Racines et sol : un monde de communications et d’équilibres

Cécile Waligora - TCS n°57 ; mars/avril 2010

Dans nos champs, sous nos pieds, les racines forment un enchevêtrement parfois très dense. Elles ancrent le végétal à son substrat mais ont aussi bien d’autres fonctions, comme l’alimentation de la plante en eau et en éléments nutritifs. Ce qu’on connaît moins, c’est leur faculté à impliquer les organismes qui cohabitent avec elles dans le sol : bactéries, champignons et autres invertébrés. Tout un réseau de communications intenses existe sous nos pieds. La notion de sol vivant, synonyme à nos yeux de sol fertile, s’exprime bien là car toutes ces relations servent à la plante, à sa nutrition comme à sa protection. Les mécanismes et les relations qui sont en jeu sont quasiment aussi complexes et aussi riches que l’est la biodiversité au-dessus de la surface. Si vous perturbez peu le sol et semez des couverts végétaux, c’est déjà très bien. Mais si vous développez aussi une plus grande diversité végétale avec un maximum de couverture vivante (au-delà des simples résidus) c’est encore mieux.

Les tiges, les feuilles, les fleurs, les fruits sont des organes de la plante bien connus et étudiés. Les racines sont la face cachée du végétal. Pour autant, c’est bien là que se jouent la fertilité d’un sol, la vie et la production d’une plante.

La racine n’est pas un tube inerte

13 800 000 racines ont été, un jour, dénombrées sous un pied de seigle. Sous un pied de maïs, on a pu comptabiliser 15 à 30 km de racines. D’une manière générale, suivant le type de plante, de sol, de conditions environnementales et de culture, ce sont entre 20 000 et 100 000 km de racines qui cheminent sous un hectare de sol.

Une racine n’est pas un tube inerte à travers lequel passent l’eau et les éléments minéraux du sol. Une racine a bien une forme cylindrique mais comme le montre le schéma ci-après, ce « tube » présente, en son extrémité, une zone très vulnérable, l’apex ou zone méristématique. C’est là que se multiplient intensivement les cellules. Juste à l’arrière, on trouve la zone d’élongation. Cette extrémité étant très fragile, elle est protégée par une coiffe, constituée de cellules exfoliées (détachées, mortes). Derrière la zone d’élongation, apparaissent les premiers poils absorbants. Cette zone est très importante car l’objet d’une intense activité d’absorption d’eau et d’éléments. La simple présence des poils absorbants augmente de manière considérable la surface totale du système racinaire et donc la surface d’absorption. En coupe, de l’extérieur vers l’intérieur, se situent l’épiderme de la racine, le parenchyme puis la zone de conduction protégée par l’endoderme. Dans ce « conduit », on trouve les deux types de vaisseaux conducteurs : le xylème qui achemine, du bas vers le haut, l’eau et les ions nutritifs (la sève brute) et le phloème qui, lui, fonctionne dans le sens inverse puisqu’il véhicule les produits carbonés de la photosynthèse, du haut vers le bas de la plante.

Quelles sont les fonctions de la racine ?
Déjà, la racine permet au végétal, sans être immobile, de rester ancré sur son substrat, le sol. Puis, la racine assure l’alimentation de la plante en eau et en sels minéraux puisés dans le sol. La plante ne pouvant pas, par définition, se déplacer comme un animal, les racines sont là pour aller au-devant de la nourriture, dans un environnement donné. La racine a aussi d’autres fonctions comme le stockage et la mise en réserve de nourriture. Elle est parfois aussi le lieu de synthèse de nouvelles molécules.

On pourrait imaginer que la plante, de part cette immobilité, subit son environnement. C’est vrai mais seulement en partie car, comme nous le verrons plus loin, la racine est aussi capable de piloter son environnement proche en sa faveur… Cet environnement proche est composé, notamment, des organismes du sol, faune et flore, micro et macro-organismes. Trois acteurs entrent ainsi en relation : les racines, le sol et les organismes qui y vivent.

