Camille Atlani-Bicharzon

  • Colza associé en SD semé le 3 août 2013 (Antonio Pereira - CA 52)
  • Denis Le Chatelier
  • Agroforesterie à Restinclières dans l'Hérault
13
juin
2016

Matthieu Archambeaud : l’agroécologie à Innovagri

Cette interview a été réalisée dans le cadre du Village Agroécologique d’Innovagri qui se tiendra les 6, 7 et 8 septembre 2016.

Innovagri grand sud ouest 2015 De plus en plus d’agriculteurs se tournent vers l’agriculture de conservation pour réduire leurs frais et gagner en autonomie. En quoi ce type d’agriculture permet-il justement de répondre à des problématiques rencontrées aujourd’hui par les agriculteurs ?

L’agriculture de conservation, qui est fondée sur la fertilité du sol, permet effectivement de retrouver un peu d’autonomie et d’être beaucoup moins fragile économiquement. En effet, qu’il s’agisse de techniques culturales simplifiées (TCS) où seule la surface est travaillée, ou de semis direct où les sols ne sont pas du tout travaillés, l’agriculture de conservation permet de réduire fortement les coûts à différents niveaux. Les coûts de mécanisation tout d’abord, qui représentent aujourd’hui un quart à un tiers des charges de production, pourront être réduits de 25% à 50% via la réduction de la puissance de traction nécessaire par hectare et donc, aussi, de la consommation de carburant. En second lieu, la réduction du travail du sol permet de réduire le temps et la charge de travail ce qui, dans un contexte de difficultés économiques, devient très intéressant.

Par ailleurs, nous assistons aujourd’hui à une prise de conscience mondiale de la mise en danger de notre planète. Les questions qui se posent autour de l’agriculture sont notamment liées au changement climatique, à l’impact des pesticides sur l’environnement, à la qualité de l’eau, de l’air, des sols, de la biodiversité... L’agriculture de conservation, par son travail sur le sol et sa fertilité, permet non seulement de gagner en autonomie, mais aussi de répondre à cette préoccupation de la société : avec un sol qui fonctionne, il est possible de produire mieux, des produits de meilleure qualité, en polluant moins et donc en préservant l’environnement.

Comment, justement, développer cette fertilité ? Le sol doit retrouver une organisation et un fonctionnement naturels, ce qui passe par la réduction – voire la suppression – du travail du sol, ainsi que par le développement de l’activité biologique. Cette dernière sera préservée et nourrie grâce à une couverture des sols d’une part, et par l’apport de matière organique, produite sur place ou rapportée sous forme de fumier ou de compost, d’autre part.

Que recommandez-vous aux agriculteurs s’intéressant à ce type d’agriculture mais qui hésitent à « sauter le pas » ?

Pour toutes les raisons que nous venons de mentionner – réduction de la mécanisation, des intrants et de la main d’œuvre, amélioration de la sécurité économique de l’exploitation et préservation de l’environnement – c’est un type d’agriculture qui est assez séduisant. Cependant, sa mise en œuvre est assez pointue techniquement et il est nécessaire de passer par une phase d’apprentissage des systèmes et d’accompagnement de son sol, afin que l’agriculteur, les sols et le système co-évoluent vers ces nouvelles pratiques. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il ne faut pas forcément commencer par une réduction du travail du sol mais plutôt, dans un premier temps, par l’observation et la restructuration des sols ainsi que par le développement de l’activité biologique. Comment ? Grâce à la couverture continue des sols, que ce soit par des cultures ou des couverts. La première étape, d’après moi, pour se lancer en agriculture de conservation est donc la maîtrise de cette couverture continue. On pourra par exemple commencer par des couverts végétaux, d’hiver ou d’été ; passer ensuite sur des plantes compagnes, comme le colza associé ; puis aller jusqu’à une couverture permanente, comme des céréales sous luzerne ou trèfle par exemple, tels que seront présentés au Village Agro-écologique. C’est un processus graduel : plus la maîtrise de la couverture progresse, plus il est possible de complexifier son système.

Les couverts d’inter-culture sont désormais une obligation réglementaire. Est-il possible d’en maximiser les bénéfices ?

Effectivement les couverts d’inter-culture sont désormais obligatoires dans toute l’Union Européenne, initialement pour répondre à un problème de pollution des eaux par les nitrates. Ces couverts peuvent aussi jouer un rôle de protection des sols contre la battance et l’érosion en hiver. Le problème, c’est que cela a été présenté comme une contrainte environnementale alors que cela peut être un outil important pour les agriculteurs. Pour en maximiser les bénéfices, il faut que chaque couvert soit un bon précédent pour la culture suivante. Par exemple un couvert fort en légumineuses – qui sont des plantes ayant la faculté de fixer l’azote de l’air dans le sol – aura une valeur fertilisante pour la culture suivante. Ce sont des plantes qui de plus sont assez faciles à détruire, notamment mécaniquement, et qui ne posent pas de problèmes de fibrosité ni d’encombrement des outils. En second lieu, il faut savoir que plus les couverts sont semés tard, plus il y a un risque qu’ils soient peu développés, résistants à l’hiver et difficiles à détruire au printemps. Il est donc essentiel de les semer très tôt en été, car c’est durant cette période sèche que les techniques de conservation des sols – semis direct et TCS – seront les plus intéressantes pour l’implantation.

Comment définissez-vous l’agroécologie ?

Pour moi, il s’agit de systèmes agricoles copiant les processus naturels afin d’en tirer une production maximale pour un coût minimal. Je parle bien sûr du coût économique, mais aussi en termes d’impacts sur l’environnement et la santé. Certains processus écologiques très efficaces et nous pouvons gagner beaucoup à les copier. L’agro-écologie n’impose pas de solutions clés en main, elle est fondée sur des principes et non des recettes. Chacun doit s’approprier ces principes afin de trouver ses propres solutions, adaptées à son terroir ainsi qu’à lui-même. Cela passe par une observation et une compréhension de son écosystème, mais aussi par la mise en réseau des individus et des idées. La diffusion de ces idées est très liée à l’ère internet, avant laquelle l’information ne passait que par les canaux officiels. L’arrivée d’internet a permis aux agriculteurs de non seulement avoir accès à l’information, mais aussi de devenir eux-mêmes producteurs et diffuseurs d’information.

Vous lancez début 2017 un MOOC [1] sur l’agriculture de conservation et l’agroforesterie en partenariat avec Agroof. Quel en est l’objectif et que pourrons-nous y apprendre ?

Nous lançons effectivement avec Agroof un MOOC – ou plutôt un prototype d’université virtuelle – sur l’agro-écologie. Baptisé « i-cosystème » (pour écosystème de l’information, écosystème intelligent), il présentera des systèmes de culture innovants avec, dans un premier temps, deux formations : l’une sur l’agriculture de conservation et l’autre sur l’agroforesterie. L’idée de créer cette formation en ligne est partie du constat qu’il y a assez peu de spécialistes en France de ces systèmes, alors que ce sont des thématiques qui sont en train d’exploser.

Nous sommes saturés tant la demande est forte : chaque année nous parvenons à toucher, bon an mal an, un millier d’agriculteurs français, quand de nombreux autres commencent à s’y intéresser. Ne pouvant pas nous démultiplier, nous avons pensé que le MOOC serait un bon support pour diffuser plus largement cette information.

L’avantage que présente par ailleurs un tel support est qu’il sera possible d’apprendre à son propre rythme, avec des séries de courtes vidéos, des quizz et des documents. L’objectif est que ce soit un outil interactif pour découvrir l’agriculture de conservation, l’agroforesterie et tous les sujets auxquels ils touchent : le sol, son fonctionnement, sa gestion, les couverts végétaux, le semis direct, etc. En plus de cette dimension théorique, chaque formation sera accompagnée de « présentiel », c’est-à-dire des journées de terrain pour aborder la pratique au travers de visites d’exploitations et de tours de plaine aux champs.

Au sein du Village Agro-écologique d’Innov-Agri, vous animerez un atelier sur les couverts végétaux, un café débat sur l’agriculture de conservation ainsi qu’une conférence sur le sol. Que souhaitez-vous y partager ?

Les ateliers sur les couverts végétaux seront l’occasion d’aborder ce sujet de manière très pratique et concrète grâce, notamment, à des plateformes de couverts végétaux dans lesquelles nous pourrons observer les profils de sol. La conférence sur le sol sera une opportunité pour échanger, pendant une heure, autour de ce que sont un sol et sa fertilité, ainsi que sur leurs implications en agriculture. Enfin, le café-débat sur l’agriculture de conservation permettra de faire intervenir des témoins qui partageront leur expérience et avec qui il sera possible de discuter.

