L’agriculture durable en pratique

Dierk Jensen, Jean-Claude Hiron, Adrien Leroy, Jens Madsen, César Marcos ; Le Sillon (John Deere GmbH Co. KG) - 1er trimestre 2013

En culture biologique ou traditionnelle, de nombreuses fermes tirent profit des écosystèmes naturels pour développer des pratiques durables. Dans le même temps, la recherche met au point de nouveaux outils.

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Produire plus, plus proprement, avec moins de ressources. Face au défi alimentaire et environnemental des prochaines décennies, les cultivateurs n’ont d’autre choix que de penser à long terme. Mais sous quel angle approcher la durabilité ? Pour Konrad Schreiber, de l’Institut de l’Agriculture Durable (IAD), il s’agit de dépasser le débat opposant traditionnel et biologique : « Des cultures durables supposent des plantes en bonne santé : de ce point de vue, entre luttes intégrée, biologique, chimique, génétique, rien n’est figé. Les phytosanitaires sont là, les nitrates aussi, et il est nécessaire de s’inspirer de divers types d’agriculture. » Afin d’évaluer et d’améliorer la durabilité des exploitations, l’IAD a défini 28 indicateurs répartis en 7 catégories (voir l’encadré p. 17). Si la durabilité procède d’une équation très différente d’une exploitation à l’autre, Konrad Schreiber, comme beaucoup d’autres spécialistes, souligne en premier lieu la nécessité de remettre le sol au centre du système. « La fertilité est liée à la matière organique fraîche. Au cours de sa digestion, celle-ci n’est pas lessivable, et ne se dégrade pas rapidement, sauf par le travail du sol. C’est pourquoi il est opportun de réduire ce dernier pour conserver la matière organique. »

DÉVELOPPER LA BIOMASSE

Une analyse que partage Frédéric Thomas, cultivateur, conseiller agricole président de BASE et rédacteur en chef de la revue Techniques culturales simplifiées. Lorsqu’en 1997 il reprend la ferme familiale, située à Dhuizon en Sologne, l’abandon du labour constitue une étape décisive, qui lui permettra d’accroître la fertilité du sol sableux et naturellement pauvre de ses parcelles. Un couvert végétal permanent est à présent le moteur de son système. « Je laisse la nature travailler, les plantes améliorer la structure du sol, recycler les nutriments, combattre les ravageurs et les maladies. » Pour ses cultures intermédiaires, Frédéric Thomas utilise un mélange « Biomax » (avoine brésilienne, trèfle, trèfle d’Alexandrie, vesces, féveroles, pois, colza, radis chinois, radis fourrager, sarrasin, lin, tournesol, nyger, phacélie). Les légumineuses apportent de l’azote qu’elles fixent ; le couvert limite le lessivage et allège la pression des adventices ; le drainage et la capacité de rétention d’eau sont également améliorés. En été, les racines descendent plus profondément dans le sol bien structuré ; le besoin d’irriguer diminue progressivement. « Je cours toujours après la biomasse », souligne-t-il. « À la surface, les plantes sont en compétition pour la lumière ; celle pour les minéraux et pour l’eau est beaucoup plus rude dans le sol. Elle force le système racinaire à explorer des horizons profonds et les exsudats solubilisent des éléments minéraux. Le sarrasin racle le phosphore. Les légumineuses continuent à pousser à l’automne, alors que l’azote se fait rare. » Ses rotations sur six ans offrent une grande flexibilité, avec deux céréales, les cultures intermédiaires, des légumineuses et du maïs. Les cultures ont malgré tout besoin d’une fumure starter ; 100 kg/ha de fientes de volailles compactées ont été appliqués sur la ligne au semis du blé à l’automne. Un engrais complet avec soufre et oligo-éléments est aussi localisé lors du semis direct du maïs sur bande travaillée. En outre, 30 t de compost sont épandues tous les trois ans. « Avec les 4-5 t/ha de biomasse accumulées par les cultures intermédiaires, le taux de matière organique a remonté et l’auto-fertilité progresse.

