Jeudi 17 mai 2018
Opaline LYSIAK

Après 5 années d’enseignement en lycée agricole, Opaline réalise un Tour du Monde et parcourt 12 pays en 12 mois : « Enseigner autrement l’Agroécologie". Elle crée l’Ecole d’Agroécologie Voyageuse, qui a accompagné 42 personnes à apprendre l’agroécologie en voyageant dans les fermes et trouver leur place dans le monde paysan et du Vivant.

La prise de décision, origine de tous nos problèmes… et de nos solutions

Connaitre ses valeurs, savoir où l’on veut aller, transformer les problèmes en solutions et planifier : la gestion holistique serait-elle la clé de voûte de l’agroécologie ? Témoignages d’agriculteurs en Australie et Nouvelle Zélande.

« Aller dans la bonne direction demande de savoir où on est et où on veut aller » me lance Helen Lewis alors que je la retrouve à la sortie de son avion, après une réunion avec le syndicat des agriculteurs du Queensland en Australie. J’ai à peine le temps de réaliser la portée de cette phrase - simple mais tellement vraie et si peu appliquée - qu’elle me déroule sa vision de la vie. Agricultrice, mère de famille et conseillère en gestion holistique, son emploi du temps est plutôt chargé mais elle accepte de me recevoir dans la famille une semaine. Pour elle les échanges ne sont pas une perte de temps ; ils « nourrissent » la réflexion sur la ferme pour toujours apprendre et s’améliorer. Le planning du week-end est déjà prêt : Helen et Ian ont déposé les enfants chez les scouts et vont planifier les 5 prochaines années de gestion de l’exploitation. Ian s’apprête à revenir à 100% sur la ferme après avoir longtemps travaillé à l’extérieur, « un évènement de taille autant sur le plan professionnel que personnel, il sera à la maison et il va pouvoir développer l’activité » ajoute Helen.

Tous les environnements sont différents

Picot’s farm valorise 400 hectares de milieux très hétérogènes - allant des prairies naturelles aux forêts à sols superficiels - avec un troupeau de 50 vaches de race Brangus.

Pour Helen, la connaissance de l’environnement naturel est la base pour gérer la ferme, mais « la nature est trop complexe pour qu’on se permette de planifier en fonction d’une analyse de l’environnement à un moment donné ». L’un des principes de la gestion holistique est que tous les environnements sont différents et qu’une action peut produire des résultats totalement différents dans deux zones différentes. Tous les ans, Helen et Ian font un suivi biologique des sols : présence d’érosion, de croûte de battance, flore, présence de biodiversité… « C’est un check point pour savoir dans quelles zones nous devons concentrer nos efforts pour régénérer les sols. En fonction des résultats nous re-planifions. Notre système est agroécologique parce qu’on améliore la base dons nous avons besoin pour gagner de l’argent, en optimisant l’utilisation de nos deux plus gros intrants : le soleil et la pluie »

Quand les britanniques sont arrivés en Australie il y a 250 ans, ils y ont « importé » les connaissances et outils européens, qui n’étaient pas du tout adaptés aux écosystèmes australiens. Les conséquences : une destruction de la faune et de la flore, et une quasi disparition des aborigènes et de leur lien à la terre. « On adore les technologies mais si elles entraînent des sols nus il faut repenser le tout. Aujourd’hui nous avons un beau défi devant nous : retrouver ce respect de la terre, régénérer les sols, dans un contexte de changement climatique. En formation, je dis toujours qu’on ne peut pas faire pleuvoir mais on peut largement influencer la surface du sol »

« On aura toujours des moments où il fera très chaud, très froid, très sec ou très humide, admet Ian. On doit agir en fonction de ces changements ! ». De novembre à février, c’est l’été. Toutes les herbes natives poussent à leur maximum avec 200 à 300 mm de pluies. « On a soudain une grosse quantité de fourrage sur pied. On laisse les animaux au pâturage sur une courte période pour que l’herbe revienne plus vite. En hiver, d’avril à octobre, les animaux ont en général 90 jours pour parcourir les 15 parcelles ; c’est plutôt 100 jours en ce moment parce que l’herbe est rare »