La rhizosphère : rencontre entre le biologique et le minéral

La zone de contact entre tout ce petit monde porte un nom précis : la rhizosphère que nous avions abordée, une première fois, dans le dossier du TCS n° 32 d’avril-mai 2005. Elle peut être définie, de manière simple, comme la zone d’influence de la racine sur le sol. Certains la définissent aussi comme la zone de sol qui reste la plus solidement accrochée à la racine lorsqu’on arrache une plante. Ce n’est pas faux mais la zone d’influence de la racine est plus étendue que cela. Elle dépend du type de plante, de son stade et de son activité mais aussi du type de sol et de sa fonctionnalité. Dans certains cas, comme sous une prairie, le sol peut être considéré comme presque totalement rhizosphérique. En fait cette zone de sol entourant la racine est déterminée par la racine elle-même. C’est elle qui organise « sa » rhizosphère en modifiant les propriétés physico-chimiques de cette dernière et sa composition biologique à travers deux mécanismes majeurs : l’acidification via l’émission de protons (ions H+) et l’exsudation racinaire. Celle-ci correspond à la sécrétion, par la racine, de composés organiques qui diffusent dans le sol. Ceux-ci ont une importance cruciale.

Ces exsudats racinaires sont constitués de deux fractions majeures, en plus des cellules exfoliées de la coiffe :
- Les mucilages qui sont composés à 95 %, de sucres (polysaccharides) et à 5 % de protéines. Ce sont essentiellement des produits carbonés issus de la photosynthèse.
- Les exsudats solubles, également issus du processus de photosynthèse, composés de molécules de plus petite taille comme des sucres simples, des acides aminés, des acides organiques, des enzymes, des phénols, des stérols ou encore des vitamines.

L’ensemble de ces exsudats racinaires ou rhizodéposition, correspond ainsi entre 5 à 30 % des produits de la photosynthèse, soit entre 1 et 3 tonnes de C/ha/an. Certaines études annoncent même que la rhizodéposition représente 40 % des entrées de carbone dans le sol. Des sources complémentaires de carbone qui ne sont, d’ailleurs, jamais bien intégrées dans les bilans…

Les exsudats, carburant de la vie biologique des sols

Ces exsudats ont trois rôles majeurs :
- La protection de la coiffe de la racine, zone fragile comportant, comme nous l’avons dit plus haut, les cellules du méristème apical, à l’origine de l’élongation de la racine.
- L’agrégation physique des particules d’argile (à l’image d’une colle).
- La ressource énergétique pour les habitants du sol. C’est le carburant, rapidement et facilement assimilé par de nombreux organismes du sol, micro ou macro.

Les exsudats racinaires stimulent ainsi le développement et la prolifération des organismes vivants tout autour de la racine, constituant la fameuse rhizosphère. On estime, par exemple, que vit entre 108 et 1010 cellules bactériennes dans cet espace par gramme de sol. Si les exsudats stimulent le développement des micro-organismes, en retour, ceux-ci stimulent l’exsudation racinaire, faisant de ce milieu une zone dynamique où l’activité biologique y est intense. En effet, à partir des exsudats racinaires, se forment de véritables chaînes alimentaires avec, comme premiers acteurs, les bactéries (plus rapides à se multiplier) puis les champignons. Viennent ensuite les consommateurs de ce premier niveau alimentaire comme les nématodes, les protozoaires ou les collemboles et ainsi de suite… Tous les genres ne sont pas attirés par les mêmes compositions d’exsudats. Si la racine oriente en quantité un cortège microbien, elle l’oriente également en « qualité ».

Les micro-organismes constitutifs de la rhizosphère sont ensuite impliqués dans divers mécanismes comme :
- la solubilisation d’éléments nutritifs facilitant leur absorption par la plante ;
- la synthèse de substances de croissance (hormones) ;
- le biocontrôle (protection contre les pathogènes ou, à l’inverse, attaque des racines) ;
- la fixation d’azote atmosphérique par des bactéries spécifiques chez les légumineuses (mode de fixation symbiotique) ou la fixation libre par d’autres bactéries, comme le genre Azotobacter.

Notons aussi que le renouvellement permanent des micro-organismes rhizosphériques représente une source non négligeable de nutriments pour la plante via l’émission de composés carbonés facilement assimilables lors de leur mort.

