Dans un monde fluctuant : faut-il viser la performance ou la robustesse ?

Le doute n’est plus possible, nous sommes entrés dans un monde très fluctuant. Qu’elles soient d’ordres climatiques, économiques ou géopolitiques, les turbulences sont aussi soudaines que profondes. Seule, une simple rétrospective depuis le début 2020, juste avant le confinement lié au Covid, peut donner le vertige. Même si la prédiction est un art difficile, l’avenir reste très imprévisible et certainement encore plus fluctuant qu’il ne l’est aujourd’hui. En tout état de cause, il convient donc de se préparer à du tangage. Ceux qui raisonnent rivés sur des moyennes risquent d’être souvent hors des clous lorsque les écarts types se creusent ! L’humidité de l’hiver et du printemps, à l’inverse des récentes périodes de sècheresse, n’est qu’une indication de ce qui nous attend, pour n’évoquer que les aspects climatiques.

"Nous sommes sortis de l’époque stable"

Pour la partie économique, c’est en 2007 que nous sommes sortis de l’époque stable où l’encadrement avec les prix garantis avait apporté une régularité et une prévisibilité. D’une période de pénurie avec un coût alimentaire élevé, cette politique avait finalement conduit à des surplus de production dont il fallait subventionner les exportations. De plus, ces pratiques venaient perturber certains marchés étrangers. Depuis, l’ouverture des marchés (envisagée comme remède) a exposé nos fermes à la compétitivité (pas toujours loyale) mais surtout aux fortes fluctuations des prix, ce qui repose aujourd’hui la question de la souveraineté alimentaire.
C’est ici un élément clé de l’équation, l’agriculture, plus que toute activité, est essentielle déjà pour l’alimentation. Paradoxalement aux fortes variations des prix de marché, la demande grandissante est relativement stable au moins pour les produits basiques. En complément, l’agriculture fournit également des fibres (coton, laine et cuir), de plus en plus d’énergie renouvelable (éthanol, bio fuel, méthane) et se retrouve propulsée au cœur des produits biodégradables et bio-sourcés avec en plus, un bénéfice de décarbonatation. Il est donc clair, même si la période ne semble pas favorable, que la production agricole, dans son ensemble, a de l’avenir et la délaisser serait une erreur stratégique. Au contraire, c’est l’activité dans laquelle il faut investir pour notre souveraineté alimentaire mais aussi pour l’ensemble des entreprises qui en dépendent. Leurs compétences, leur savoir-faire et leur capacité d’innovation sont des atouts qu’il nous faut conserver et même continuer de cultiver.
Contrairement aux autres activités et surtout à l’industrie, l’agriculture est unique car sa capacité de production est liée au vivant et à la rencontre entre trois éléments. Le premier, base souvent ignorée, est le sol, un milieu unique dont la fertilité et la performance vont énormément influencer la productivité. Vient ensuite le climat qui va plus ou moins permettre d’exprimer ce potentiel. Ainsi, il y a des régions où l’on produit des bananes et du café et d’autres du blé et de la betterave. C’est aussi pour cette raison que les rendements des céréales varient sur la planète de quelques q/ha à presque 18 t/ha dans le nord de l’Angleterre ou en Nouvelle-Zélande. Cette différence n’est pas due à la technicité des agriculteurs mais surtout à la spécificité des conditions pédoclimatiques. Enfin, entre ces deux éléments, s’initie l’art de l’agriculture et les pratiques des agriculteurs qui, par leur gestion et manipulation du milieu, vont chercher à exprimer le maximum de ce potentiel.
Cette situation particulière entre un climat de plus en plus capricieux et des marchés très volatiles rend donc l’activité particulièrement compliquée mais aussi risquée. Face à cette situation spécifique, plus que la « performance », le mot d’ordre semble migrer vers la « robustesse ».

Robustesse déjà par le sol

Cette robustesse passe en premier par le sol qui est le socle de toute production agricole même celle appelée hors sol de manière incohérente. Il faut un sol pour produire les aliments et logiquement, il faudra également un sol pour recycler les déchets organiques qui sont en fait une source de fertilité. De nombreuses expérimentations le prouvent, un sol avec une bonne auto-fertilité et qui gère beaucoup mieux l’eau grâce à sa porosité fonctionnelle construite et entretenue par une biologie diverse et active, est de loin le meilleur stabilisateur pour contrer et tamponner les excès du climat. Un sol performant offre en parallèle une réduction potentielle des coûts de production que ce soit en matière de mécanisation, main d’œuvre comme intrants (engrais et irrigation principalement et dans une moindre mesure, les produits de protection des plantes). Il s’agit d’un des axes majeurs de l’agriculture de conservation qui est parfaitement alignée avec cette recherche de robustesse.
Si le rendement reste déterminant car il est le diviseur de toutes les charges, la marge brute n’est plus un bon indicateur. Elle a le défaut de ne pas prendre en compte les charges dites de structure qui ont énormément gonflé ces 20 dernières années. Elle est également inadaptée face à une approche systémique. À quelle culture doit-on attribuer le prix d’un couvert végétal, l’anticipation d’une fertilisation ou d’un désherbage par exemple ? Il est donc plus logique de considérer aujourd’hui le coût de production nette à l’unité de produit. Cette approche qui permet une meilleure analyse des coûts de production pour affiner les choix stratégiques, apporte en plus beaucoup de lisibilité pour se positionner sur les marchés en fonction des prix proposés.
Cependant, ce concept déjà plus précis ne tient pas compte de paramètres beaucoup plus compliqués à quantifier mais tout aussi stratégiques dans la recherche de robustesse. Combien vaut un sol qui va mieux, qui gagne en auto-fertilité et qui gèrera mieux les à-coups climatiques ? Quelle valeur attribuer à une rotation qui réduit le risque de salissement ? En fait et pour y voir plus clair, nous allons devoir reconsidérer nos classiques comptes de résultats et bilans pour des tableaux de bord plus complexes qui introduisent beaucoup d’autres paramètres et entre autres, la sécurité et la robustesse comme déterminants. Des critères comme le revenu horaire ou le revenu sur capital investi ou même sur le chiffre d’affaires sont des critères déjà faciles à intégrer et qui pourraient fournir des informations intéressantes. Outre la rentabilité de l’exploitation, ils renseigneraient sur sa transmissibilité : un dossier assez épineux et qui risque de le devenir encore plus avec le vieillissement des agriculteurs.