Au-delà de mes interventions, nous avons réellement souhaité avoir une approche pratique plutôt que théorique pour ce Village Agro-écologique. Le pôle animation du village permettra de voir des exemples très concrets de couverts végétaux, d’agroforesterie, de semis ou encore d’associations de cultures, présentés par les meilleurs spécialistes français de ces domaines. Le format favorisera l’échange avec ces spécialistes qui pourront répondre à toutes vos questions. Les cafés-débats, eux, mettront l’accent sur le retour d’expérience en faisant intervenir des praticiens de longue date de ces types de systèmes. Enfin, les conférences seront un moment privilégié pour approfondir certains sujets en lien avec l’agro-écologie grâce aux interventions de nos experts. Parmi ces experts, nous pourrons retrouver Fabien Liagre, d’Agroof, spécialiste de l’agroforesterie ; Jérôme Labreuche, d’Arvalis, qui parlera de blés semés sous couvert permanent de luzerne ou de trèfle ; Gilles Sauzet, de Terres Inovia, qui nous parlera de colza associé et peut-être de soja ; Joseph Pousset, spécialiste que l’on ne présente plus de l’agriculture biologique et de l’agro-écologie qui, lui, parlera des principes de bases de l’agriculture naturelle ; Cécile Waligora qui nous parlera de gestion de la faune auxiliaire, notamment face aux problèmes de ravageurs comme les campagnols que l’on retrouve un peu partout en France ; enfin, Pierre Anfray, entomologiste spécialiste du sol, nous présentera avec des loupes binoculaires la faune « invisible » – celle qui, contrairement aux vers de terres et aux gros insectes, est trop petite pour être visible à l’œil nu.

Finalement, le Village Agro-écologique proposera un pôle machinisme qui présentera du matériel spécialisé – de semis direct, de strip-till, de binage – car ce sont des outils assez techniques dans leur mise en œuvre. L’entreprise RAGT, notamment, sera là avec toute sa gamme. Nous proposerons aussi des parcours, animés par Françoise Néron et Jean-Paul Daouze, pour découvrir les divers outils pouvant servir en agro-écologie.


6
juin
2016

Interview de Hervé Pillaud, Agronumericus

JPEG - 84.3 koCette interview a été réalisée dans le cadre du Village Agroécologique d’Innovagri qui se tiendra les 6, 7 et 8 septembre 2016.

Hervé Hervé Pillaud, vous avez publié l’année dernière un livre qui a connu un grand succès : Agronumericus, l’internet est dans le pré. Pouvez-vous nous parler de ce livre et de son objectif ?

Ce livre était une commande des Éditions France Agricole qui souhaitaient publier un ouvrage sur le rôle de numérique en agriculture. Au fil de mes recherches, j’ai réalisé que l’angle le plus intéressant pour aborder ce sujet était de montrer les changements anthropologiques liés au numérique, à la fois dans la vie globale et dans la vie de l’agriculteur. L’ouvrage porte donc moins sur la technologie que sur les changements de société liés à elle, car il existe réellement un « avant » et un « après » l’ère numérique. Il est essentiel que nous adoptions et domptions le numérique. Être réticent et méfiant à son égard revient à être dépendant de la machine, tandis que se l’approprier dans son intégralité permet de la dominer. Ceci est crucial car ce n’est qu’ainsi que nous pourrons saisir toutes les opportunités du numérique.

Le livre contient cinq parties. Dans la première j’identifie les divers besoins de la société et des agriculteurs. Il me semblait naturel de commencer l’ouvrage ainsi car toute innovation doit correspondre à un besoin, sinon ce n’est qu’un gadget. Dans la seconde partie, je traite de l’aspect matériel du numérique et de ses outils, ainsi que des changements fondamentaux qui se sont opérés dans notre manière de communiquer. Internet, notamment, nous fait passer d’une communication descendante – de celui qui sait vers celui qui veut apprendre – au peer-2-peer où chacun peut partager des connaissances. Je parle ensuite du Big Data qui modifie la manière dont on stocke et traite l’information. C’est dans ce traitement qu’est son plus grand apport, car il permet de révéler des choses nouvelles, de prédire avec plus de précision, mais aussi de faire réagir plus vite. Enfin, j’aborde le lien entre les NBIC (nanotechnologies), la biotech et les sciences de l’information.

Après cette partie très technique sur les changements de société liés au numérique, je parle de manière plus spécifique de ses impacts sur les agriculteurs dans la troisième partie. La quatrième partie traite du rôle du numérique dans l’émergence de nouveaux types d’agriculture. Notamment, du fait que l’agriculture passera d’une utilisation intensive d’intrants à une utilisation intensive de connaissances. Enfin, la cinquième partie de l’ouvrage propose quelques recommandations pour que ce passage se fasse en douceur. Le numérique impliquera forcément une rupture, mais il est possible qu’elle ne soit pas trop violente si nous l’épousons plutôt que la rejetons.

Comment définissez-vous l’agroécologie et comment le numérique peut-il y contribuer ?

L’agro-écologie consiste selon moi en trois éléments essentiels : l’arrêt du gaspillage, car il n’y a pas de déchets dans la nature où tout se recycle ; la montée en puissance du renouvelable à tous les niveaux ; et, comme je le disais, l’utilisation intensive de connaissances. L’agro-écologie est fondée sur la connaissance et elle ne peut donc selon moi se concevoir sans le numérique qui permet d’agréger, de traiter et de mettre en œuvre cette connaissance comme jamais auparavant. Le potentiel est énorme : nous pourrons demain inventer des services de partage en open-source de pratiques agro-écologiques, des formations en ligne pour accompagner la transition, la constitution d’une communauté de pratique dépassant même nos frontières... Le numérique, en lui-même, n’est pas un enjeu. L’agro-écologie, elle, en est un et nous devons utiliser le numérique pour la soutenir. En revanche, il ne s’agit pas de mettre le numérique en couche supplémentaire sur le changement ; non, il s’agit vraiment de changer d’échelle et d’utiliser le numérique pour le mettre en place.

Nous pouvons donc aborder cette problématique de manière complètement nouvelle, car le numérique permet de passer d’une agriculture de cahier des charges à une agriculture d’objectifs et de résultats. Aujourd’hui, nous mettons en place des procédures lourdes dans l’espoir d’atteindre des objectifs, sans prendre en compte le fait que la nature évolue en permanence. Cela mène à de l’inertie, qui n’est pas un résultat satisfaisant au vue des objectifs. Grâce au numérique, nous pouvons travailler directement sur ces objectifs, de par la réactivité et l’agilité qu’il nous offre. Par ailleurs, les données auxquelles il nous donne accès nous permettent d’avoir une vision globale de la situation – et, donc, d’avoir une agriculture en adéquation avec son territoire.

Quels seront demain les grands enjeux liés au numérique dans le monde agricole ?

Le premier point important est celui du financement qui commence à être considérablement revu. D’abord parce que demain nous achèterons l’usage des outils et non plus leur acquisition. Ensuite parce que nous voyons émerger de plus en plus de consomm’acteurs : des personnes souhaitant s’impliquer dans leur consommation et qui sont prêtes à financer des services ou produits répondant à leurs attentes (par le biais, par exemple, du crowdfunding).

La seconde question essentielle pour l’avenir est celle de l’autonomie des agriculteurs et là, il y aura bagarre ! Celui qui saura le mieux s’approprier l’outil numérique aura la main sur la valeur ajoutée du marché – et je préfèrerais autant que ce soit les agriculteurs. Pour cela, ils doivent s’approprier les outils numériques, mais aussi reprendre la main sur la communication. Il existe aujourd’hui une très forte demande du consommateur pour un contact avec les producteurs et je pense que nous l’abordons de la mauvaise façon. En effet, 85% des français sont bienveillants envers les agriculteurs et nous les ignorons pour justifier nos pratiques auprès des 15% qui nous critiquent. Ainsi, chacun campe sur ses positions : les premiers viennent avec leurs questions, les seconds avec leurs réponses, sauf que ce ne sont pas les réponses aux mêmes questions ! Il est essentiel que nous écoutions, que nous comprenions, puis enfin seulement que nous répondions à ces 85% de la population. Ce sont eux qui, au cours des cinquante dernières années, ont perdu le lien privilégié qu’ils avaient avec un producteur. Les réseaux sociaux peuvent nous aider à recréer du lien en passant d’une attitude de réaction à l’institution d’un vrai échange avec les consommateurs. Ce n’est qu’en utilisant ces réseaux virtuels que nous pourrons faire de ce lien une réalité dans la vraie vie.

Vous présidez le salon Tech’Elevage qui a lieu tous les ans à La Roche-sur-Yon. Comment est venue l’idée de créer cet événement ?

Le salon Tech’Elevage a été créé en 2013 dans l’optique de démystifier l’outil numérique et de présenter les apports possibles des nouvelles technologies dans l’élevage. Un an après son lancement, nous avons souhaité l’ouvrir au reste de la population et faire entrer de nouvelles compétences dans ce domaine. C’est ainsi que nous avons créé le concours Agreen’Startup, qui récompense chaque année des projets répondant à un besoin ou problème dans le domaine de l’agriculture et de l’innovation. Grâce à ce concours, nous voyons émerger une multitude de nouveaux projets autour de concepts que nous avons créés et dans lesquels nous sommes totalement intégrés. Parmi les beaux projets qui ont commencé chez nous, il y a Equilibre, BiAgri, Agriversity, Monpotager.com... Cette initiative donne donc vie à de nouveaux projets par un mode complètement design. Nous entrons ici véritablement dans la nouvelle économie, dans laquelle sont créés des outils correspondant à un besoin.