Actions à tous les stades des cycles des éléments

L’aide apportée par les micro-organismes s’avère particulièrement précieuse lorsque les éléments nutritifs sont plus difficiles à absorber parce que « piégés » au niveau du sol. On pense tout de suite au phosphore dont seulement 10 % de la quantité totale contenue dans le sol est sous forme d’ions assimilables (HPO42- et H2PO4-) par la plante. Le reste est intimement lié à d’autres éléments comme le calcium, le fer ou l’aluminium. Rappelons qu’avant de requérir l’aide d’organismes du sol, la racine utilise déjà divers mécanismes pour désorber les ions piégés : l’acidification du milieu via l’émission d’ions H+, l’exsudation d’acides organiques mais aussi l’émission d’enzymes, appelées phosphatases (ces dernières servent à hydrolyser le phosphore d’origine organique).

Chez de nombreux végétaux, la faible concentration en phosphore assimilable entraîne aussi la libération, par les racines, de composés phénoliques dont certains ont des propriétés antibiotiques. Ils permettent de limiter le développement de micro-organismes pathogènes et empêchent les micro-organismes de la rhizosphère de dégrader les composés organiques émis par la racine impliqués justement dans l’assimilation du phosphore... Les dicotylédones utilisent ainsi ce processus pour augmenter leur absorption de fer, élément naturellement peu soluble et difficilement assimilable.

Les graminées utilisent un autre procédé. Leurs racines sont capables de libérer de très grandes quantités d’acides aminés particuliers, appelés phytosidérophores ayant une grande affinité avec les ions ferriques Fe3+. Ils rendent aussi plus assimilables d’autres éléments comme le manganèse, le zinc ou le cuivre. Mais ce n’est pas tout car il s’avère que des bactéries sont capables d’émettre ce genre de molécule transportant le fer appelée sidérophore.

Un autre exemple (ils sont infinis !) est celui de la dynamique du soufre qui implique plus directement certains habitants du sol. Cet élément peut être rapidement immobilisé dans le sol sous forme organique. Cette immobilisation dépend du type de plante et du type de micro-organismes présents dans la rhizosphère. Les crucifères par exemple (colza) émettent des exsudats racinaires qui stimulent la synthèse d’enzymes d’origine microbienne impliquées dans la solubilisation du soufre. Ainsi, l’immobilisation du soufre sous un colza est plus lente que sous une orge.

La mycorhization : fondamentale et universelle

Nous ne pouvions pas aborder les relations racines et micro-organismes du sol sans évoquer une relation dont on parle de plus en plus : la fameuse symbiose mycorhizienne (champignon-racine). Elle nous permet de voir ce qui se passe à la fois dans l’espace de la rhizosphère sensu stricto mais aussi au-delà de cette zone d’influence immédiate.

Cette association symbiotique entre un champignon et la racine des végétaux concerne la quasi-totalité des plantes vertes terrestres. Seules les crucifères (colza, moutarde, choux) et les chénopodiacées (betteraves, épinards) en sont dépourvues. D’autres espèces aussi comme le sarrasin ou le lupin qui, pour ce dernier, s’en est affranchi en développant un système racinaire particulier ayant la capacité d’assimiler plus efficacement les éléments nutritifs qu’un système racinaire « classique ».

Plusieurs catégories de champignons interviennent dans la symbiose mycorhizienne mais 70 % des plantes vasculaires actuelles entretiennent une symbiose avec des mycorhizes dites arbusculaires car formant des structures fongiques particulières nommées arbuscules. Cette forme de symbiose existe depuis les tous débuts de la vie terrestre, soit environ 450 millions d’années. Pour la petite histoire, selon les spécialistes, après les lichens (également un type de symbiose), la symbiose mycorhizienne aurait permis la conquête du milieu terrestre par le monde végétal.

Mais comment çà marche ? Symbiotes obligatoires, ces champignons ont besoin de s’associer aux racines des plantes pour vivre. Ils peuvent cependant survivre à l’état de spores dans le sol et même résister au passage dans le tube digestif d’un organisme invertébré (ver de terre) ou vertébré (rongeur) sans perdre leur pouvoir de germination. Le principe est simple : la plante verte, grâce à la photosynthèse, alimente son symbiote en éléments carbonés (la recherche avance le chiffre de 20 % des produits carbonés qui sont utilisés par le champignon) et celui-ci, en retour, approvisionne la plante en eau et en éléments minéraux à partir du substrat, le sol.

