Réflexion sur la biodiversité 

Enjeux essentiels

Edito du TCS 123 de juin/juillet/août 2023Ce terme qui désigne la variété des formes de vies sur terre s’apprécie en considérant la diversité des écosystèmes, des espèces qui les composent ainsi que leurs interactions et niveaux d’organisation. Depuis le sommet de la Terre de Rio de Janeiro en 1992, la préservation de la biodiversité est considérée comme un des enjeux essentiels du développement durable et les pays signataires se sont engagés à préserver et restaurer la diversité du vivant. Après l’année de la biodiversité en 2010, une plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) qui réunit un groupe d’experts de manière similaire au GIEC est chargée de conseiller les gouvernements sur cette thématique majeure. Au-delà des raisons éthiques, la biodiversité est essentielle aux sociétés humaines qui en sont complètement dépendantes à travers l’ensemble des services écosystémiques qui nous permettent de vivre.
De nombreuses espèces sont impactées voire menacées par les activités humaines et la sanctuarisation d’espaces naturels est nécessaire pour préserver cette diversité biologique. Cependant et loin de la science, la biodiversité est devenue un terme valise et fourre-tout à la mode où chacun idéalise sa vision de la nature fléchant en même temps ceux qui, soi-disant, la maltraitent : très souvent l’agriculture et les agriculteurs !

Rien ne ressemble à notre biodiversité initiale

C’est exact que pour produire de la nourriture, les chasseurs-cueilleurs qui n’étaient pas sans impacts sur les écosystèmes de l’époque, sédentarisés en agriculteurs, ont progressivement organisé des milieux naturels. L’agriculture est donc devenue l’art d’altérer ou plutôt d’aménager la biodiversité à son avantage. Plus tard, avec le développement du transport et des échanges, les agriculteurs ont déplacé, sélectionné et modifié de nombreuses espèces. Ainsi, la grande majorité de ce que nous cultivons et mangeons aujourd’hui ressemble peu aux espèces locales d’origine et vient d’autres parties du monde. Que ce soient les tomates ou le maïs pour les plus emblématiques, en passant par les céréales, beaucoup d’arbres fruitiers et même la vigne, rien ne ressemble à notre biodiversité initiale. Avec la sélection variétale, et même la création de nouvelles espèces, la biodiversité végétale de nos campagnes s’est certainement enrichie ! De plus, ces plantes sont souvent accompagnées par une activité biologique plus ou moins spécifique et même de ravageurs et de maladies, qui de fait, viennent enrichir la biodiversité locale tout en perturbant les écosystèmes existants.

Grand brassage

Bien entendu, ce grand brassage ne s’est pas fait sans accident. Citons quelques exemples emblématiques : l’introduction du lapin de garenne en Australie, l’arrivée du frelon asiatique, de la coccinelle asiatique (cf TCS 122 de mars/avril/mai 2023) ou l’invasion de plantes comme la jussie qui, après s’être échappée de bassins d’agréments et d’aquariums, est devenue depuis quelques décennies un redoutable envahisseur des milieux naturels humides. Ainsi, en matière de biodiversité, rien n’est vraiment statique mais tout est en perpétuelle évolution et adaptation.

