise en mesures adaptées plus incitatives que contraignantes et amorce véritablement cette mutation nécessaire en agriculture. Souhaitons aussi que ce mode de pensée globale où l’intérêt des individus rejoint celui du pays comme de l’environnement fasse écho dans les nombreux niveaux de la société où il peut être appliqué. Souhaitons enfin que la sagesse, le bon sens et surtout la clairvoyance l’emporte et que la France ait le courage de choisir le bon cap et de devenir le leader de cette nouvelle approche de développement.

Bonne année à tous !


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