Robustesse par les pratiques culturales

Il convient enfin d’insérer encore plus de robustesse dans les pratiques culturales et l’ACS a élaboré des stratégies déjà bien validées. Au-delà des associations variétales en céréales et colzas, les couverts multi-espèces que nous appelons « Biomax » sont un parfait exemple. Alors que trop d’agriculteurs cherchent encore le couvert parfait comme la plus performante des variétés pour une culture, la combinaison d’espèces, sans vraiment de coûts supplémentaires, limite à la fois considérablement les risques de ravageurs, de gel ou de sècheresse tout en garantissant de s’adapter aux fluctuations du climat en produisant plus de biomasse, recyclant plus de fertilité, fixant plus d’azote et rentrant plus de carbone et d’énergie dans le système.
Pour aller encore plus loin dans le low-tech, prenons ce même couvert végétal Biomax après une céréale d’hiver qui laissera forcément une cartographie de reliquats d’azote post récolte très variable. Épandons en plus un fumier en végétation à l’automne, lui aussi à la composition très variable en fonction de la zone du tas. Eh bien, malgré l’ensemble de ces inconnues, vous allez aboutir à un niveau de reliquats azotés dans le sol à l’entrée de l’hiver, faible et très homogène. À la surface, la quantité d’azote accrochée à du carbone sera en opposition relativement importante dans une végétation assez hétérogène. Là où l’azote était plus présent (reliquat et minéralisation), ce sont les crucifères et graminées qui ont effectué le travail alors que les légumineuses se sont imposées dans les conditions moins pourvues. Aucun modèle, aussi performant soit-il, ne sera capable de vous apporter ce niveau de réactivité, de précision et de justesse, peu importe le climat et bien d’autres facteurs non maîtrisés et maîtrisables.
Faire pâturer les couverts-végétaux en fin d’été et à l’entrée de l’hiver, une source de fourrage stratégique et de très haute qualité nutritionnelle alors que les prairies sont souvent desséchées et qu’il faut consommer une partie des stocks coûteux, est aussi une version complémentaire de robustesse que les systèmes ACS peuvent apporter à l’élevage pâturant. Mieux encore, cette approche entraîne souvent de nouveaux échanges entre céréaliers et éleveurs, une meilleure compréhension, des partages de compétences et souvent le développement de nouvelles opportunités.
Il est également très compliqué d’ouvrir sa rotation et de modifier des enchaînements culturaux afin de mieux maîtriser le salissement et réduire les risques de ravageurs et même de maladies. Cette forme d’anticipation est particulièrement difficile à évaluer et c’est malheureusement face à l’obstacle que les changements se font souvent dans la difficulté. Cependant, vu sous cet angle, une culture même peu rentable peut apporter beaucoup de robustesse et fortement améliorer les résultats agronomiques et économiques d’une exploitation.
Attention, développer de la robustesse est tout sauf simple, cela demande un peu de vision et beaucoup d’engagement. Cette approche n’est pas non plus anti-technologie et anti-performance, elle permet simplement de les replacer où elles peuvent apporter encore plus de robustesse.

Robustesse, l’un des objectifs de l’ACS

Ainsi, l’ACS telle que nous la soutenons avec la revue TCS a déjà bien amorcé ce changement de paradigme vers la robustesse des systèmes de production qui est presque, sans l’avoir vraiment exprimé, l’un de ses objectifs de base. Que ce soit la qualité mais surtout la régénération des sols comme il est courant de l’appeler aujourd’hui, les associations de cultures assez élaborées comme le colza associé, les couverts multi-espèces et la réduction des coûts de production, ces pratiques intègrent une recherche de robustesse complexe que ce soit au niveau de la culture, du sol, de l’économie de l’exploitation et même au niveau environnemental et climatique.
La crise actuelle qui ramène une fois de plus la viabilité des exploitations agricoles au premier plan tend à trop se focaliser sur les prix et le nivelage de la sur-transposition des contraintes de production. Ces revendications sont certes très légitimes mais elles semblent occulter les coûts de production où il existe encore aujourd’hui d’importantes marges de manœuvre en céréaliculture comme en élevage ruminant pour les principaux. Plus globalement, la robustesse des systèmes de production et des exploitations agricoles est ignorée alors que c’est le critère le plus important pour assurer à notre agriculture de garder une place centrale dans nos campagnes et nos paysages tout en remplissant sans trop de contraintes une grande partie des attentes environnementales locales comme globales.