À Innov-Agri, vous animerez une conférence sur les nouvelles technologies de l’information, ainsi qu’un café-débat sur l’élevage 2.0. Que souhaitez vous y présenter et que pourrons-nous y apprendre ?

Mon objectif principal sera de démystifier l’outil, car il est indispensable de dompter la machine pour ne pas en être esclave. N’y allons pas à reculons, acceptons de changer notre comportement pour tirer tous les bénéfices du numérique. Prenons l’exemple des évolutions dans la gestion du temps : avant, le temps d’un agriculteur était lié aux saisons et à la journée, nous pouvions nous arrêter de travailler un jour entier si le temps ne le permettait pas. Aujourd’hui, l’humain a séquencé son temps par rapport à la machine : il n’ y a rien de naturel à travailler à l’usine de 8h du matin à 5h du soir et l’emploi, ainsi fait, devient un asservissement de l’homme. Grâce au numérique, nous pouvons nous affranchir de cette conception du travail pour passer d’une vie séquencée à une vie globalisée. L’agriculture est certainement la dernière catégorie socio-professionnelle à avoir perdu cette approche transversale du temps. Pour la retrouver, nous devons entrer complètement dans le numérique et changer nos modes de fonctionnement.

Le second élément que je tiens à faire passer à Innov-Agri est que le numérique n’est pas un objectif, mais un moyen pour répondre à des objectifs. Si l’outil numérique ne facilite rien, nous n’avons aucun intérêt à l’utiliser. Tout comme le tracteur a nécessité que nous changions notre manière de travailler pour qu’il nous permette d’aller plus vite, nous allons devoir nous adapter au numérique pour qu’il devienne un facilitateur. Je suis convaincu que lorsque l’on appréhende le numérique ainsi, une notion de plaisir revient dans le travail. En revanche, si nous essayons simplement de calquer l’outil sur nos pratiques actuelles, nous en devenons esclave. L’outil sert donc à répondre à des objectifs.

C’est aussi un nouveau moyen de faire société commune, car le numérique va changer de manière fondamentale le fonctionnement de la vie de la cité. Les codes qui régissent la vie de la cité – donc la politique au sens noble du terme – sont bousculés par les nouvelles technologies. Encore une fois, le fait d’intégrer les nouveaux outils sans revoir ces codes créé une malaise dans la société. Il faut prendre toute la dimension du numérique pour pouvoir aborder la vie de la cité d’une manière totalement nouvelle. Pour donner un exemple non agricole : lors des attentats du 13 novembre, des personnes ont spontanément donné leurs adresses sur Facebook afin que les gens dans la rue puissent venir se réfugier chez eux. Une telle chose était inconcevable avant sur les réseaux sociaux et, pourtant, cela s’est fait tout naturellement. Si nous pouvons ainsi nous approprier l’outil pour innover dans une telle situation, nous pouvons aussi le faire ailleurs. La véritable démocratie participative, ce n’est pas celle que nous voulons orchestrer, mais celle qui vient naturellement, permise par les réseaux sociaux et le numérique. Ceci est vrai aussi dans les échanges agricoles car tout est devenu transparent : nous devons l’intégrer.
Pour aller plus loin :

- Agronumericus, l’Internet est dans le Pré
- Salon Tech’Elevage
- http://www.agronumericus.com


15
juillet
2015

Sarah Singla : « La seule chose constante dans tout ce que nous faisons, c’est le changement »

JPEG - 88.7 koAgricultrice en Aveyron, membre du réseau Nuffield France et co-fondatrice de l’association Clé de Sol, Sarah Singla s’intéresse depuis de nombreuses années à la fertilité des sols et au semis direct sous couvert végétal. Passionnée et dynamique, elle œuvre pour replacer la dimension humaine de l’agriculture au cœur de son métier. Dernière interview de notre série sur les ateliers agroécologiques d’Innovagri-Toulouse, elle y parlera d’innovation en agriculture.

Camille Atlani : Sarah Singla, vous allez nous parler d’innovation à Innovagri-Toulouse. Comment définissez-vous cette innovation ?

Sarah Singla : L’innovation peut être vue sous différentes formes, généralement il s’agit de quelque chose de nouveau, qui est souvent en rupture avec ce que l’on faisait jusqu’alors. Mais il ne faut pas avoir peur de l’innovation c’est un moyen de progresser et n’oublions pas non plus que la seule chose qui soit constante dans tout ce que nous faisons, c’est le changement. En fait, on trouve des moyens nouveaux pour répondre à de mêmes besoins. Par exemple, avant nous téléphonions avec des téléphones fixes et désormais nous utilisons des téléphones portables – nous continuons de téléphoner mais nous le faisons différemment. L’innovation c’est un peu cela : si vous prenez l’exemple du semis direct sous couvert végétal, la rupture vient du fait qu’il y a abandon du travail du sol par des outils métalliques mais on continue de faire pousser des cultures. Quand on parle d’innovation, c’est généralement positif car on progresse et il n’y a progrès et innovation que lorsque l’on améliore quelque chose dans le système, que ce soit d’un point de vue économique, environnemental ou social.

C.A. : Dans une vidéo de Fondapol de 2013, vous disiez que « l’érosion des sols c’est l’érosion des civilisations ». Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

S.S. : Cette citation est tirée d’un livre de l’américain David Montgomery, DIRT, qui montre qu’aucune civilisation agraire n’a duré plus de 500 ans ; et qu’à chaque fois qu’une civilisation oublie son sol, elle finit par disparaître. Le sol est le fondement de tout – sans sol, il n’y a pas d’agriculture et sans agriculture, il n’y a pas de civilisation. C’est en commençant par la fertilité du sol que nous pourrons créer des systèmes productifs, durables, garantissant aux générations futures de continuer à produire et à se nourrir.

C.A. : Vous avez créé l’association Clé de Sol en 2012. Quel est son objectif ?

S.S. : Clé de sol est une association qui a été créée dans l’objectif de vulgariser et de répondre aux questions que des agriculteurs aveyronnais se posaient sur la technique du semis direct sous couvert végétal. Cette technique n’est pas un objectif en soi, mais c’est un moyen pour améliorer nos façons de produire afin d’avoir une agriculture plus performante. Lorsque nous faisons des journées coin de champ, nous cherchons à vulgariser la technique et sa mise en application au sein d’un système en tenant compte des spécificités de chaque exploitation. Lorsque nous avons créé Clé de Sol, nous souhaitions mettre en avant ces « autres » façons de cultiver et montrer que cela était possible en Aveyron. Nous voulions réellement donner la chance aux agriculteurs d’ici – qui n’ont pas toujours la possibilité de s’absenter à cause de l’élevage – de pouvoir bénéficier de conférences et d’interventions de personnes extérieures ainsi que des visites de coins de champs.

Nous parlons de Clé de Sol qui est basé en Aveyron, mais d’autres associations existent au niveau national, telles que l’APAD ou BASE qui dynamisent d’autres départements en permettant à d’autres agriculteurs de se fédérer et d’échanger autour de ces pratiques et en diffusant encore plus largement le savoir.

C.A. : Vous avez bénéficié d’une bourse Nuffield en 2011. Pouvez-vous nous présenter cette initiative ?

S.S. : La bourse Nuffield est une bourse de 20 000€ qui destinée à des personnes travaillant dans le monde agricole. Elle permet aux boursiers d’approfondir un sujet de leur choix et de participer à un programme mis en place par Nuffield International. Nuffield France appartient à un réseau Nuffield International regroupant la France, l’Australie, le Canada, l’Angleterre, les Pays Bas, la Nouvelle Zélande, l’Irlande et bientôt le Brésil et peut-être la Chine. Son objectif est de développer les gens à travers l’agriculture et l’agriculture à travers les gens. Il y a donc deux dimensions : l’aspect professionnel où l’on va pouvoir approfondir un sujet de notre choix, mais aussi l’aspect humain car cela donne la possibilité à des producteurs français de tisser des liens avec d’autres agriculteurs du monde entier et de se construire un réseau au niveau mondial. Il ne faut pas oublier que l’agriculture est avant tout une aventure humaine !!