Copier les mouvements des troupeaux sauvages : aux origines du « Holistic Management »
L’élevage nous sauvera de la désertification, de la faim et de la guerre  ». C’est ce dont Alan Savory, père du Holistic Management ou Gestion Holistique, est convaincu. Pas n’importe quel élevage : il faut imiter la nature, c’est à dire reproduire à l’échelle de le ferme les migrations des troupeaux sauvages. Alan Savory a cherché à comprendre pourquoi les écosystèmes desquels on avait « retiré » l’élevage en pensant bien faire, se dégradaient encore plus, la végétation ne revenant pas. Il en a conclu que les écosystèmes sains sont ceux où des troupeaux massifs migrent de zone en zone à la recherche de nourriture. Un grand nombre d’animaux dans un seul endroit consomme beaucoup de fourrage et produit beaucoup de déjections. Il doit donc rapidement migrer pour trouver à nouveau de la nourriture, limitant son impact sur le sol et la flore. Le succès écologique - absence de surpâturage - réside dans une équation : beaucoup d’animaux sur une surface limitée pendant une très courte période. Certains lecteurs retrouveront ici les bases du pâturage tournant dynamique, sauf que la gestion holistique est née dans le sud de l’Afrique, là où la désertification est réelle. Pour pouvoir imiter les mouvements naturels des troupeaux, il faut planifier l’utilisation des pâturages en fonction de ce que les terres peuvent supporter. Aujourd’hui, la gestion holistique est appliquée par des éleveurs sur 15 millions d’hectares et 5 continents.

Changer la manière dont on prend nos décisions

Toutes nos décisions sont prises en fonction d’un objectif : acheter un tracteur, faire des études, semer du blé. Ces objectifs existent du fait d’un contexte et nous utilisons en général un contexte limité, basé sur un désir, un besoin, un problème. Au quotidien on atteint en général nos objectifs mais sur le long terme et à l’échelle de la société, l’être humain obtient toujours des résultats non souhaités à partir des décisions qu’il prend, en témoigne la dégradation des écosystèmes (voir encadré sur les origines de la gestion holistique)
Pour gérer de manière holistique, la première étape est de définir ce que l’on veut dans notre vie en tenant compte de la complexité des systèmes dans lesquels nous vivons. Nous devons aussi connaître la base de ressources que nous gérons pour assurer que nos décisions ne dégradent pas (ou améliorent) ces ressources pour les prochaines générations.

« Qu’est-ce que je fais cette semaine pour aller en direction de mes valeurs ? »

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Helen et ses deux enfants lors de mon séjour sur la ferme

Chaque décision prise sur la ferme est resituée au sein d’une matrice : la situation actuelle et une image du futur que l’on souhaite atteindre. « On doit transformer nos valeurs en actions concrètes : qu’est-ce que je fais sur ma ferme aujourd’hui, cette semaine, pour aller en direction de mes valeurs ? » illustre Helen. Cela demande de poser ses valeurs sur le papier, ce qui semble simple mais finalement très peu d’agriculteurs le font.

Cela donne beaucoup plus de sens et de puissance aux actions réalisées sur la ferme. En gestion holistique, on va prendre le temps de décrire ce futur souhaité, appelé « contexte holistique » et qui comprend 4 aspects (voir encadré). Le premier est l’objectif de notre travail ou « Pourquoi mon exploitation existe ? ». Le second est la qualité de vie que l’on souhaite ou « Qu’est-ce qui me fait me lever le matin ? Comment ma vie doit être ? Comment voulez-vous vous sentir ? » ; cela inclut les relations, les défis que l’on se pose pour évoluer, quelle contribution nous voulons apporter, sans oublier les finances. Le troisième élément concerne les formes de production, ou « Qu’est-ce que je dois produire pour créer la qualité de vie que je souhaite ? ». Par exemple, produire une nourriture saine, bien dormir, avoir 1 mois de vacances par an, etc. Enfin, on va décrire notre future base de ressources, c’est-à-dire comment les gens, les terres, les infrastructures… seront dans le futur pour atteindre nos objectifs. Ce futur dépend de nos valeurs, et si on y réfléchit bien les valeurs des agriculteurs se ressemblent souvent : on souhaite un toit, une nourriture saine, la santé, une place au sein de la communauté.