L’exploitation est productive. Je continue à travailler sur les rotations et à chercher de nouvelles solutions. Il faut rester prudent et ne pas réduire trop vite la 1.2013fertilisation azotée, les économies d’engrais arrivent plus vite pour le maïs. »

COMBATTRE L’ÉROSION

La dégradation des sols, enjeu central du débat autour d’une agriculture durable, peut avoir des conséquences bien plus graves que des baisses de rendement – Hans-Jürgen Paulsen, agriculteur à Zollchow, en Allemagne, en a fait l’expérience. « Il y a quatre ans, alors que nous semions du colza, cent millimètres de pluie sont tombés en trois heures et tout le lit de semence a été entraîné dans une cuvette. Depuis, nous ne pouvons plus rien y planter : le sol est colmaté et constamment inondé », déplore-t-il. La cause de cette mésaventure : les taux d’humus avaient chuté dramatiquement ces dernières années. Depuis lors, Hans-Jürgen Paulsen, qui possède une exploitation de 400 ha et 300 vaches, réserve la charrue à la culture des betteraves sucrières. Son nouveau système repose entièrement sur le semis sous couvert et les cultures intermédiaires. Fin octobre, l’agriculteur se tient devant ses parcelles verdoyantes, où poussent tournesol, lin, phacélie, radis et lupin, qu’il a semés avec du ray-grass anglais. « Grâce à la pénétration des racines, mon sol est très vivant », confirme-t-il. Le seigle a été moissonné début août. En novembre, une troupe d’ovins doit venir paître la parcelle. Au printemps prochain, la biomasse sera mulchée et le maïs semé. Dans son blé d’hiver, Hans-Jürgen Paulsen pratique le semis direct sous couvert d’un mélange de ray-grass d’Italie, vesce d’hiver et trèfle incarnat. Après la moisson du blé, il récolte, à l’automne, une première coupe, 10 t/h de matière fraîche qu’il ensile. La deuxième coupe est effectuée juste avant le semis du maïs, avec un rendement similaire. Au total, il est très satisfait de son système sans labour : « Je réduis le temps de travail et la dépense d’énergie, et je ne ramasse quasiment plus de pierres ! » Dans le même temps, il évite l’érosion liée au vent, et préserve ainsi son principal outil de travail – la terre – pour lui et les générations futures.

COUVERTURE VÉGÉTALE PERMANENTE

Quelques villages plus loin, sur son exploitation de 940 ha avec engraissement de canards et cultures énergétiques, Mario Rachner a opté pour une couverture végétale permanente. Après orge d’hiver, les cultures intermédiaires sont semées sous la coupe de la moissonneuse-batteuse. Si c’est un blé qui suit, celui-ci est semé dans le couvert, qui sera ensuite détruit au rouleau et à l’herbicide. Après orge, avant les betteraves, Mario Rachner utilise un mélange TerraLife-BetaMaxx de pois, lupin, phacélia, avoine rude, cameline, trèfle d’Alexandrie et vesce de printemps, qui restera debout en hiver. La biomasse (son rendement est excellent) est incorporée au sol lors du semis des betteraves. Désormais, il ne s’imagine pas renoncer aux cultures intermédiaires. L’idée du semis sous couvert progresse aussi. Mario Rachner a déjà testé une graminée sous blé d’hiver et prévoit maintenant d’essayer avec un maïs.