En plus de son sujet d’étude, chaque boursier Nuffield participe à un voyage d’étude organisé par Nuffield International. Ce voyage est réalisé sur une période de six semaines consécutives et se fait en groupe avec huit autres agriculteurs du réseau Nuffield. Tout au long de ce voyage, les boursiers visitent des fermes, des centres de recherche et découvrent comment l’agriculture est pratiquée dans d’autres pays. L’objectif de ce voyage est de donner aux boursiers une vision globale de l’agriculture d’aujourd’hui. Bien souvent, nous ne voyons l’agriculture qu’au travers de ce que nous connaissons dans notre département ou notre pays. En voyageant, nous réaliserons qu’aux Etats-Unis une ferme peut s’étaler sur 60 000 hectares et a de la très haute technologie, alors que dans d’autres pays, il y aura des fermes beaucoup plus petites où l’agriculture est manuelle et vivrière… Cela permet de voir concrètement comment d’autres produisent et de ce fait, cela donne une plus grande ouverture d’esprit sur l’agriculture et tous les systèmes qui la composent sans pour autant les opposer. Il ne s’agit pas en effet de dire que l’agriculture brésilienne est meilleure que celle de l’Inde. Ce sont des agricultures diverses et les observer permet d’appréhender toute la richesse de l’agriculture d’aujourd’hui. Par ailleurs, grâce à ce parcours, les boursiers seront en mesure de prendre des idées ailleurs pour les ramener chez eux et pourquoi pas de les appliquer sur leurs exploitations. C’est en s’inspirant d’expériences étrangères et d’autres visions de l’agriculture qu’ils pourront développer de nouvelles idées et faire progresser l’agriculture.

Il y a une phrase qui dit : « un jour, dans votre vie, vous aurez l’occasion de changer votre vision et votre façon de voir les choses. Alors n’hésitez pas, faites-le ». C’est exactement ce que propose Nuffield, une expérience unique à vivre. Bien souvent les français se disent qu’ils ne peuvent pas partir à cause du travail à la ferme, mais si on regarde bien, les agriculteurs des autres pays ont aussi du travail sur leur ferme… Mais, ils ont une autre culture à la base et ils n’hésitent pas à se déplacer et à aller voir ailleurs afin de faire progresser leur entreprise. L’expérience Nuffield permet aussi de prendre du recul sur notre activité. Du fait que l’on se soit absenté pendant plusieurs semaines et que nous ayons pu voir d’autres choses, nous percevons peut-être davantage les points forts et les points faibles de notre ferme, ce qui n’est pas toujours facile à faire lorsque l’on a la tête dans le guidon.

C.A. : Que souhaitez-vous montrer lors de votre intervention à Innovagri-Toulouse ?

S.S. : Montrer que l’agriculture française a un énorme potentiel et que nous avons encore de nombreuses choses à imaginer et à développer. Nous avons la chance d’avoir de très bonnes conditions pédoclimatiques, nous avons la chance d’avoir les moyens d’acheter des intrants, et nous avons une agriculture qui est relativement bien structurée par rapport à d’autres pays dans le monde. Mais souvent, nous avons tendance à l’oublier et nous pensons que l’herbe est toujours plus verte dans le pré d’à côté. Dans l’intervention à Innovagri-Toulouse il y aura certes quelques exemples de l’étranger mais également des exemples français qui fonctionnent très bien, afin que les agriculteurs présents puissent s’en inspirer pour aller de l’avant et en se disant « pourquoi pas ? ». Il ne s’agit pas de faire du « copier-coller » d’exemples qui fonctionnent à merveille – chaque ferme est unique et ce qui marche chez l’un ne marchera pas nécessairement chez l’autre – mais bien de s’en inspirer et de voir comment on peut l’adapter à notre contexte.

Au-delà des aspects techniques que l’on peut découvrir en agriculture, il ne faut pas oublier non plus que l’innovation touche également le facteur humain et l’aspect social. Certes, nous serons certainement assistés par des robots dans nos opérations mais ils ne feront pas tout à notre place. Nous aurons encore et toujours besoin d’hommes et de femmes passionnés qui sont épanouis dans leur travail. Quel que soit le secteur d’activité, on se rend compte de plus en plus que la différence qui fait qu’une entreprise paraisse plus attrayante qu’une autre repose surtout sur le capital humain et de la façon dont les personnes ont la possibilité de s’épanouir au travail.

En bref, il y aura de nombreux exemples, pris ici et là et touchant à plusieurs facettes de l’innovation tout en donnant envie d’essayer et de se lancer dans de nouvelles aventures.


6
juillet
2015

Fabien Liagre : « L’agroforesterie peut être adaptée à tous les systèmes de production »

JPEG - 59.7 koFabien Liagre débute son expérience en agroforesterie d’abord à l’étranger, avec le CIRAD, puis à l’INRA de Montpellier. Une envie de travailler d’avantage sur le terrain le pousse a créer, en 2000, la société AGROOF. Aujourd’hui devenue Société Coopérative de Production (SCOP), AGROOF étudie la gestion et la faisabilité de projets agroforestiers avec, toujours, ce lien entre recherche et terrain. Fabien a par ailleurs cofondé l’Association Française d’Agroforesterie en 2007 afin, notamment, de permettre une meilleure reconnaissance de l’agroforesterie dans les règlementations. Il participe enfin à BASE (section Agroforesterie) en tant que membre administrateur, pour réfléchir à la complémentarité possible entre agroforesterie et agriculture de conservation.

Camille Atlani : À quels problèmes l’agroforesterie répond-elle et à qui s’adresse-t-elle ?

Fabien Liagre : L’agroforesterie répond à plusieurs enjeux touchant de plus en plus les systèmes actuels : l’érosion des sols, mais aussi de la biodiversité, avec une diminution des auxiliaires de cultures et, à l’inverse, des problèmes d’invasion de ravageurs lié à l’évolution des populations qui s’adaptent aux produits de traitements. Certains enjeux concernent aussi non seulement les agriculteurs, mais aussi les partenaires du monde rural, comme les agences de l’eau. La présence de nitrate ou de pesticides dans les eaux de ruissellement, par exemple, peut amener un surcoût pour l’agriculteur ou des règlementations pouvant être contraignantes. Il y a par ailleurs l’enjeu du changement climatique, avec notamment un phénomène de stagnation des rendements observé depuis une quinzaine d’années à cause de fortes températures au printemps ; ou encore des sècheresses qui vont impacter fortement les céréaliers ou les éleveurs en jouant sur les cours. Nous cherchons donc à voir comment les systèmes agroforestiers permettent de répondre à ce type de problématiques.

L’agroforesterie s’adresse à tous, que l’on soit en conventionnel, en bio ou en agriculture de conservation – quel que soit notre système – elle a son intérêt. Il ne s’agit pas d’un projet unique appliqué tel quel ; le projet agroforestier est toujours adapté en fonction de chaque système de production. Il faut prendre en compte le type de culture : par exemple, une culture de printemps comme un maïs ou un tournesol sera décalée par rapport aux cultures d’hiver et peut souffrir d’avantage de la compétition pour la lumière que, par exemple, un blé. Dans ce cas de figure nous allons travailler le choix de l’essence, le nombre d’arbres à l’hectare et adapter la rotation en conséquence. Il s’agira aussi de prendre en compte le système de vente : les contraintes sont différentes selon qu’on est en vente directe, en magasin ou en industriel, donc nous adaptons le système agroforestier en fonction de cela. Quel que soit le système cependant, nous conseillons généralement de ne pas planter toute l’exploitation, afin de ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier.

C.A. : Quels sont ses bénéfices agronomiques ?

F.L. : En terme agronomique, nous nous intéressons à l’impact de l’arbre sur le système de production au niveau de trois aspects-clés : le sol, la biodiversité et le micro-climat.

Sur le premier aspect, nous étudions la capacité de l’arbre à maintenir, voire à améliorer la fertilité du sol. L’arbre stimule en effet la vie biologique du sol en y injectant du carbone, ce qui favorise les processus de fertilité et donc la nutrition des plantes. L’apport des arbres en carbone et azote est très intéressant, d’autant plus dans un contexte où le coût de l’azote fluctue en fonction du prix du baril. Lorsque ce dernier dépasse les 100 dollars, la fertilisation n’est plus simplement un enjeu agronomique pour l’agriculteur : c’est un enjeu économique. À ce niveau-là, la contribution de l’arbre à la fertilité du sol et à la nutrition des plantes représente un bénéfice majeur. Par ailleurs, l’arbre a un impact sur les populations de mycorhize, essentielles pour l’alimentation des plantes. Un blé cultivé en agroforesterie a d’avantage de racines et mycorhizes qu’un blé en culture pure ; c’est donc une culture potentiellement mieux alimentée en eau et nutriments, une plante en meilleure santé résistant mieux aux aléas climatiques.

En termes de bénéfices agronomiques liés à la biodiversité, nous étudions l’impact du système agroforestier sur les micro-organismes du sol, les détritivores ou les lombrics qui sont cruciaux dans le recyclage des éléments organiques. Nous travaillons également sur les auxiliaire ennemis des pucerons, limaces et escargots : les syrphes, les pollinisateurs ou encore les carabes. Notre travail consiste ici à observer l’influence de l’arbre sur les populations d’auxiliaires et de ravageurs, comment elles cohabitent et peuvent se contrôler afin de favoriser les premières au détriment des secondes dans les aménagements. Ici aussi les résultats commencent à être intéressants, avec une diminution importante du risque de pullulation.