Le Contexte Holistique de Picot’s Farm

Quelle vie voulons-nous ?
Notre vie de famille est abondante et nous fait grandir chaque jour dans l’amour et la confiance. On s’amuse et on se détend ensemble, on se sent apprécié et heureux, en sécurité, nos finances nous permettent de nous sentir bien, on fait de notre mieux, on est dans la compréhension, on partage avec les autres et on les encourage, on apprécie notre environnement naturel, l’espace, la liberté, on est motivés, on est une bonne compagnie.

Ce que nous devons créer :
Un environnement qui permet une communication positive et durable, une bonne entente et de bonnes actions, une gestion du temps claire, de l’équilibre et de la flexibilité. On obtient des bénéfices grâce à un suivi régulier de nos finances, et on célèbre nos progrès. On crée des opportunités pour la recherche et l’application de projets et d’actions concrètes pleines de connaissances.

Notre base de ressources à l’avenir :
Nous sommes aimants, reconnaissants, positifs, amicaux, influents, passionnés, compatissants, avant-gardistes, authentiques, flexibles, ouverts, intelligents, relax, encourageants, généreux.
Nous devons être accueillants, un lieu de rencontres où on est en sécurité, détendus et où on a de l’espace. Notre jardin est productif, relaxant et amusant.
Notre travail doit être stimulant, différent, flexible, rentable, durable, amusant, productif, régénérant, stable.
Notre communauté est ouverte sur le monde, créatrice, ouverte d’esprit, sûre, fière, positive, elle atteint son potentiel, elle est prospère.
Nos infrastructures sont renouvelables, d’actualité, polyvalentes, accessibles, fiables, faciles d’usage.
Nos champs, nos sols sont une célébration du meilleur de la nature, sains, régénérateurs, ont une riche diversité, sont productifs, rentables, partagés avec les autres. Les rivières sont abondantes, notre approvisionnement en eau est flexible, il y a une diversité d’animaux sauvages. Les prairies sont vertes, épaisses, diverses, avec 100% de couverture du sol. Notre troupeau est sain et heureux.

Rotation poulets, vaches, cochons

« Chez nous les herbicides, insecticides, fertilisants et outils de travail de sol sont remplacés par un outil ultra efficace : la poule » introduit Randal Breen. Sa femme Juanita, renchérit « les poules nous payent pour les garder, ce qui est beaucoup plus rentable qu’un tracteur !  » Le couple a créé la ferme Echo Valley il y a 9 ans. Les premiers poulaillers mobiles arrivent sur la ferme en 2014, aujourd’hui au nombre de 5 pour 3000 poules pondeuses au total. « Amenés dans les prairies après les vaches, les poulets éparpillent les bouses et mangent les mouches des cornes, qui sont parasites. Le bénéfice est triple : des poulets costauds, une praire fertilisée et nous n’utilisons pas d’antiparasites ». Le couple avait déjà cette aptitude à l’innovation avant la formation à la gestion holistique avec Helen en 2016. « La gestion holistique est un état d’esprit, pas une méthode étape par étape. Elle nous donne une compréhension profonde du fonctionnement de la nature dans sa totalité pour maximiser les interactions entre animaux et améliorer l’environnement. Cela donne une ouverture d’esprit et une aptitude à transformer le négatif en positif en jouant avec une boîte à outils que l’on maîtrise  ».

Le couple a étudié en détails le paysage de l’exploitation : types de sol, relief, place des arbres… pour positionner les animaux et les cultures. Les cochons suivent les poulets sur la partie de l’exploitation proche d’un petit bois (QR). Après leur travail de fouissage et de nettoyage suit en général un couvert végétal riche. Randal et Juanita estiment que le pouvoir de l’agriculteur pour changer le paysage est énorme. « Nous voulons développer l’agroforesterie pour produire des fruits, mais aussi pour attirer la biodiversité et notamment les oiseaux qui eux aussi limitent la prolifération des parasites » explique Juanita.

