Bilan du dernier tour de plaine aux USA

J’aurais pu vous parler une énième fois du glyphosate qui, malheureusement, fait de nouveau débat avec sa ré-homologation que je ne peux que souhaiter. Il est devenu un véritable totem pour l’écologisme qui pollue les débats par des slogans simplistes et approches binaires. Le sujet du glyphosate est ainsi l’illustration de cette perte de temps, de cette gaspille de fonds et de ce rejet de la science qui, aujourd’hui, fait légion et où le bénéfice du doute occulte toute analyse honnête du bilan bénéfices vs risques. Espérons que des représentants raisonnables et responsables vont être capables de prendre la bonne décision et permettre à l’agriculture de conservation des sols d’assumer fièrement sa place dans les choix techniques, économiques et environnementaux qui sont à disposition des agriculteurs.

Avec cet édito, j’ai plutôt cherché à rester positif et à considérer de nouvelles perspectives en vous partageant un rapide compte-rendu du dernier tour de plaine à travers les USA. Après la période No-till (semis-direct) pour limiter l’érosion qui était l’approche dominante des années 2000, c’est l’agriculture régénérative qui s’est progressivement invitée avec une forte sensibilité "qualité du sol". Aujourd’hui, beaucoup parlent même de « one health » pour « santé globale » : santé des sols, santé des animaux, santé des humains et même la santé de la planète ; une vision globale assez intéressante. Cependant, il ne semble pas que le dossier crédits carbone et compensations chez les farmers soit aussi en avance qu’en France et en Europe. Il est néanmoins toujours inspirant de considérer les approches et innovations que nos collègues d’outre Atlantique, dans leurs conditions et avec les outils à leur disposition, sont en train de tester et déployer.

CBD et chanvre en No-till

Steve Groff
Steve Groff
Malgré de nouveaux challenges, Steve apprécie d’avoir fait évoluer sa rotation du maïs vers le chanvre qui semble avoir fait progresser son système.

Steve Groff de Pennsylvanie, que nous avons présenté dans différents articles de la revue TCS et qui est déjà venu à plusieurs reprises en France pour des conférences, continue de faire évoluer sa ferme depuis plus de 30 ans en semis direct sur couverts. Il cultive toujours des citrouilles et autres cucurbitacées en semis direct avec même des implantations en seconde récolte derrière avoine. Il sème par contre tous ses passages de pulvérisateur avec des mélanges fleuris afin d’attirer plus de pollinisateurs et d’auxiliaires, comme booster la biodiversité sur la ferme.
Parallèlement, il a remplacé une grande partie du maïs par du CBD (cannabidiol) dont le marché semble un peu engorgé en ce moment mais aussi du chanvre textile. Cette culture qu’il arrive à conduire sans désherbage, hormis le roulage et la dévitalisation du couvert, ni autres interventions phytosanitaires, semble adaptée au semis direct. Il teste également l’adaptabilité de différentes variétés où l’on trouve une très grande variabilité. La récolte, comme chez nous, reste un challenge d’autant plus que les résidus du couvert tapissent encore le sol à la fin août. Un andaineur animé semble fournir un résultat très satisfaisant. Malgré l’exportation d’une part très importante de la biomasse par rapport à un maïs, Steve apprécie de pouvoir prolonger son couvert de printemps de quelques semaines supplémentaires et d’implanter un nouveau couvert début septembre : certainement une belle compensation. Le mélange de seigle avoine et vesce velue produira déjà une bonne biomasse à l’automne avant de revenir au printemps suivant avec des citrouilles.

Le relay cropping commence à trouver sa place

Depuis l’émergence de cette idée très audacieuse qui permet de valoriser le couvert d’hiver par une récolte en grain sans nuire à la productivité de la seconde culture de printemps (majoritairement du soja), cette pratique a fait son chemin et se développe notamment sous l’influence de Jason Mauck (Indiana). En théorie, il suffit d’aligner un couvert de céréales d’hiver en laissant des espaces pour venir implanter le soja au printemps suivant, récolter la céréale en début d’été et laisser le soja finir son cycle normalement.

Ben Peckman
Ben Peckman
Ben Peckman étend le relay cropping sur son exploitation sans trop modifier son parc de matériel.