Enfin, le micro-climat créé par les systèmes agroforestiers est important vis-à-vis du changement climatique. Encore une fois, les résultats sont positifs car il peut y avoir un phénomène de sur-rendement de la culture intercalaire dans les périodes prolongées de fortes chaleurs par rapport à une situation sans arbre. C’est certes une question de probabilité, mais si à l’avenir des problèmes de température surviennent plusieurs années d’affilée, cet aspect peut être essentiel – et ce dans le Nord comme dans le Sud. Cela va dépendre des cultures, mais c’est valable pour les céréaliers, les maraîchers, les vignerons, les éleveurs… Pour ces derniers, l’agroforesterie peut représenter un avantage, d’une part, pour la production fourragère dont le dessèchement de l’herbe est décalé de quasiment un mois en été ; d’autre part, les arbres fournissent de l’ombre aux animaux lorsqu’il fait chaud, ce qui est important pour leur bien-être. Les premiers résultats de notre projet de recherche sur l’impact de l’agroforesterie sur les bovins et ovins montrent de plus que les éleveurs peuvent s’y retrouver au niveau de la production (moins de stress, économie d’eau…).

Si tous ces aspects sont souvent positifs dans nos essais, l’objectif de nos études est aussi de diminuer les possibles aspects négatifs de l’agroforesterie, comme par exemple la compétition pour la lumière. Il y a différentes manières de gérer ce risque, en jouant sur le choix des essences ou la densité des arbres, ou encore en intervenant sur ceux-ci. Certaines cultures tolèrent mieux l’ombre que d’autres et nous commençons d’ailleurs avec l’INRA à travailler sur la sélection variétale adaptée à l’agroforesterie, notamment sur le blé. En effet, toutes les variétés communes de blé ont été sélectionnées pour être en pleine lumière et à haut niveau d’intrants. Peut-être qu’avec une sélection variétale différente, adaptée à l’agroforesterie, nous aurions d’autres résultats. Mais nous n’en sommes pas encore là !

C.A. : Au bout de combien de temps commence-t-on à observer l’impact positif sur le sol ?

F.L. : C’est certes l’inconvénient de l’agroforesterie que d’être nécessairement un projet sur le long ou moyen terme. Dans nos suivis de sols, nous constatons des résultats substantiels au bout de dix ou quinze ans. La quinzième année, les résultats sont plus marqués : des taux de matière organique qui remontent significativement ; ou encore de l’azote qui était perdu par la culture principale et qui désormais est recyclé à 80-90% par les arbres. En terme de gestion de la fertilité, ce sont des systèmes permettant d’économiser plusieurs dizaines d’unités d’azote, ce qui présente potentiellement une économie substantielle. Dans des systèmes en agriculture de conservation, l’impact devrait être amélioré.

C.A. : Parlons justement de la dimension économique de l’agroforesterie : quels investissements, quel impact sur les rendements, quelle valorisation possible des arbres ?

F.L. : En terme de coût d’implantation, il faut compter une quinzaine d’euros par arbre pour un céréalier faisant tout faire par entreprise : c’est un prix de base comprenant un tiers pour les fournitures avec le plant, un tiers pour la main d’œuvre et un dernier tiers pour la conception du projet et l’accompagnement. Pour un éleveur qui aura besoin de protections plus importantes, cela peut aller jusqu’à 30 ou 40 euros, donc on plante en général moins d’arbre pour réduire le coût. Grosso-modo, pour une cinquantaine d’arbres à l’hectare cela représente un investissement de 700-800 euros par hectare. Cependant, il existe des subventions pouvant couvrir jusqu’à 80% de ce montant.

Ensuite, il y a le temps de travail nécessaire, notamment pour la taille et l’élagage les dix premières années. En le faisant tous les ans ce n’est pas un tel investissement de temps – 1 ou 2 heures par hectare – et c’est assez facile à apprendre. En revanche il ne faut pas manquer une année car les arbres deviennent plus difficiles à tailler, demandent plus de temps et au final la qualité en pâtit, ainsi que la date de récolte des arbres : une année manquée repousse cette date de quatre ou cinq ans car il faut laisser le temps à l’arbre de cicatriser. Il vaut mieux intervenir régulièrement et, si l’on manque de temps, plutôt planter moins ou échelonner les plantations d’arbres. Sur les dernières années de taille, lorsque les arbres sont gros, le temps de travail peut aller jusqu’à une demi-journée maximum pour une cinquantaine d’arbres à l’hectare. Les arbres sont plutôt élagués en été, ce qui pour des céréaliers est une époque un peu animée mais c’est faisable, dans les périodes de creux avant ou après les récoltes. Pour des éleveurs passant beaucoup plus de temps sur l’exploitation, notamment les laitiers, c’est vrai que c’est une donnée à prendre en compte. Nous mettons beaucoup les éleveurs en garde là-dessus lors de nos diagnostics.

Au niveau de l’impact sur les rendements, tout dépend de la densité plantée, de l’essence d’arbre ou encore de l’entretien. Là encore, la qualité de l’élagage est essentielle car un arbre bien élagué a une ombre moins concentrée sur le pied. En terme d’écartement, nous préconisons une distance entre les lignes d’arbres au moins égale à deux fois la hauteur de l’arbre adulte. Ceci permet une meilleure gestion de la lumière, moins de compétition et donc une baisse de rendement assez faible, voire quasi-nulle, pendant les deux tiers de la rotation. En revanche lors du dernier tiers, selon l’essence, l’impact négatif sur les rendements peut-être assez fort ; mais c’est en fin de cycle donc la valeur des arbres contrebalance largement la perte. Il faut aussi prendre en compte l’espace utilisé par les lignes d’arbres pouvant faire perdre 4 à 5% de la surface. De plus en plus d’agriculteurs valorisent cet espace en y cultivant des petits fruits ou de la vigne – ce sont de vieilles pratiques.

Enfin, sur le sujet de la valorisation des arbres, ces derniers peuvent être vendus au bout de 40-50 ans comme bois d’œuvre. Les calculs de rentabilité montrent que l’agroforesterie est plus rentable que le système agricole mais nous sommes sur du très long-terme, ce qui peut être perçu comme un problème. Certains agriculteurs le voient comme un capital sur pied à valoriser au moment de la retraite, ce qui devient intéressant. Cependant, nous travaillons en ce moment sur une valorisation intermédiaire avec des systèmes dans lesquels les branches sont coupées et déchiquetées tous les 4-5 ans pour faire du bois raméal fragmenté, du bois-énergie ou encore de la biomasse pour la chimie verte. Cela peut devenir très intéressant car la production de tonne de matière sèche à l’hectare peut être bien valorisée comme production non-alimentaire, pour laquelle il y a une forte demande. Ainsi, pour 1 m3 de bois d’œuvre il est possible d’obtenir par exemple 1 à 3 m3 de biomasse pour du bois-énergie. La chimie verte – le remplacement du plastique et des molécules entrant dans la composition des produits ménagers et cosmétiques par des matériaux naturels – est un domaine en plein essor qui est très intéressant pour la valorisation des arbres car il nécessite un volume conséquent.

C.A. : En terme de prix payé cela donne quoi ?

F.L. : Nous commençons à avoir les premiers retours à ce sujet. La chimie verte n’en est pour l’instant qu’au stade expérimental de l’élaboration de produits ; cela marche très bien mais il faut que le marché se développe. Pour le bois-énergie, en revanche, le marché est bien là : nos calculs ont montré que l’heure de travail sur des lignes d’arbres pour du bois-énergie est mieux payée que l’équivalent sur une exploitation en polyculture-élevage. Cela demande bien sûr une certaine réorganisation et, éventuellement, l’achat d’une déchiqueteuse en commun ; mais cela vaut la peine car il y a un manque d’approvisionnement de biomasse en France. Une étude technique des services du bois disait que pour subvenir aux besoins d’approvisionnement des centrales biomasses dans 5 à 10 ans, il faudrait convertir 5 millions d’hectares en culture énergétique – l’équivalent des surfaces en blé. Les agriculteurs, eux, ne sont évidemment pas prêts à sacrifier la culture du blé pour de la culture énergétique. Imaginer des systèmes mixtes qui non seulement conservent leur vocation alimentaire, mais apportent aussi une plus-value économique grâce à la valorisation de la biomasse, devient donc très intéressant.

C.A. : Que désirez-vous montrer lors de votre atelier à Innovagri Toulouse ?