A la reprise de la ferme, tout était labouré, avec une érosion importante. En quelques mois une prairie naturelle repousse à partir de la banque de graines du sol. Ces prairies issues des pratiques de l’agriculteur précédent sont rapidement valorisées par un troupeau de Brangus. « On investit dans le sol ; quand il sera totalement fonctionnel, on aimerait implanter des cultures fourragères rustiques et pouvoir vendre les semences » explique Randal.

Régénérer la situation, pas la maintenir

« On ne fait pas d’agriculture durable : on ne veut pas que ça dure mais que la situation s’améliore ». L’expérimentation en cours chez les Breen illustre cette vision ; l’objectif est de tester différentes modalités d’implantation d’une céréale fourragère d’hiver (avoine, blé ou orge) après une prairie pour avoir le meilleure rapport coûts - bénéfices. « L’intégration bétail/cultures est une superbe opportunité pas assez exploitée, on veut voir si l’influence des animaux peut remplacer le travail du sol ». La ferme n’utilise aucun produit phytosanitaire et souhaite limiter au minimum la perturbation des sols. L’essai compare 3 opérations :
- sous-soleuse Yeoman puis repousse de l’herbe pendant un mois puis pâturage par les vaches pendant 1 semaine et implantation de la culture d’hiver
- labour puis implantation de la culture d’hiver
- pâturage 7 jours puis implantation de la culture d’hiver en semis direct (modalité la plus courante sur la ferme).

Lors de mon passage début mars 2018, on voyait déjà l’effet de la succession sous-solage/pâturage sur la modalité 1 par rapport à la modalité sans sous-solage. « La modalité labour donnera peut-être de meilleurs rendements en conventionnel, avec fertilisation, mais les coûts financiers, environnementaux et sociétaux seront plus élevés » devine Randal.

La famille Breen « investit » dans la régénération des sols mais cet investissement est peu coûteux car ce sont les animaux qui s’en chargent… Grâce à la créativité humaine, les poules pondeuses, les cochons et les bovins fournissent suffisamment de produits pour la santé économique de la ferme. Et là aussi les choix ne sont pas anodins et le couple a un objectif bien précis dans un futur proche : approvisionner 500 familles en oeufs, viandes, et pourquoi pas produits végétaux à travers une AMAP. Aujourd’hui, les produits sont écoulés sur les marchés et par un système de pré-commande par mail ; quand les produits sont disponibles la ferme répond au client. « Notre philosophie est que les clients font partie du processus de production ; sans eux nous ne serions pas là. En tant qu’éleveurs nous n’avons pas à dépendre du marché et nous construisons un système qui ramène de la sécurité, du pouvoir aux mains de l’agriculteur ». Le terme anglais pour AMAP est CSA pour Community Supported Agriculture ; il montre bien à quel point les consommateurs influencent la production alimentaire.

Trente kilomètres plus loin, je rencontre la famille Morris. Leurs porcs de races anciennes contrôlent les adventices et préparent le lit de semence pour des blés tout aussi rustiques. « Avoir des porcs à l’extérieur semble anti-économique pour beaucoup d’agriculteurs ; mais avec les outils d’aujourd’hui on peut être très rentable, explique Fiona. En gestion holistique, on se demande : de quoi ai-je vraiment besoin pour fonctionner ?  » La mise en place de clôtures électriques a demandé un investissement important mais c’est la condition pour éviter les dégâts de sangliers et chiens sauvages. Elle insiste sur un point important du contexte australien : l’absence d’aides agricoles. « Ici on doit améliorer notre façon de travailler pour gagner de l’argent et si on veut avoir des aides il faut monter des projets pour montrer au gouvernement que cela en vaut la peine ». Une fois les semis de prairies, de plantes fourragères effectués, l’indicateur de réussite est simple : « si on ne peut pas voir que les cochons sont passés, c’est qu’on a fait du bon boulot !  »