CONSOMMATION DE CARBURANT ET CHARGE DE TRAVAIL RÉDUITES

Pour Søren Ilsøe, la réflexion sur la durabilité est une préoccupation de longue date. Les résultats qu’il obtient aujourd’hui montrent qu’une agriculture de conservation peut être synonyme de rentabilité accrue. Après 10 ans de travail du sol réduit et trois ans d’expérimentation sans labour, cet éleveur danois de porcs a abandonné la charrue en 2011. À la place, un soc ouvreur double de semis (double-shooting opener), importé du Canada, lui permet de réaliser simultanément le semis et l’épandage du lisier avec un interrang de 25 cm. Sa rotation est blé d’hiver/féveroles de printemps/blé d’hiver/orge de printemps. « Je ne fais jamais revenir le blé sur lui-même. » Une culture intermédiaire après l’orge de printemps reporte les résidus de fertilisation sur le blé suivant, avec un gain de rendement. « Pour rien au monde je ne passerais la charrue dans mon sol limono-sableux », déclare Søren Ilsøe. « Cela bouleverserait le travail de tous les organismes qui s’y trouvent. » Le labourage biologique opéré par les quelque 250 lombrics/m2 a stabilisé le sol, avec des teneurs en azote et humus de 3 % et 6 %. D’un autre côté, les coûts de machinisme ont énormément diminué. « J’ai réduit ma consommation en carburant de 75 % et mes besoins en produits phytosanitaires de 15 %, par rapport à un système traditionnel ! L’usure des tracteurs et des outils, la charge de travail sont également en baisse : en tout, un meilleur équilibre entre intrants et produits et une meilleure durabilité. »

MIEUX GÉRER LES RESSOURCES HYDRIQUES

La gestion de l’eau constitue un autre enjeu crucial pour le développement durable – particulièrement dans les pays du Sud. En Espagne, l’irrigation, avec plus de 19 000 hm3/an, en est la première consommatrice, et le thème de l’efficacité hydrique est très présent dans les organismes de recherche. Le spécialiste de l’évapotranspiration Rubén Moratiel, du centre d’études et de recherche pour la gestion du risque agricole et environnemental de l’école polytechnique de Madrid (CEIGRAM-UPM), a développé un modèle pour calculer l’influence du brouillard, des pluies légères et de la condensation sur la transpiration des plantes. Ces précipitations, courantes dans certaines régions sèches, peuvent limiter les pertes en eau, mais elles sont rarement prises en compte dans le bilan hydrique. Simple d’utilisation, le modèle de calcul ne demande qu’une estimation visuelle du temps de séchage des parties supérieures de la plante. « Il s’agit d’une donnée utile, qui permet d’ajuster l’irrigation sans compromettre la viabilité des cultures », souligne le chercheur. En 2009, l’Agence Spatiale Européenne lançait le satellite SMOS, pour mesurer la salinité des océans et l’humidité des sols – un projet qui contribue aujourd’hui à améliorer l’efficience en eau des cultures espagnoles. « Notre service de visualisation propose des cartes de l’humidité du sol précises au kilomètre, presque en temps réel, pour toute la péninsule ibérique  », explique María Piles Guillem du centre SMOS-BEC de Barcelone, qui développe des algorithmes destinés à analyser les données transmises par le satellite. Grâce au site Internet du centre, les agriculteurs peuvent connaître leurs ressources hydriques, prédire la productivité des parcelles et paramétrer plus efficacement leur irrigation.

AMÉLIORER LES APPORTS NUTRITIFS

Même avec une fertilisation équilibrée, le lessivage des nitrates reste difficile à maîtriser. Un projet de recherche associant le département RD de Timac AGRO (du Groupe Roullier) et le département de chimie et de pédologie de l’Université de Navarre, montre qu’il est possible de produire des intrants chimiques à faible empreinte écologique. Sous la tutelle de José María García-Mina, Javier Erro a synthétisé un nouvel engrais capable de minimiser les pertes (Rhizosphere Controlled Fertilizer). Deux composants le constituent ; le premier, soluble dans l’eau, joue le rôle d’un « starter », et le second n’est soluble que sous l’effet des acides de la rhizospère. La plante "contrôle" donc elle-même la libération des nutriments. « Cet engrais est taillé sur mesure pour les besoins des cultures », explique le chimiste Javier Erro.

PRODUIRE DURABLEMENT

Quelles solutions pour une agriculture plus durable ? Il n’y a pas, hélas, de recette miracle. D’un côté, les exemples pratiques nous montrent qu’il s’agit d’une entreprise ardue – surtout en prenant en compte la croissance continue de la population mondiale. Mais il ressort également qu’à long terme, il n’existe aucune alternative. Une chose est sûre : la durabilité reposera autant sur une meilleure compréhension et une utilisation ciblée des mécanismes naturels, que sur les progrès de la science et le développement des technologies de précision.


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