F.L. : Nous allons faire le lien, avec Matthieu Archambeaud, entre agriculture de conservation et agroforesterie. Je vais donc travailler en complémentarité avec son intervention et parler de questions de sol, de couverture ou encore de fonctionnement des associations. En réalité, nous faisons de l’agriculture de conservation, mais avec des arbres ! Là où, en agriculture de conservation, on préconisera de faire des couverts, d’enrichir le milieu, de mieux travailler le sol par les végétaux, en agroforesterie nous travaillons finalement le sol à une profondeur encore plus importante, avec un apport de litière plus consistant encore puisque les productions aériennes et souterraines sont plus fortes. Il y a donc des complémentarités très intéressantes à trouver entre ces deux systèmes. À Innovagri, je vais axer sur cela et amener les agriculteurs à vraiment reconsidérer l’arbre et sa complémentarité possible avec le système de production : au niveau de la gestion du sol et de la fertilité, des cultures, au niveau sanitaire, etc. Je présenterai aussi sans doute les bénéfices en terme de changement climatique car c’est un sujet très présent en ce moment.

Ce sujet vous a intéressé ? AGROOF a lancé récemment son agroboutique afin de catalyser et partager les connaissances agroécologiques. L’idée initiale qui a donné naissance à ce site va dans le sens des valeurs portées par Agro-écologie(s) :

« L’agriculture de demain, que nous voulons à la fois productive et respectueuse de l’environnement, ne résultera pas de l’adoption d’un système ou d’un autre, d’une politique ou d’une autre, d’un lobbying ou d’un autre. Elle s’inventera, progressivement, dans une combinaison intelligente de techniques et de savoir-faire, partagés par des agriculteurs, des techniciens, des chercheurs, des citoyens, à l’œuvre depuis plus de trente ans sur ces technologies, regroupées sous le terme d’agroécologie. »

L’agroboutique, c’est par ici : http://agroboutique.com/fr/14_agroecologie-catalogue


1er
juillet
2015

Sylvain Hypolite : « Remettre le « capital-sol » au centre du système de production »

JPEG - 63.9 koIngénieur conseil chez Agro d’Oc, Union des CETA d’Oc, Sylvain Hypolite est un fervent défenseur des « sols vivants ». Il anime, avec ses collaborateurs, un projet CASDAR pour concevoir et mettre en œuvre des systèmes agroécologiques en grandes cultures en s’appuyant sur les CETA (Centre d’Étude des Techniques Agricoles). La clé de ce projet est le déploiement de l’agriculture de conservation au travers ses trois piliers : couverture permanente des sols, allongement et diversification des rotations et diminution du travail du sol. À Innov-agri Toulouse, il montrera l’intérêt d’intégrer des légumineuses dans les systèmes d’agriculture de conservation en présentant les stratégies mises en place dans le Sud-Ouest.

Camille Atlani : Quels bénéfices agronomiques la réintroduction de légumineuses en inter-culture ou dans les rotations apporte-t-elle en agriculture de conservation ?

Sylvain Hypolite : Les deux types de sols présents dans le Sud-Ouest – des coteaux argilo-calcaires parfois dégradés par l’érosion aratoire et hydrique, ainsi que des limons sableux assez fragiles – ont tous deux perdu beaucoup de matière organique et donc de fertilité. Ce contexte impose, avant toute chose, de redonner une santé à nos sols. Le principe essentiel en agriculture de conservation est justement de remettre le « capital-sol » au centre du système de production. Cela implique d’une part d’en préserver sa structure et, d’autre part, d’y réinjecter de la matière organique. Pour ce deuxième élément, il faut prendre en compte l’aspect carbone – continuer à faire des cultures à haut rendement pour avoir un retour suffisant de paille au sol – ainsi que l’aspect azote (et il en faut beaucoup).

Pour donner un exemple assez standard sur des coteaux argileux peu dégradés, un sol avec 2% de matière organique et en considérant 4 000 tonnes de terre arable à l’hectare, on a 80 tonnes d’humus, donc 80 tonnes de matière organique à l’hectare. Pour restaurer le stock en passant à 2,2% de matière organique, il faudra atteindre 88 tonnes d’humus. Au vue de l’azote contenu dans cet humus, cela signifie qu’il faudra passer de 4 000 kg à 4 400 kg d’azote organique à l’hectare. Nous devrons donc « injecter » dans le système 400 kg d’azote/ha – c’est ce que Frédéric Thomas appelle le « Plan Épargne Azote » et je trouve l’image assez bonne car il s’agit vraiment de capitaliser l’azote. Cela signifie que nous devons mobiliser 40 ou 50 unités d’azote/an dans notre système pour restaurer l’activité biologique des sols. Évidemment, les légumineuses sont un excellent outil pour atteindre cet objectif car elles fixent l’azote de l’air dans le sol. C’est donc le premier aspect crucial en terme d’intérêt agronomique, ou même biologique.

Nous avons beaucoup privilégié la féverole dans nos stratégies de couverture des sols car elle s’avère être l’une des légumineuses annuelles les plus efficaces en termes de fixation d’azote. Elle a par ailleurs le grand avantage agronomique d’être facile à cultiver, à détruire et il est facile d’y semer dedans ensuite. De plus, elle était déjà un peu présente en culture principale dans nos systèmes de production et donc beaucoup d’adhérents ont des semences de ferme de féverole, ce qui est un argument important. Nous sommes très attentifs à la culture principale qui suit et il se trouve aussi que la féverole est très utile dans la suite de l’itinéraire technique. Elle se détruit puis noircit très vite, ce qui permet au sol de bien respirer et de se réchauffer ; comme toutes les légumineuses, elle relâche par ailleurs l’azote assez vite. Aujourd’hui nous préconisons d’associer la féverole à la phacélie pour un couvert d’hiver entre un blé et un maïs. La phacélie n’est pas une légumineuse mais elle permet de boucher les trous laissés par la féverole qui n’occupe pas tout l’espace.

Nos tests montrent qu’avec un couvert à forte proportion de non-légumineuses, comme des graminées ou de l’avoine, il y a un phénomène de faim d’azote au semis de la culture principale. Ce phénomène existe aussi avec les légumineuses mais dans une moindre mesure. Maximiser la part de légumineuses, surtout dans les couverts d’hiver ou pour toutes les cultures semées dans des couverts venant d’être détruits, permet donc d’éviter les faims d’azote ou les manques de fertilité sur la culture suivante.

C.A. : Quels bénéfices économiques cela peut-il apporter ?

S.H. : Le frein principal aux légumineuses en culture principale est leur prix d’achat. Cette année le pois ne vaut pas beaucoup plus cher que le blé ! Cependant, il y a en ce moment dans le Sud-Ouest un regain d’intérêt pour le soja, qui historiquement est une culture qui se faisait beaucoup, surtout dans les années 90. Il s’avère que c’est une plante bien adaptée au semis direct et à l’agriculture de conservation. Ainsi, dans des systèmes de maïs irrigué, beaucoup d’adhérents ont diversifié leurs cultures avec du soja. La rotation maïs-soja-blé, dans ce sens-là, marche très bien et cela permet d’avoir une légumineuse qui rapporte de l’argent.

Aujourd’hui, nous ne pouvons pas dire que les couverts en tant que tels rapportent de l’argent directement car la question n’est pas tranchée. Pour les légumineuses, nous commençons à avoir des résultats tangibles. Une stratégie de couverture sur laquelle nous travaillons en ce moment et qui obtient de bons résultats est d’implanter des légumineuses pérennes, comme le trèfle violet ou la luzerne, sous une culture principale, comme un colza ou un maïs. L’objectif est que le couvert se développe peu pendant la première culture et, donc, ne la concurrence pas, mais se développe ensuite après la récolte. Dans un mélange colza – trèfle violet par exemple, après la récolte du premier le second continue sa croissance et, à l’automne suivant, nous semons un blé directement dans le trèfle violet. Sur cette stratégie les gains économiques mesurés sont très intéressants sur le blé suivant, du fait d’un rendement et d’un taux protéique plus élevés.

Ici, donc, l’impact est positif. En revanche en culture de printemps, c’est plus délicat car jusqu’à maintenant nous avions du mal à maîtriser le semis direct. Nous perdions des pieds, non pas à cause de la légumineuse mais à cause du semis direct. Les adhérents le maîtrisent mieux depuis quelques années en maïs et soja. Nous avons d’ailleurs un essai de semis direct avec et sans légumineuses dans un système de mono-maïs irrigué avec couvert de féverole. C’était un essai sur trois ans financé par l’Agence de l’Eau qui a montré que le gain moyen annuel était de 7 quintaux sur le maïs avec légumineuses – 6 la première année, 7 la seconde et 8 la dernière. L’association colza – trèfle dont je parlais est aussi très intéressante à ce niveau. Si la féverole est la meilleure légumineuse annuelle, les légumineuses pérennes sont de vraies « bombes agronomiques » ! Cependant, nous travaillons surtout avec des céréaliers et intégrer des légumineuses pérennes en grande culture reste difficile.