Le sol, écosystème précieux

Par ailleurs, nous sommes sensibles à ce que nous voyons et apprécions comme les animaux, les insectes, les oiseaux mais beaucoup moins à ce qui est petit et caché. À ce titre, les sols sont certainement un réservoir très sous-estimé en matière de biodiversité. Ils n’hébergent pas que des vers de terre, des carabes, des collemboles et des larves d’insectes. On y trouve également des nématodes, des bactéries et des mycorhizes. Lorsque des analyses d’ADN nous révèlent plus de 500 « génotypes » différents de ces précieux champignons auxiliaires dans une petite poignée de terre, rien que ce niveau nous laisse présager de la richesse et de la diversité de cet écosystème précieux. En agriculture, il est bien entendu essentiel d’encourager cette biodiversité même si elle recèle quelques trouble-fêtes comme les taupins, certains nématodes ou autres champignons pathogènes. Ces réseaux trophiques sont essentiels pour décomposer les résidus, recycler la fertilité et la transférer aux végétaux mais aussi organiser la matrice sol qui est leur habitat et réguler une partie des « ravageurs ». Vu sous cet angle, on comprend pourquoi le travail du sol peut être un énorme stress pour cet écosystème et cette biodiversité. Tout en perturbant les horizons, il détruit inévitablement un certain nombre d’individus et souvent les plus gros comme les vers de terre qui sont déjà un écosystème à eux tout seuls. Il déstructure et désorganise profondément le milieu qui va se réchauffer et s’assécher plus rapidement tout en perturbant les connections et échanges entre les êtres vivants. Cependant, en système conventionnel, une autre organisation de vie existe et s’adapte ; elle est seulement différente.
Ce constat nous amène à deux réflexions fondamentales :
- La biodiversité n’a rien de stable et les équilibres naturels, trop souvent mis en avant, ne sont qu’apparence. Il ne s’agit en fait que de déséquilibres continus entre les acteurs qui s’ajustent aux conditions de milieu et les uns par rapport aux autres, donnant cette sensation de stabilité. La vie s’adapte en permanence avec une biodiversité propre à chaque milieu que ce soit une forêt, un champ de blé, une prairie ou même une ville. Inversement, la biodiversité d’un milieu est source de résilience c’est-à-dire de capacité de réaction et d’adaptation par rapport à des changements de conditions.
- Si beaucoup de personnes centrées « individu » et « milieu » cherchent à supprimer les sources d’agression, elles oublient trop souvent la ressource alimentaire qui est la clé de voute de tout écosystème. Les plantes et la photosynthèse qui sont l’entrée de l’énergie dans le vivant sont donc essentielles à ce niveau. Ainsi, en agriculture comme ailleurs, si la diversité végétale est un atout, il ne faut pas négliger la productivité et donc la biomasse laissée au milieu. C’est ici que l’ACS introduit une différence importante avec les autres systèmes de cultures en apportant d’imposants couverts végétaux multi-espèces et une continuité de photosynthèse. C’est cette biomasse qui nourrira en premier les « herbivores » mais aussi toute l’activité collaborative des plantes, comme les insectes qui profitent du nectar et du pollen ou les bactéries des exsudats racinaires. Vient ensuite une horde de décomposeurs et détritivores qui consomment les résidus laissés au sol, les corps et les déjections de la première chaine de consommateurs. Ils seront ensuite relayés par des réseaux très longs et ramifiés d’êtres vivants qui puiseront un peu de l’énergie restante dans les liaisons entre les atomes de carbone tout en restituant à chaque étape une partie des éléments minéraux liés.
Ainsi et tout au long de ce processus, la fertilité mobilisée par les végétaux est redistribuée et le carbone repart dans l’atmosphère sous forme de CO2. Celui-ci est certainement aussi accompagné d’un peu de méthane (CH4) et d’autres GES, vu que les processus de digestion du sol sont assez proches de ceux des polygastriques comme les vaches. Certains laboratoires vont même jusqu’à évaluer l’activité biologique des sols en mesurant leurs niveaux d’émission en CO2. Bien qu’assez futile, c’est simple avec une approche globale et fonctionnelle intéressantes.

Les milieux agricoles ne sont pas sans biodiversité

Nos sociétés doivent donc accepter que les milieux agricoles soient organisés mais ce n’est pas pour cette raison qu’ils sont sans biodiversité. Le bocage, souvent mis en avant comme idéal, n’a rien d’un milieu naturel ; c’est un milieu complètement façonné par l’agriculture. Certes, certains paysages agricoles sont devenus trop monotones, ce qui réduit de fait la biodiversité qu’ils hébergent et il conviendrait de penser corridors et zones de compensation écologique. Cependant de nombreux agriculteurs et beaucoup d’ACSistes cultivent des formes de diversité dans leurs champs qui viennent enrichir la biodiversité générale du territoire.
Un niveau de productivité élevée est essentiel afin de préserver d’autres territoires plus « naturels ». À ce titre, à la révolution française, les forêts n’occupaient plus que 9 millions d’hectares, mais depuis, elles ont pu se développer sur le territoire et continuer de progresser de 20 % depuis 1985 pour atteindre 17 millions d’hectares en 2020, soit une couverture de 31 % du territoire métropolitain. Il s’agit bien d’extension de milieux « naturels » mais avec une biodiversité différente. Une autre partie importante de la surface agricole a été simultanément transformée en villes et infrastructures grignotant de nombreux espaces naturels. Il est donc normal que les mesures comparatives de biodiversité dans le temps donnent des informations différentes sur les insectes et sur les oiseaux reprises de manière alarmiste qui deviennent des vérités pointant seules l’agriculture et la « chimie » comme responsables.