Les spores du champignon donnent naissance à des mycéliums (les « racines » du champignon), dont la croissance est stimulée par des flavonoïdes émis par la plante. Lorsque ce mycélium entre en contact avec la racine (au niveau des poils absorbants), il se fixe (sorte de ventouse) et se développe à l’intérieur grâce à un très fin réseau. Il y pénètre de façon subtile sans trop en perturber les structures et développe des arbuscules et des vésicules comme le schéma ci-après le montre.

La particularité des mycorhizes, par rapport aux symbioses chez les légumineuses avec les bactéries du genre rhizobium, est que le champignon ne reste pas confiné à l’intérieur de la racine. En effet, à partir de ce point d’ancrage dans la racine (et c’est tout l’intérêt de cette association), le mycélium se développe de manière considérable à l’extérieur, envahissant le sol dans toutes les directions. De très fine dimension, il offre alors une surface de contact très importante, pénétrant beaucoup plus aisément que la plus fine des radicelles, dans les moindres interstices. On a ainsi estimé que sous un mètre carré de prairie, la surface de contact du mycélium déployé pouvait représenter 90 m², soit neuf fois plus que la surface explorée par les racines seules. Dans un pot, sous un seul pied de poireau mycorhizé (plante type, particulièrement riche en mycorhizes), le chiffre est de 1 kilomètre de mycélium !

Six catégories de fonctions sont modifiées par la seule présence de la symbiose mycorhizienne :
- l’absorption des éléments minéraux ;
- l’absorption de l’eau ;
- les activités hormonales ;
- l’agrégation des sols ;
- la protection contre les organismes pathogènes ;
- la résistance aux stress environnementaux. Les mycorhizes jouent à tous les niveaux

L’absorption d’éléments nutritifs est la toute première fonction attribuée aux mycorhizes, notamment celle des éléments peu mobiles dans le sol comme le phosphore et le zinc. Cette efficacité d’absorption accrue des plantes mycorhizées vient de la surface d’exploration du sol beaucoup plus importante grâce au développement du mycélium. Imaginez si la plante devait, par elle-même, aller chercher ces éléments peu mobiles ? Elle devrait déployer une énergie considérable qu’elle n’aurait plus pour d’autres fonctions, comme la formation de biomasse et de graines…

Mais ce n’est pas tout : des travaux récents montrent que des champignons mycorhiziens interviennent aussi dans la décomposition des matières organiques, qu’elles soient animales ou végétales. Dans cette activité, ils agissent seuls ou en synergie avec d’autres micro-organismes du sol. De cette manière, ils donnent aussi accès à d’autres éléments minéraux, l’azote en premier. De même, il a été montré que les champignons arbusculaires peuvent s’associer étroitement à des bactéries du sol pour assurer la dissolution des minéraux et rendre ainsi les éléments, comme le phosphore, disponibles pour les plantes. On observe même la formation de gaines ou biofilms bactériens à la surface des hyphes du champignon ! La symbiose va ainsi, au-delà de la seule relation racine-champignon… Il est aussi admis aujourd’hui que chez les légumineuses, la présence simultanée de la symbiose mycorhizienne et de la symbiose avec les bactéries du genre rhizobium (pour la fixation de l’azote de l’air) exerce un effet synergique sur la croissance des plantes. Un autre point fort en faveur de l’introduction des légumineuses dans nos systèmes de culture !

L’absorption de l’eau est la deuxième fonction mise en avant pour les mycorhizes. L’augmentation de la surface d’absorption des éléments minéraux conduisant aussi à celle de l’eau. De ce fait, les plantes mycorhizées ont cet autre avantage de beaucoup mieux résister à la sécheresse (en tout cas, plus longtemps). La moindre source d’eau dans les plus petits interstices du sol ne peut pas échapper au très fin réseau de mycélium. Des études scientifiques révèlent même qu’un signal chimique du champignon peut aller jusqu’à provoquer la fermeture des stomates au niveau des feuilles de la plante ; ceci afin de prévenir d’un dessèchement irréversible. La nature est incroyable… Concernant l’activité hormonale, on a pu constater que chez les champignons arbusculaires, une hormone (l’acide jasmonique), ainsi que l’éthylène, intervenait dans le processus de colonisation des racines et entraînait des modifications biochimiques dans toutes les parties du végétal. Ces modifications hormonales interviendraient dans les mécanismes qui contrôlent le degré de colonisation de la plante en dopant, en quelque sorte, la croissance de la plante. Ce contrôle maintiendrait alors un équilibre de croissance entre le champignon et la plante hôte.