Pouvoir du groupe et échanges avec l’extérieur

L’apport d’idées nouvelles et de points de vue différents, l’ouverture sur l’extérieur et les échanges sont un point commun à toutes les fermes en HM, en témoigne l’accueil que j’ai reçu malgré l’emploi du temps serré des agriculteurs. Stagiaires, écoles, agriculteurs, clients, touristes… les fermes se considèrent comme des « hubs » d’échanges, la sérendipité étant peut-être un des meilleurs termes pour décrire la philosophie ; on cherche autre chose que ce que l’on cherchait en créant des circonstances nouvelles et inattendues. L’isolation des agriculteurs, c’est anti-productif et anti-agroécologie, et la formation de petits groupes permet de progresser. Six fermes - dont Picot’s, Gleneden, et Echo Valley - ont formé un groupe ; leur point commun est la formation au HM par Helen Lewis. « Le groupe a permis à Ian, qui travaille à l’extérieur, de garder inspiration, passion et motivation en discutant, partageant avec les autres éleveurs du groupe, explique Helen. Quand on dit que l’on va mettre en place quelque chose sur la ferme, les autres sont là pour vérifier qu’on le fait vraiment. C’est très sain !  » Le groupe se retrouve un week-end tous les 2 mois chez l’un des membres. « Six fermes, cela permet d’éviter les grandes distances pour se rencontrer et surtout on fait tous l’effort de venir  ». La taille du groupe est donc un facteur de réussite. « Cela crée une liberté de parole, une confiance, l’absence de jugement et une ouverture qui laisse libre court à la créativité et permet un travail de qualité. Plutôt que d’accueillir un nouveau membre, on proposera de créer un nouveau petit groupe ».

10 principes en Gestion Holistique, plutôt pour les éleveurs, à adapter aux autres !

1. La nature fonctionne comme un ensemble, égal à la somme de ses parties et les relations entre ces parties. On accorde une vraie attention aux relations entre la terre, les gens, le troupeau, la biodiversité, l’eau.
2. Comprendre l’environnement que l’on gère. Plutôt que de se battre contre la nature, travailler avec et l’imiter.
3. Le bétail peut être bénéfique pour régénérer les sols à condition de bien gérer le pâturage.
4. Le temps est plus important que les nombres : le surpâturage est directement relié à la durée de pâturage et au temps entre deux périodes de pâturage.
5. Définissez ce que vous gérez (le contexte holistique)
6. Définissez ce que vous voulez : objectifs et valeurs qui sont en accord avec la qualité de vie que vous tentez d’obtenir.
7. Un sol nu est l’ennemi public n°1, il indique tout simplement si vos pratiques de gestion améliorent ou non le sol.
8. Utilisez toute votre boîte à outils : la technique, le feu, le repos, et surtout la créativité.
9. Impliquez toutes les personnes qui ont un rôle sur la ferme pour qu’ils adhèrent à une décision et que ces dernières soient objectivement testées. On voit trop souvent de l’argent dépensé sans avoir réellement testé l’idée.
10. Vérifiez que vos résultats sont atteints : est-ce que ce que vous avez mis en place a fonctionné ou est-ce qu’il faut apporter des changements ? Evaluez et améliorez, comme de bons scientifiques.