Aujourd’hui, un réseau grandissant s’exerce progressivement avec un certain succès. Ben Peckman (Pennsylvanie), après avoir testé plusieurs céréales, retient l’orge notamment pour la précocité de la récolte. Pour ce qui est de la gestion de la circulation, les doubles rangs de soja sont sur un entraxe de 30 pouces (76 cm) qui lui permet de récolter avec sa moissonneuse sans avoir à modifier la voie. Avec un montage similaire à des releveurs classiques, il fixe simplement sur la coupe des patins en face de chaque rang de soja pour les rabattre et les protéger pendant la récolte de la céréale. Avec du recul, il semble important de redescendre le chaume le plus possible afin de profiter au mieux de la lumière et de préférer une orientation des rangs nord-sud pour maximiser l’ensoleillement. Pour étendre la surface sur sa ferme, il a dû seulement s’équiper d’un semoir monograine spécifique afin de pouvoir installer les doubles rangs de soja en direct entre les bandes de céréales tout en suivant la voie du tracteur.
Pour ce qui est du désherbage, le soja étant « RR », un glyphosate suffit pour gérer les repousses et le salissement après la récolte de la céréale. En amont, la céréale est désherbée à l’automne avec un rattrapage/présemis de Prowl au printemps afin de tenir les interrangs propres avant le semis de soja.
Enfin, les bouts de champs sont gérés de manière assez originale chez cet agriculteur. La céréale semée en plein est suivie par une seconde récolte de tournesol. Outre simplifier la gestion, ces bandes viennent renforcer la biodiversité sur la ferme.
Côté résultats techniques, les rendements des céréales sont assez similaires (seulement moins 10 % pour la partie en bandes) entre le champ organisé et les bouts de champs en plein. Cependant l’assurance d’une récolte de soja à 70-80 % d’un soja classique semble beaucoup plus sécurisante que l’investissement dans un semis post-moisson pour une seconde récolte surtout avec des étés qui tendent à être plus secs.

L’élevage pâturant se développe

Dean Stueckrath et Brian Doerr
Dean Stueckrath et Brian Doerr
Dean Stueckrath et Brian Doerr du Nebraska ont choisi d’introduire des animaux dans la rotation avec des enchaînements de mélanges fourragers.

Sous l’influence de pionniers comme Gabe Brown (Nord Dakota) et d’autres éleveurs répartis dans des régions aux conditions pédoclimatiques très différentes, ce type de production de broutards comme d’animaux finis continue de s’étendre notamment sur les fermes des ACSistes chevronnés. On voit émerger également quelques formes de partenariats innovantes entre céréaliers qui trouvent une nouvelle valorisation des couverts et des éleveurs qui accèdent à du fourrage de qualité pour des tarifs très raisonnables. Si le pâturage tournant dynamique (mob grazing) est courant, mais pas toujours, les mélanges de couverts se sont bien étoffés avec des plantes d’été (sorgho, tournesol, crotalaire, vesce) et des plantes plus d’hiver (seigle, avoine, ray-grass). Cette nouvelle opportunité permet de qualifier les couverts et stimule la recherche de nouvelles espèces avec des ouvertures de rotations intéressantes. Cependant, la méthanisation agricole et la notion de CIVEs ne semblent pas aussi avancées qu’en France.

Couvert après maïs : les solutions se valident

Comme nous l’avons montré dans le dossier « Gestion de l’azote libre à l’automne » du TCS N°123 (juin/juillet/août 2023), la sortie de la culture du maïs et surtout le maïs fourrage, pose un réel souci en matière de gestion d’azote. Suivre avec un couvert végétal est quelquefois compliqué et souvent très inefficace pour capter cette minéralisation de post maturité.

Lance Klessig
Lance Klessig
Lance Klessig, comme beaucoup d’autres producteurs de maïs du Midwest, revisite les écartements et les densités sur le rang afin de favoriser la photosynthèse et le rendement tout en favorisant une couverture végétale performante dès l’automne.