Le mycélium des champignons mycorhiziens n’agit pas seulement sur les végétaux. Il a également des effets physiques non négligeables sur le sol. Le réseau de mycélium constitue ainsi une structure dynamique qui progresse dans le sol à raison de quelques millimètres par jour (ce qui, à cette échelle, est considérable). Ce réseau, en perpétuelle croissance, se renouvelle continuellement. On estime que la durée de vie moyenne du mycélium mycorhizien est d’une semaine. À partir du moment où les réserves nutritives d’un secteur sont devenues trop faibles, le champignon a tout simplement la capacité d’en abandonner sa colonisation. La partie interne du mycélium (le cytoplasme) migre alors vers le mycélium toujours en croissance, ne laissant qu’une coque vide (la paroi externe du mycélium). À ce propos, le mycélium mort contribue au stock de matières organiques du sol et constitue, à l’instar des racines en fin de vie, un liant physique participant à l’agrégation dans les sols. Sans oublier leurs actions respectives sur la porosité…

La structurante glomaline

Mais le champignon possède aussi la propriété de secréter une protéine, la glomaline. Celle-ci contribue directement au renouvellement du stock de matières organiques du sol car elle se décompose difficilement et s’accumule, formant une partie de l’humus. Des études estiment même que cette proportion représenterait le tiers du carbone séquestré dans les sols de la planète. Ce qui est absolument considérable ! D’autres expérimentations ont aussi montré qu’en semis direct la teneur en glomaline était deux fois plus élevée qu’en système avec labour. Seules les prairies affichent des taux supérieurs.

Concrètement parlant, la glomaline est une glycoprotéine qui a un rôle fondamental dans la stabilité structurale. Elle agit à la façon d’une colle qui assemble les particules les plus fines pour en faire des agrégats stables. Ainsi, de part ces propriétés, le réseau de mycélium mycorhizien contribue physiquement, chimiquement et biologiquement à la formation et à la stabilisation des agrégats du sol, ainsi qu’au maintien d’un pool de matières organiques, elles-mêmes facteurs de plus grande stabilité structurale.

On a parlé, dans les différentes actions de la mycorhization, de la protection des plantes contre des organismes phytopathogènes. Dans leur écosystème, qu’il soit naturel ou remanié et travaillé par l’homme, les plantes n’ont pas que des relations positives avec les autres organismes vivants. Elles sont aussi l’objet d’agressions continues par des bactéries, champignons, nématodes et insectes phytophages ou phytopathogènes. Les champignons mycorhiziens sont aussi capables de protéger la racine contre certaines de ces agressions. Ils le font à deux niveaux : dans les tissus racinaires et dans la rhizosphère. Déjà, par la présence très importante du réseau mycélien, le champignon mycorhizien exerce une pression quantitative sur les autres populations fongiques de la rhizosphère, les maintenant sous un seuil de présence acceptable. Il évite ainsi leur prolifération qui aurait un impact négatif sur la culture. C’est toute la différence entre une plante mycorhizée et une autre qui ne l’est pas, beaucoup plus sensible aux attaques de pathogènes. Il existe un troisième niveau : en améliorant l’alimentation de la plante, la mycorhization rend celle-ci également plus forte vis-à-vis des agressions.

Mais les plantes mycorhizées résistent aussi aux pathogènes selon un autre mécanisme, lié aux modifications des activités physiologiques de la racine. Ainsi, une plante agressée par un organisme pathogène produit des antibiotiques à son encontre. Le champignon mycorhizien est lui-même capable de déclencher cette réaction chez la plante, tout en demeurant, de son côté, insensible à ces antibiotiques. La plante peut donc continuer à bénéficier de sa présence mutualiste, tout en restant protégée des attaques de pathogènes. Par ailleurs, plus on observe finement le sol, plus on met en évidence des relations de synergies entre les bactéries du sol et les mycorhizes, notamment dans le contrôle des maladies racinaires. Par exemple, les modifications biochimiques induites dans la plante mycorhizée, via l’acide jasmonique, exercent un impact négatif sur des larves d’insectes phytophages, broutant leur feuillage. Ainsi, le champignon mycorhizien, dans la racine, est-il capable d’agir au-delà de la surface du sol, par molécule interposée. Un bel exemple de synergie communicative.