Gestion holistique et relation de couple

En Nouvelle Zélande, j’ai rencontré John King, formateur en gestion holistique depuis 13 ans.
En formation avec les agriculteurs, la question du travail en couple est centrale. « L’agriculteur ne peut pas dire qu’il ne mélange pas boulot et vie personnelle. Les deux sont liés et cela ne pose pas de problème à condition de prendre les décisions avec les membres de la famille par exemple qui seront impactés par ces décisions ». Quand les agriculteurs membres du réseau Holistic Management New Zealand se rencontrent, leur femme est toujours là. « Souvent les femmes gèrent la paperasse, la comptabilité, et ont un emploi à l’extérieur de la ferme et ont donc un autre regard sur la ferme. Elles ont une énorme influence sur la gestion et ont un rôle d’alarme quand il y a un vrai problème pour dire à leur mari « Eh ! Tu fais un truc qui ne va pas là ! »
Le couple d’agriculteurs est un sujet peu abordé dans les magazines agricoles ; pourtant c’est un pilier essentiel du fonctionnement de la ferme ! Pour John King, « il ne peut pas y avoir de vrai changement dans les champs tant qu’il n’y a pas de changement autour de la table de la cuisine. Face au stress engendré par une importante décision à prendre, la femme fera un choix moins risqué que l’homme. Elle équilibre la prise de décisions ».

Développer une nouvelle routine autour de la décision

On le sait tous : après une formation, on rentre chez nous et la routine reprend. Souvent on range ce que l’on a découvert dans un coin de notre cerveau en se disant qu’on le ressortira plus tard. « On est un bon formateur ou conseiller quand on parvient à changer cette routine. A faire en sorte que l’agriculteur planifie des moments de discussion, d’échange, de planification, en couple, en équipe ou même seul. Je suis attentif aux émotions des agriculteurs : si je trouve un agriculteur en colère, je me dis que c’est le plus sensible. Les changements sont très difficiles pour eux ; ils ne prendront pas de nouveau risque parce qu’ils veulent être en sécurité ». Pour que les agriculteurs mettent réellement en place la gestion holistique, on va les aider à tester des prises de décision dans 3 situations : quand ils sont bloqués, quand ils doivent dépenser de l’argent ou quand ils ont un problème. Dès qu’ils ont appliqué une première fois une manière différente de prendre des décisions et observé les résultats, ils vont y prendre goût. Il faut aussi les aider à détecter, dans leur agenda, à quels moment ils vont planifier pour les prochains jours, semaines, mois, années. C’est crucial de se réserver du temps pour planifier. «  Les agriculteurs qui ont réussi à changer leur mode de pensée et d’organisation font des choses extraordinaires… et c’est contagieux  » se félicite John.

Holistique et biologique

David Fincham, formé il y a 13 ans par John King, résume son contexte holistique. « Mon objectif est de capter un maximum d’énergie lumineuse dans un paysage dont j’ai la responsabilité, pour produire de l’herbe que les brebis valorisent, tout en produisant un revenu correct et en ayant du temps pour ma famille ».

Agriculture biologique et gestion holistique vont-elles de pair ? Pour l’éleveur, la rigidité du cahier des charges de la bio rend la vision holistique difficile car il nous impose une série de règles. « Mais c’est aussi un challenge car je souhaite diminuer le travail du sol tout en restant en zéro phyto, avec très peu d’exemples dont je pourrai m’inspirer dans la région ».

Tous les voyants sont au vert, seule la fertilité des sols doit être améliorée selon David. Il tente cette année l’implantation d’avoine graine en semis direct derrière luzerne pâturée. Il souhaite créer une filière de transformation de l’avoine, pourquoi pas en boisson. « La demande est énorme en Nouvelle Zélande, on doit profiter de cette opportunité ».

L’approche holistique lui a permis de comprendre que beaucoup d’agriculteurs bio néo-zélandais sont en fait très conventionnels dans leur manière de penser, en traitant les symptômes plutôt que les causes, et en continuant d’être influencés par les vendeurs d’engrais (bio) et de produits phytosanitaires (bio) sans repenser le système dans sa totalité. « Tous les conseillers nous disent de faire pâturer à l’état végétatif ; mes brebis pâturent une partie des plantes en graines, c’est de cette manière que j’ai pu diffuser le trèfle sur l’ensemble des prairies » illustre Dave. Il a opté pour des races traditionnelles qui ne produisent pas de laine et sont donc plus rustiques vis-à-vis des parasites, et qui valorisent au mieux les fourrages en consommant même les herbes moins appétantes.