Une mutation s’est opérée

Cependant, en examinant plus en détail les recherches et publications notamment celles du CNRS de mai dernier, on constate que les oiseaux des milieux agricoles ont diminué de 38 % comme ceux des milieux urbains (-29 %) entre 1985 et 2020. Cependant, les oiseaux classés « généralistes » parmi lesquels on retrouve les corbeaux, corneilles, geais, étourneaux, pigeons et bien d’autres ont connu, sur la même période, une croissance de 22 %. C’est donc plus une mutation qui s’est opérée et ces généralistes de moins en moins bien « contrôlés » voire « protégés » sont certainement venus consommer une partie des ressources alimentaires des oiseaux des champs, et faire de plus en plus de dégâts sur les cultures, comme ce fut le cas ce printemps. Cet exemple montre bien qu’en termes de biodiversité, il est très risqué d’avoir une lecture orientée avec des causalités simplistes. Une vision large avec un inventaire de la globalité des interactions s’impose.
Dans le même ordre d’idée, faut-il supprimer le nombre de vaches pour sauver la planète du réchauffement climatique ? Effectivement, nos bovins émettent du CO2 et même un peu de méthane. Comme beaucoup d’herbivores, ils consomment des plantes et donc de la photosynthèse, que nous ne pouvons pas valoriser, pour les transformer en aliments. Ce n’est donc pas du CO2 additif comme celui émis par du charbon ou toute autre énergie fossile, mais un carbone qui est recyclé pour alimenter les écosystèmes et nous-mêmes en énergie solaire. Ces vaches ne sont que les premiers maillons des chaines de recyclage de la matière végétale qui, d’une manière ou d’une autre, devra être décomposée et minéralisée pour restituer la fertilité au système. Intégrées dans cette vue d’ensemble, il n’est pas si sûr que les vaches soient si impactantes.

Faire confiance aux acteurs du quotidien

Limiter le nombre de vaches, c’est également réduire les prairies, sources de biodiversité et points d’abreuvement stratégiques pour beaucoup d’oiseaux et d’insectes en été. C’est aussi réduire les bouses et les tas de fumiers qui sont des multiplicateurs d’insectes très appréciés par les oiseaux. C’est enfin menacer des arbres, des haies et une mosaïque de paysages agricoles favorables à la biodiversité.
Force est de constater que les politiques environnementales, à l’image du cas des bovins, sont de plus en plus animées par des « experts » hors sol avec des approches très orientées. Pire, leurs mesures simplistes deviennent aberrantes pour un regard systémique et peuvent souvent entrainer une aggravation des impacts globaux. Faire confiance aux acteurs du quotidien qui sont les meilleurs observateurs et experts et accepter la complexité du vivant avec une gestion des questions environnementales en compromis est certainement le meilleur moyen d’avancer sereinement et surtout d’avoir un vrai impact local comme global, tangible et durable.

Évolution des flux de carbone et d’azote lors des processus de décomposition et de minéralisation

Lorsque les résidus organiques (paille, couvert, fourrage, fumier, compost...), qui contiennent environ 45 % de carbone, sont remis au sol, un ensemble d’activité biologique se succède pour consommer cette biomasse, en extraire la matière nécessaire à sa constitution mais aussi à son énergie. Ainsi, en coupant les liaisons carbonées, des plus simples aux plus complexes, ces chaînes de vie vont renvoyer petit à petit dans l’atmosphère le carbone d’entrée tout en libérant les éléments minéraux et entre autres l’azote réutilisable par les plantes.
Sans la présence d’herbivores, les résidus trop carbonés (C/N supérieur à 25) retournés au sol vont entraîner une « faim d’azote » que l’on constate assez souvent en ACS sans la minéralisation du travail mécanique. Outre mobiliser tout l’azote libre du sol, cette activité de décomposition, en quête d’azote pour se multiplier, consomme alors une partie des matières organiques du sol dont le C/N est beaucoup plus bas, libérant ainsi du carbone stocké. C’est en partie pour cette raison que l’incorporation massive de pailles ne contribue pas autant que beaucoup le pensent, à la croissance du taux de MO.
L’intégration des animaux dans le système va bien sûr émettre du carbone (environ 60 % du carbone ingéré) qui est utilisé pour leur métabolisme et leur production. Cependant, cette transition par le rumen et les estomacs des herbivores qualifie (réduit fortement le C/N) la nourriture apportée à l’activité biologique du sol qui, elle, émettra moins de carbone et certainement d’autres GES, limitera les faims d’azote et le déstockage du carbone déjà présent dans les MO du sol avec un retour plus rapide de l’azote et de la fertilité pour plus de photosynthèse future. C’est en partie pour cette raison qu’une prairie productive peut être considérée comme un « puits » de carbone. Malheureusement, sans les vaches, l’affaire sera plus compliquée. C’est aussi pour cette raison que l’élevage pâturant intégré dans les itinéraires ACS, apporte des bénéfices en matière de qualité de sol et retour de fertilité.