Conscients de cette limite, quelques farmers testent différentes solutions. Comme chez nous, le semis des inter rangs en végétation au printemps semble logique. Bien que la réussite se soit bien améliorée avec du vrai semis direct des couverts, le manque d’humidité en été mais aussi de lumière permet rarement un développement satisfaisant. Le semis avec un enjambeur ou par avion en septembre, lorsque l’humidité revient et que le maïs laisse passer la lumière, donne de meilleurs résultats mais les couverts ne se développent pas assez pour remplir leur fonction à l’automne. Plus récemment, l’idée des corridors solaires, que nous avions évoqués dans TCS (N°107 et 111), partait du principe qu’il fallait écarter les rangs pour permettre au couvert de profiter de plus de lumière. Finalement, c’est une forme de mix entre ces solutions qui semble se démocratiser.
Le maïs est semé 1 rang sur 2 ou 2 rangs sur 3 à la même densité qu’une parcelle pleine, puis le couvert (un mélange composé d’espèces d’été et d’hiver) est positionné en direct en végétation. Cette stratégie, qui tire le maïs vers le haut (surdensité sur le rang) et lui donne un avantage sans trop ombrer le couvert, lui permet de capter plus de lumière que dans une parcelle pleine (effet rang de bordure) : un aspect énergie qui est renforcé par une orientation nord-sud.
Dans l’entre-rang, plus large et moins ombré, le couvert peut s’installer pendant l’été sans concurrencer le maïs et vraiment prendre place en septembre en attendant la récolte. En mettant de la vesce velue dans le mélange, il est même possible d’aller couvrir habilement le ou les inter rangs du maïs.
Lance Klessig et Luke Bergler du Minnesota, qui ont déployé cette approche sur leur exploitation, sont unanimes. Ils constatent une légère pénalité sur le maïs mais en tant qu’éleveur, le potentiel de pâturage juste après récolte et dans l’hiver compense largement avec la présence d’un vrai couvert et un bon recyclage des flux d’azote à l’automne. Ils affirment que les bénéfices sont tellement intéressants qu’avec une approche globale, cette option devrait aussi séduire des producteurs uniquement céréaliers.
Enfin, il faut reconnaître que cette gestion habile est facilitée par des couverts très graminées détruits au semis du maïs afin de couvrir le sol et limiter un salissement spontané en association avec des programmes herbicides foliaires en partie permis par des hybrides OGM. 

Couverts végétaux avec des mélanges à la carte

Keith Berns
Keith Berns
« Quelles sont vos contraintes techniques et vos attentes agronomiques ? Nous allons vous proposer et composer votre mélange de couverts spécifiques. »

Keith Berns, agriculteur avec son frère au cœur du Nebraska, a été confronté à quelques difficultés pour s’approvisionner en bonnes semences de couverts. Comme il faisait venir des graines de différents endroits afin de concevoir ses propres mélanges, il décide d’acheter de plus gros volumes pour limiter les coûts de transport et commence à revendre des mélanges à façon dans son environnement. 15 ans plus tard, Green Cover est devenu le N°1 américain en matière de semences de couverts.
Aujourd’hui, il fait produire et achète plusieurs centaines d’espèces et variétés de plantes avec deux axes principaux. Chaque producteur peut commander exactement le mélange qu’il souhaite (plantes, variétés et densité). « Notre réflexion et notre organisation sont fondées sur les difficultés que nous avons croisées lors de la mise en place des couverts sur la ferme », insiste K. Berns. « Chaque agriculteur et même chaque parcelle ont des exigences spécifiques d’autant plus que le pays est grand ». Après le mélange customisé, les commandes peuvent aller de quelques kilos pour les jardiniers et groupes pour la faune sauvage à des sacs de 25 kilos, des big bags jusqu’à même des livraisons en vrac par semi-remorques. « Pour étendre l’intégration des couverts végétaux dans les systèmes agricoles, il faut bien sûr fournir les agriculteurs mais aussi être capable de répondre à tous les acteurs », précise le spécialiste.
Pour mieux connaître ses plantes et juger l’intérêt de nouvelles variétés ou espèces, il met en place sur la ferme plusieurs plateformes qu’il apprécie de visiter et de faire visiter. Outre les couverts végétaux classiques, on peut y croiser du carthame dont une variété sans épines est appréciée par les animaux dans les mélanges fourragers ou différentes variétés de tournesols géants. La crotalaire (légumineuse tropicale) capable de produire autant de biomasse qu’un sorgho en été est bien représentée avec un beau panel de variétés. Le choix est également très large en sorgho en fonction des objectifs (pâturage, récolte, couverture et méthanisation) comme en légumineuses d’été. Enfin, il propose même des semences de fleurs et mélanges fleuris pour ceux qui souhaitent ajouter un peu de couleur dans leur plaine.
La réussite de Keith Berns tient à son sens du business, son ancrage paysan, ses compétences agronomiques et ses connaissances en matière de couverts végétaux. Il a su répondre à une vraie problématique pour les réseaux ACS mais aussi à beaucoup d’agriculteurs : obtenir les bons mélanges adaptés à leurs conditions spécifiques.