Enseigner la liberté d’échouer

Le paradoxe de la formation c’est que ceux qui ont besoin de se former à la gestion holistique sont souvent ceux qui se serrent la ceinture et n’ont - ou ne prennent pas - le temps ni l’argent pour se former. C’est un défi de taille d’atteindre ces agriculteurs, d’où l’intérêt d’enseigner la gestion holistique dès le plus jeune âge… et pas seulement en lycée agricole puisque c’est un procédé de prise de décision que l’on peut appliquer dans n’importe quelle situation de la vie. John King donne des cours à l’Université de Lincoln, où une partie des agriculteurs néo-zélandais ont fait leur formation. Pour lui les idées nouvelles comme l’agroécologie et la gestion holistique devraient être enseignées bien avant le « bourrage de crâne », terme par lequel il définit l’enseignement agricole universitaire au pays des kiwis, très conventionnel… et très technique. « On n’aide pas l’étudiant à comprendre les valeurs qui guident ses décisions. La gestion globale de la ferme, incluant communication, gestion financière, sont étudiées superficiellement et déconnectées du champ. Pourtant c’est seulement sur une base économique saine que l’on peut penser à développer son système. On doit aussi donner aux étudiants l’envie de décrypter l’agriculture bien plus loin que ce que les médias disent. Les guider très tôt pour développer une confiance dans l’exploration de points de vue variés et l’expérimentation de nouvelles choses sur la ferme ».

Il prend l’exemple de Rick Cameron, éleveur de moutons qui expérimente sur sa ferme depuis 40 ans. Il a divisé ses terres en 8 unités gérées de manière différente en fonction des sols, paysages, pentes. Une unité est dédiée à explorer les espèces prairiales, les cultures, les produits pour la santé animale, les dates d’agnelage… proposées par la recherche publique ou privée. Cela l’aide à savoir ce qui marche le mieux sur la ferme… et ce qui ne marche pas. «  Aujourd’hui, environ 70 % des projets testés sur cette unité n’ont pas atteint leurs objectifs » admet Rick. Un résultat qui prouve bien que chaque contexte est différent et que les agriculteurs ont intérêt à expérimenter leurs propres idées.

En Nouvelle Zélande, les conseillers sont la plupart du temps des commerciaux qui cherchent à vendre des intrants ce qui réduit l’étendue de choix « visibles » pour les agriculteurs, peu encouragés à prendre leurs décisions par eux-mêmes. « L’observation et la pensée critique en agriculture ont deux objectifs : comprendre comment les intérêts commerciaux sculptent et déforment l’information et l’apprentissage, et questionner les hypothèses et les pratiques qui semblent rendre notre vie plus facile mais qui en fait vont à l’encontre de nos objectifs de long terme. La liberté d’échouer est une manière extrêmement puissante pour développer la créativité  » complète John King. L’innovation est inefficace du fait de toutes les erreurs accumulées donc la flexibilité pour tenter de nouvelles choses est essentielle pour augmenter les performances de l’exploitation. « Beaucoup d’agriculteurs sont bloqués dans leur « régime » de fonctionnement parce qu’ils manquent de flexibilité, d’inspiration et sont de toute manière trop occupés pour se demander ce qui est le mieux pour leur business ». Dès la formation en lycée agricole, les projets doivent rendre les tâches plus faciles, augmenter le plaisir de travailler et réduire les coûts. Tout doit se concentrer autour de l’idée de créer des choses sympa plutôt que de la peur. Et aucune université n’enseigne cela. Comme de bons scientifiques, si l’effet opposé de ce qu’ils souhaitent se passe, les agriculteurs doivent repenser leur théorie et attentes initiales. Une science consciente doit reconnaître un résultat non attendu, qui prouve que nos théories ne sont pas évidentes et ouvrir des opportunités pour une réflexion nouvelle.

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Après le passage de ce troupeau dans la prairie, une céréale d’hiver sera implantée en SD

Découvrez les autres vidéos de la playlist Holistic Management en Australie et en Nouvelle Zélande : https://www.youtube.com/playlist?list=PLKxgFH-eL2cZEYF_g2Tmk9K7gSLv3mI5T

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