Les collemboles, acteurs importants de la faune rhizosphérique, semblent également jouer un rôle majeur. Comme nous l’avons indiqué plus haut, à partir de la racine, c’est une infinité de chaînes alimentaires qui se mettent en place, toutes participant à l’équilibre du système. Par exemple, les collemboles agissent dans la compétition entre mycorhizes et champignons saprophytes. Ainsi, les saprophytes représentent 40 à 80 % du régime alimentaire de ces invertébrés et les mycorhizes 60 %. La présence des collemboles est elle-même dépendante des exsudats émis par la racine. Deux chercheurs (Steinaker et Wilson – 2008) ont démontré que la production annuelle des racines et celle de mycorhizes étaient à leur maximum pour une densité intermédiaire en collemboles de 300 à 700 individus/m² en sol de prairie et de 600 à 1 500/m² en sol de forêt. En remontant la chaîne, les prédateurs de ces mêmes collemboles sont aussi concernés et notamment par le niveau et la nature des composés émis, à l’origine, par la racine.

Quand les relations se complexifient encore…

Plus les chercheurs avancent dans la connaissance des relations racines-sol, plus ils se rendent compte que les nématodes sont aussi des acteurs importants. Par exemple, les plantes ne restent jamais passives face à une attaque de nématodes phytophages sur leurs racines. Elles mettent en place toute une batterie de défenses dès la détection de l’intrusion. Ainsi, dès qu’un nématode plante son stylet dans ses tissus (le stylet est l’organe permettant au nématode de pénétrer les tissus de la racine et venir pomper la sève), la plante émet tout de suite des molécules spécifiques destinées à détruire les enzymes injectées par l’intrus. L’attaque des nématodes entraîne également une augmentation de la production d’exsudats racinaires.

Les micro-organismes ne sont pas très mobiles dans le sol. La faune du sol peut alors faire aussi office de transport. Les nématodes, petits vers très mobiles, jouent un rôle important à ce niveau. Lorsqu’ils ingèrent des bactéries, toutes ne sont pas éliminées par le passage dans le tube digestif de l’invertébré. 30 à 60 % d’entre elles sont encore viables et peuvent donc coloniser un autre secteur. Des champignons peuvent aussi bénéficier de ce transport gratuit en voyageant sur la cuticule des nématodes. Les racines des légumineuses sont même capables de « recruter » des nématodes qui vont transporter vers elles les rhizobium ! Le métro n’a qu’à bien se tenir ! Les relations entre les racines et les larves d’insectes ravageurs sont toutes aussi complexes. Ainsi, les racines sont capables, par l’émission de signaux spécifiques, d’attirer l’attention d’organismes prédateurs ou pathogènes de ses ravageurs. La maxime « L’ennemi de mon ennemi est mon ami » semble ainsi particulièrement bien fondée…

Ces réactions ont été observées sur des plantes très différentes les unes des autres, signifiant que ce mécanisme est un moyen de défense général dans le monde végétal. Ainsi, lorsqu’une racine est attaquée par des larves d’insecte, elle émet un composé volatil spécifique, le beta-caryophyllene, chargé d’attirer les nématodes pathogènes de ces larves (nématode du genre Heterorhabditis). Ces nématodes forment, par ailleurs, une symbiose avec une bactérie du genre Photorhabdus, laquelle est chargée de tuer la larve d’insecte et de préserver le corps de celle-ci d’autres intrusions (saprophytes, nématodes bactérivores ou autres insectes). En retour, la bactérie utilise le nématode hôte pour se répartir plus rapidement et plus facilement ailleurs et pouvoir vivre en dehors de l’insecte. Ainsi, les racines sont capables, à l’instar des feuilles, de sécréter des composés volatiles spécifiques, reconnus par des organismes pathogènes ou prédateurs de leurs propres agresseurs. Mais la complexité des interrelations va encore au-delà.