En termes de bénéfice global il faut vraiment raisonner à l’échelle du système, ce qui n’est pas évident. Il est difficile aujourd’hui de comparer un système en agriculture de conservation et un système plus conventionnel. Economiquement nous pouvons trouver les mêmes chiffres mais, pour autant, d’autres dimensions doivent être prises en compte. Pour nous les couverts présentent un plus car il y a un effet évident sur la protection du sol et son amélioration à moyen-terme. En revanche, cela peut étonner mais nous ne préconisons pas de diminuer l’azote minéral apporté. Les couverts servent ainsi à faire déplafonner les rendements plutôt qu’à remplacer les intrants de synthèse. Les couverts ne sont pas un but en eux-mêmes, l’objectif est que la marge finale soit positive grâce à la culture principale. Je pense vraiment qu’il est possible de faire mieux tout en protégeant l’environnement grâce à ces systèmes performants. Cette performance est la clé car il faut continuer à produire beaucoup pour pouvoir injecter plus de carbone dans le sol. La couverture du sol est un levier supplémentaire pour atteindre cet objectif.

C.A. : Ce type de pratique requiert-il un matériel et des investissements spécifiques ?

S.H. : Il y a effectivement un matériel spécifique sur lequel nous faisons aussi de l’accompagnement. Ce sont bien sûr des investissements spécifiques mais en réalité un parc matériel adapté à l’agriculture de conservation ne coûte pas plus cher que l’équivalent en conventionnel. Il est très rare que les agriculteurs convertissent toute leur exploitation d’un coup, cela dépendra du type et de l’état initial de leur sol, de leur prise de risque. Mais cela peut arriver : l’un de nos adhérents à arrêté le labour en 2001, a vendu tous ses outils pour être certain de ne pas y revenir et a acheté un semoir de semis direct. Ses résultats sont aujourd’hui très bons ! Mais il y a aussi des contre-exemples, cela dépend de beaucoup de chose et demande une grande technicité – il faut le vouloir.

C.A. : Quels retours avez-vous eu au sein de l’Union des CETA d’Oc des agriculteurs eux-mêmes ?

S.H. : Nous fédérons environ 1 000 adhérents répartis en 50 CETA dans le Sud-Ouest. Il y a une vraie demande au sein de ces CETA sur l’agriculture de conservation. Il y a une vingtaine d’années, la demande portait plus sur le non-labour et nous avons été pionnier en la matière. Aujourd’hui, nous organisons quatre fois par an des journées « Sols Vivants » spécialement dédiées à l’agriculture de conservation, qui réunissent à chaque fois une centaine d’adhérents. En comptant aussi ceux qui ne viennent pas, nous observons réellement une lame de fond qui est en train de se mettre en place.

Le retour des agriculteurs montre donc qu’ils sont très demandeurs et vont souvent encore plus loin que nous. Ils sont en cela de vrais moteurs car ils réfléchissent beaucoup sur leurs systèmes, ils sont portés vers l’innovation et font avancer les choses. Au sein d’Agro d’Oc, nous fédérons plusieurs projets CETA et plusieurs sont sur l’agriculture de conservation. Il y a un réel engouement à tous les niveaux parce que nous observons que c’est bien pour les sols et que nous arrivons en même temps à faire des quintaux. D’un autre côté, cela demande beaucoup de vigilance car les attentes techniques sur cette thématique sont très grandes. Il ne suffit pas de se mettre au semis direct pour que cela marche, il y a beaucoup de risques. Continuer par exemple à faire du blé-tournesol, en semis direct sans couvert, avec le mauvais semoir… Je peux vous garantir que cela ne marchera pas.

C.A. : Que souhaitez-vous présenter lors de votre conférence à Innov-agri Toulouse en septembre ?

S.H. : Je présenterai les systèmes de sols vivants que nous développons avec nos adhérents, au travers d’exemples à la fois de systèmes en coteaux argilo-calcaire en sec et de systèmes plutôt en vallée ou plaine irriguée. Je montrerai des stratégies d’enchaînement de cultures, d’adaptation du matériel, d’adaptation de la fertilisation sur les cultures favorisant la réussite de ce type de système. J’expliquerai ce qui marche chez nos adhérents, mais aussi ce qui ne fonctionne pas, en présentant les points sur lesquels il faut rester vigilant. Je parlerai bien sûr beaucoup de légumineuses car elles représentent une clé d’entrée pour aborder les systèmes sols-vivants.


22
juin
2015

François Hirissou : « De conseillers agricoles venus d’en haut, nous devenons passeurs de connaissance »

JPEG - 27.8 koConseiller en agronomie à la Chambre d’Agriculture de Dordogne, François Hirissou suit et accompagne des groupes d’agriculteurs dans une zone classée sensible. Depuis 2008 il anime avec ces agriculteurs un programme d’action sur les systèmes agricoles innovants, axé sur la co-construction plutôt que sur l’expertise du conseiller. Cette démarche a révolutionné sa manière de concevoir l’accompagnement et a permis aux agriculteurs impliqués de reprendre goût pour leur métier. Entretien.

Camille Atlani : Entre 2008 et 2012, vous avez animé le programme d’action de la Chambre d’Agriculture de Dordogne sur les systèmes agricoles innovants, réunissant une vingtaine d’agriculteurs en Périgord Noir.En quoi ce programme consistait-il et quels étaient ses objectifs ?

François Hirissou : Pour situer un peu le contexte de la région, l’agriculture du Périgord Noir est très diversifiée, structurée en exploitations de petite ou moyenne surfaces qui ont une longue habitude de lutter contre les difficultés de l’agriculture. N’ayant pas les structures importantes des autres régions de France, ces exploitations ont dû s’adapter en permanence à l’évolution des choses. C’est une donnée de départ importante : afin de s’en sortir, les agriculteurs du Périgord Noir ont su, au travers du temps, réagir à la difficulté ambiante en innovant et en partant sur des voies peu explorées ailleurs. Une seconde donnée de départ importante est que nous sommes en zone vulnérable au nitrate. Ceci représente une contrainte majeure car les coûts de mise aux normes, pour de petits élevages et une petite agriculture, sont très élevés. Ainsi les pratiques demandées, telles que la couverture des sols en période de lessivage de nitrates ou la mise aux normes de la capacité de stockage des effluents organiques, étaient vécues comme très contraignantes par les agriculteurs qui n’en voyaient que les aspects négatifs.

Dans ce contexte, l’élément déclencheur de notre action a été une proposition faite à l’Agence de l’Eau de participer financièrement à un programme d’action qui permettrait de répondre à la problématique de qualité des eaux par une approche globale. Nous pensions que mettre la reconquête du sol
au centre des objectifs, plutôt que de se contenter de mesures unitaires (bandes enherbées, mesures environnementales ponctuelles), pouvait être beaucoup plus efficace et porteur de sens pour initier de vrais changements. Nous étions en cela très inspiré par la revue TCS et Frédéric Thomas, qui a eu par la suite un rôle déterminant dans les transferts de nouveaux savoirs sur l’agriculture de conservation.

C’est ainsi qu’a été créé, en 2008, le Plan d’Action Territorial afin d’amorcer une réflexion avec les agriculteurs autour de pratiques plus respectueuses de l’environnement – non plus sur leurs aspects contraignants, mais sur leurs aspects innovants pouvant représenter un plus pour l’exploitation agricole. Il faut souligner également le rôle très important du Conseil Régional d’Aquitaine qui nous a accompagné financièrement pour l’achat de matériels spécifiques, ce qui représente souvent un obstacle majeur pour les agriculteurs ; et bien sûr le partenariat permanent avec le réseau des CUMA très actif en la matière.

Nous avons donc commencé à travailler sur la mise en place de couverts végétaux perçus, cette fois, comme une pratique positive pour l’activité agricole. Après cette amorce, nous avons poursuivi avec l’amélioration du travail du sol, par sa diminution voire son arrêt complet. Ensuite, nous avons travaillé sur des désherbages moins importants, sur l’intégration de matière organique issue de l’élevage pour améliorer la fertilité du sol et réduire les apports de fertilisants extérieurs… En somme, cela nous a permis de travailler sur toutes les pratiques possibles pour ne pas rester à une seule vision dogmatique de l’agriculture. En partant d’une contrainte, nous sommes allés vers quelque chose de positif au travers d’une agriculture moins intensive, dans laquelle nous réfléchissions différemment à nos pratiques ainsi qu’à leur utilité.

C.A. : Quels bénéfices les agriculteurs y participant ont-ils constatés ?

F.H. : La démarche a été initiée avec un petit groupe d’agriculteurs très motivés qui avait déjà dû réfléchir et innover pour se sortir de situations compliquées. Ils ont été formés à l’agriculture de conservation par des personnes maîtrisant parfaitement leur sujet, ce qui pour moi est crucial. Une fois que ces agriculteurs ont commencé à travailler avec ces systèmes-là, le premier bénéfice a été de se retrouver entre eux pour discuter d’autre chose que des contraintes liées à l’agriculture. C’est très important : cette formation leur a permis de réintégrer l’agronomie, le savoir-faire et la sensibilité agricole dans leur pratique. Cette expérience avait d’autant plus d’intérêt que les systèmes à mettre en place n’étaient pas arrêtés, mais devaient être adaptés à chaque exploitation. L’échange devenait donc un facteur clé : ils allaient chez les uns et chez les autres pour regarder comment cela fonctionnait et cela leur donnait des idées sur comment mettre en place ces systèmes chez eux.