Les stock croppers : une autre vision de l’élevage pâturant

Ce terme compliqué à traduire (éleveurs-céréaliers ou plutôt céréaliers-éleveurs) exprime déjà l’originalité de l’approche. L’idée est d’écarter suffisamment les rangs, principalement de maïs mais aussi d’autres cultures, pour y faire évoluer des petits modules avec des animaux afin de rabattre et gérer les couverts et redistribuer la fertilité au sol et à la culture. Cette formule apporte une intégration forte et simultanée entre la culture, les couverts et les animaux d’où le terme de « stock cropping ». Les animaux sont idéalement des moutons ou des poules, voire des porcs. Mais ces défricheurs, à la recherche du maximum de diversité et d’efficacité, arrivent à enchaîner 2 voire 3 élevages dans le même module. Ainsi les moutons peuvent rabattre le couvert, les cochons qui suivent l’incorporent légèrement et enrichissent le sol (alimentation complémentaire dans le module) et les poules, en queue de peloton, viennent finir le travail tout en se goinfrant de larves d’insectes. Le couvert qui n’est pas détruit, repart ensuite de plus belle après le passage des animaux pour assurer une continuité dans la couverture, voire être consommé de nouveau dans la saison.
Plusieurs prototypes de modules existent. Ils sont souvent automoteurs avec un panneau solaire et le toit en doubles pentes inversées permet de collecter la pluie pour limiter l’approvisionnement en eau de boisson.

Zac Smith
Zac Smith
Zac Smith conçoit et teste plusieurs modules, productions animales et approches rotationnelles sur son exploitation. Augmenter la rentabilité de chaque hectare pour redynamiser le tissu rural est au centre de ses réflexions et de ses travaux.

Zac Smith (Iowa), qui est aujourd’hui l’un des leaders de cette innovation, assure que les consommateurs locaux apprécient la qualité des produits, ce qui autorise une plus-value et facilite l’ouverture du marché par la réelle différenciation. Il a mis également en place une forme de rotation où les cultures sont positionnées en bandes avec une alternance élevage/culture. De cette manière, il est possible d’augmenter largement la productivité et la profitabilité des bandes élevage par rapport à une production céréalière classique. De plus, les bandes cultures venant après 6 à 9 mois de couverts multi-espèces pâturés seront, elles aussi, plus productives avec beaucoup moins d’engrais mais aussi d’intrants en général. « Le stock cropping est certainement le moyen de sécuriser le revenu d’agriculteurs en manque de surface sans passer par des investissements lourds dans des bâtiments », conclut-il. « C’est peut-être aussi le moyen de favoriser l’installation de nouveaux agriculteurs dans le tissu céréalier et de stopper la désertification des campagnes qui devient un réel problème dans les régions rurales ». Une réflexion qui a également tout son sens chez nous.

Edito TCS 124 septembre/octobre 2023Ce panorama rapide d’agriculteurs choisis et très avancés sur ces questions ne représente pas la majorité de la surface agricole aux États-Unis. Comme chez nous, il existe une large palette d’approches et les modes de production conventionnels sont encore dominants. Ces nouveaux pionniers, qui ont souvent débuté par l’ACS, maillent cependant bien le territoire, explorent, construisent et peaufinent l’agriculture de demain. Nous reviendrons plus en détails sur ces sujets dans nos prochains TCS.