Il a été récemment observé que ces interactions sous la surface du sol affectaient également les relations intervenant au-dessus de la surface. Deux chercheurs, Rasmann et Turlings (2007) ont ainsi exposé de jeunes plants de maïs soit à des larves de l’insecte Diabrotica virgifera attaquant les racines, soit à des larves d’un autre insecte (Spodoptera litoralis), plutôt spécialiste des feuilles, soit aux deux à la fois. Ils ont exposé le maïs et les insectes aux prédateurs respectifs de ces derniers : une micro-guêpe du nom de Cotesia marginiventris et le nématode entomopathogène H. megidis. Ils ont observé que ces deux prédateurs étaient fortement attirés quand leur insecte respectif avait attaqué la plante mais que cette attirance était, au contraire, considérablement réduite lorsque les deux « insectes-proie » agressaient simultanément la plante. Ainsi, lorsqu’elle est attaquée, la plante émet des composés volatils qui attirent le prédateur de son agresseur. Mais s’il y a une attaque à la fois au niveau de ses racines et de ses feuilles, alors l’émission de composés volatils par les racines est réduite. La micro-guêpe est capable de percevoir ce changement qui lui indique que la plante est déjà affaiblie par une agression au niveau de ses racines. La micro-guêpe passe alors son chemin. Cela a également été démontré lors d’une autre expérience sur des plants de moutarde. Ainsi, l’attaque des racines par la larve de l’insecte Dela radicum affectait le comportement de la guêpe parasitoïde Cotesia glomerata des larves du papillon Pieris brassicae. Les racines exposées aux attaques des larves de D. radicum émettaient de fortes concentrations de composés volatils soufrés, connus pour leur toxicité sur les insectes, combiné avec de bas niveaux d’autres composés, connus comme attirant les insectes herbivores. Ainsi les femelles de la micro-guêpe recherchent-elles, de préférence, des plantes non attaquées au niveau de leurs racines. Elles recherchent, naturellement, des plantes performantes pour assurer leur descendance.

D’autres analyses ont montré que les agresseurs de racines induisent toujours de fortes réponses chimiques aussi bien dans les racines que dans les bourgeons alors que les agresseurs de feuilles n’influencent que la partie aérienne. Ainsi, bien que fixes, les plantes sont loin d’être passives et ne subissent pas autant qu’on pourrait le penser le milieu dans lequel elles se développent. Au contraire, étant la principale source d’énergie via la photosynthèse, elles pilotent littéralement et conditionnement une grande partie de l’activité biologique du sol (et parfois celle de la surface) afin de se nourrir mais aussi de se protéger des agressions. Ces fonctions seront d’autant mieux remplies et les réponses et réactions d’autant plus rapides que le sol est lui-même un milieu vivant et diversifié.

Les vers de terre aussi…

Mais qu’en est-il de nos vers de terre ? Ils sont un peu le tube digestif du sol. Ils sont aussi responsables de son architecture, en creusant des galeries, à l’instar des racines. Mais ont-ils d’autres fonctions ?

Leur action va, effectivement, au-delà de la décomposition des matières organiques et de la formation des galeries. Par exemple, il apparaît que les composés humiques relargués par les lombrics présenteraient aussi des composés hormonaux, pouvant agir sur les racines. Des études récentes (2003) montrent que les vers de terre peuvent induire de subtils changements déterminant la prédisposition des plantes aux attaques d’herbivores du sol. Bouil et al (2005) ont trouvé que la présence des vers de terre augmentait fortement la tolérance des racines de riz vis-à-vis des nématodes phytophages. Bien que les vers n’aient pas d’incidence directe sur ces populations, l’action négative des nématodes sur la biomasse racinaire et la photosynthèse du riz disparaissent en présence des vers de terre. Les lombrics sont capables de déclencher des réactions de défense du riz face aux nématodes phytophages. D’autres études réalisées en 2003 sur le ray-grass anglais, le plantain lancéolé et le trèfle blanc montrent que l’activité des vers de terre augmente la mobilisation de l’azote à partir de la litière et à partir du sol, favorisant l’augmentation de la biomasse racinaire et aérienne. Cet impact diffère toutefois entre plantes. Mais cet effet va encore plus loin puisqu’il est aussi suggéré que la production de composés de défense de la plante pourrait être indirectement favorisée par cette plus grande mobilisation de l’azote, résultat de l’activité des vers de terre. Les racines ne communiquent donc pas seulement avec les micro-organismes mais aussi avec la macrofaune du sol qui elle-même, peut communiquer avec les racines. Même les relations alimentaires végétal-herbivore les plus banales ne sont pas aussi simples que cela…


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