La mise en place de ces systèmes, au bout du compte, s’est traduite par une réduction de moitié de leurs dépenses en carburant – sans compter la diminution des coûts d’entretien du matériel du fait de son utilisation moindre. Ils ont par ailleurs obtenu, sur leurs différentes cultures, des rendements équivalents à ceux obtenus en conventionnel mais avec des charges de structure qui avaient diminué. Leurs marges se sont donc améliorées, mais aussi sécurisées puisque ces systèmes permettent de retrouver un fonctionnement du sol plus naturel et donc plus résilient à des problèmes climatiques. Ils ont solidifié, consolidé leurs systèmes agricoles. Nous n’avons que très peu de recul car sept ans, à l’échelle du fonctionnement des sols, est un laps de temps court – il faut dix ou quinze ans pour commencer à voir de réels résultats. Cependant, chez les agriculteurs y participant cela ne va qu’en s’améliorant, ce qui est très positif.

Enfin – et c’est une donnée qui selon moi n’est pas assez prise en compte – ces systèmes ont mené à une amélioration considérable de leur bien-être général. Leur travail était moins pénible, ils passaient moins de temps sur leur tracteur à labourer et préparer leurs sols et, au contraire, plus de temps à observer les sols… Leur fatigue physique s’en retrouvait considérablement diminuée.

C.A. : Aujourd’hui, combien d’agriculteurs sont engagés dans ce programme ?

F.H. : Ce mouvement a fait un peu «  tache d’huile » car assez vite des agriculteurs d’autres régions de Dordogne s’y sont intéressés. Nous avions beaucoup communiqué au travers du site web de la Chambre d’Agriculture et de réunions que nous organisions. Notamment, j’ai animé chaque année un colloque intitulé « Agriculture : nouveaux enjeux », auquel étaient conviés des agriculteurs d’autres régions. Cela a dû susciter de l’intérêt et des vocations, car beaucoup s’y sont mis ! Par ailleurs, un certain nombre d’agriculteurs pratiquaient déjà ces systèmes mais étaient éparpillés et le programme a permis de fédérer un peu tout cela. Désormais nous avons dans le département une base d’environ quarante agriculteurs engagés dans ces systèmes. Nous avons aussi créé une association BASE Dordogne regroupant une trentaine d’agriculteurs ; ils ont vocation à sensibiliser et convaincre tous les agriculteurs souhaitant changer leur perspective dans leur pratique de l’agriculture. Nous avons également été retenus dans le cadre d’un projet CASDAR du ministère de l’agriculture intitulé Collectif pour l’Agroécologie en Périgord.

Nous avons actuellement pour objectif, entre autres, de faire le lien avec les agriculteurs bio. Caricaturalement, il est souvent dit qu’avec l’agriculture de conservation, le conventionnel arrête de travailler son sol mais utilise plus d’herbicide, tandis que le bio utilise moins d’herbicide mais travaille plus son sol ! C’est caricatural car il y a désormais des agriculteurs se retrouvant dans les deux systèmes – agriculture de conservation avec utilisation moindre de chimie, ainsi qu’agriculture bio avec utilisation moindre de la mécanique. Nous commençons à voir des ponts se former, des passerelles se mettre en place, dont l’aboutissement serait de trouver une agriculture bio ne touchant plus au sol. C’est pour nous réellement une branche d’avenir de chercher à faire le lien entre agricultures de conservation et biologique tout en conservant des rendements suffisants.

C.A. : Qu’avez vous appris sur les besoins d’accompagnement des agriculteurs pour s’engager dans de telles pratiques ?

F.H. : Pour nous, conseillers agricoles, ce programme a changé beaucoup de choses. La Chambre d’Agriculture de Dordogne, notre employeur, croit beaucoup dans ces systèmes et a été un partenaire très actif. En 2011, à son initiative, nous avons participé à une formation d’AgroParisTech intitulée « Agronomes demain » qui nous a sensibilisés à de nouvelles façons de voir l’agriculture, non plus d’un point de vue analytique mais beaucoup plus synthétique. Penser en terme de système plutôt qu’en terme d’analyse d’un facteur permet d’enrichir considérablement la pratique car nous pouvons voir des interactions qui resteraient invisibles si nous regardions les choses de manière séparée.

Nous y avons également été formés à l’accompagnement – non plus comme conseil venu d’en haut, mais comme réel accompagnement des agriculteurs dans le développement de ces techniques. Désormais, notre rôle est donc d’accompagner des groupes et de faire émerger les idées des agriculteurs eux-mêmes, car ils ont une vraie expertise. La valorisation de leur expérience permet une co-construction entre agriculteurs et conseillers autour de ces pratiques. C’est un nouveau rôle qui est beaucoup plus enrichissant pour nous car nous travaillons sur du « matériau vivant » : l’expertise des agriculteurs, qui sont tous les jours au contact de l’évolution des choses et de leurs pratiques, nous permet d’approfondir nos connaissances puis de les diffuser auprès d’autres agriculteurs. Nous devenons des passeurs de connaissances. C’est vraiment une nouvelle façon de concevoir l’accompagnement agricole.

Pour moi, le fil directeur de ce type de conseil est de redonner de la passion pour leur métier aux agriculteurs. Il y a actuellement, chez beaucoup d’agriculteurs, un certain découragement. Lors des rencontres, stages ou formations que nous organisons, les agriculteurs ressortent pourtant toujours optimistes. Cette dimension du bien-être est trop souvent oubliée dans les stages car nous pensons que l’objectif est d’apporter une seule connaissance pratique, technique, sans se préoccuper de la dimension émotionnelle. Pourtant l’émotion, qui se traduit dans la vision de la vie des sols par exemple, est un facteur crucial pour que les agriculteurs changent leur point de vue. Ce n’est pas l’apport théorique qui permet de changer son point de vue. Nous ne pouvons changer notre point de vue que si nous sommes confrontés à des choses qui nous touchent énormément. D’après moi, c’est là-dessus qu’il faut travailler – sur les chiffres aussi, bien sûr, mais pas seulement. Cette approche permet de dire que le métier d’agriculteur et l’un des métiers les plus passionnants qui soit si on le voit de cette façon-là, en essayant de retrouver les équilibres naturels.

C.A. : Il y a-t-il des prérequis pour adopter des pratiques innovantes en agriculture ?

F.H. : Le premier prérequis est une ouverture d’esprit. Cela est fondamental pour un agriculteur qui se pose des questions, tourne en rond dans son système et ne voit pas d’issue. Cela arrive souvent de se sentir coincé, entre les rendements des céréales qui stagnent, le prix payé qui fait le yoyo, le coût des intrants qui augmente… S’ils se projettent et, avec l’aide d’autres agriculteurs, acceptent de voir les choses autrement, ils peuvent sauter le pas.

Le second prérequis est de sortir de la « bulle technologique » de l’agriculture – la chimie et la physique – pour se recentrer sur la biologie des sols. Il ne s’agit pas d’adopter un point de vue intégriste du « tout bio », mais un état d’esprit agricole, paysan, où l’on va considérer qu’il est aussi important de voir fonctionner un auxiliaire de culture que de s’intéresser à une molécule active. D’ailleurs, la première chose que font les agriculteurs après avoir adopté ces systèmes et observé la vie des sols et des insectes, est d’arrêter les insecticides. Lorsqu’ils voient la richesse de la biodiversité luttant contre les ravageurs des cultures, l’amoindrir devient problématique. Après avoir arrêté les insecticides, ils diminuent fortement les fongicides et commencent à s’interroger sur les variétés de plantes plus résistantes. Ils réintègrent ainsi, petit à petit, les équilibres fondamentaux. En revanche, pour l’instant, se passer complètement d’herbicides est compliqué, mais certains agriculteurs réfléchissent sérieusement à la question. Réduire les herbicides, notamment le glyphosate, est l’objectif de demain.

C.A. : Que souhaitez-vous présenter lors de votre intervention à Innovagri Toulouse ?

F.H. : Je vais tout d’abord présenter le contexte de départ de notre programme, puis montrer qu’en acceptant de voir les choses différemment nous pouvons produire des systèmes viables et durables pour l’agriculture – et qui ne peuvent que s’améliorer. Je montrerai ensuite les systèmes que nous avons mis en place pour les grandes cultures avec les couverts végétaux, l’allongement des rotations, le travail simplifié voire le non-travail du sol. Je présenterai également ce que nous avons mis en place pour l’élevage, comme le pâturage dynamique pour mieux valoriser les prairies naturelles et les surfaces considérées comme pauvres. Après cela, je mettrai en avant les premiers résultats économiques ainsi que les résultats des mesures d’activité des sols que nous avons réalisé, montrant que ces systèmes permettent de rétablir l’équilibre des sols. Je terminerai avec les modes d’accompagnement à mettre en œuvre pour suivre les agriculteurs et les aider à progresser dans ces voies-là.