Bienvenue en 2040-2050 !

Alors que structurellement, les conditions se tendaient sur les ressources avec une « pseudo reprise économique » après la pandémie de Covid-19, la guerre en Ukraine nous a fait réellement basculer sans transition dans le monde d’après : 2022 et 2023 risquent bien d’être ce que nous pouvions attendre pour 2040-2050.

Incohérences économiques et politiques

Nous déplorons bien entendu ces évènements, que l’on pensait d’une autre époque, avec ses exactions, ses atrocités, ses malheurs et ses injustices. Ils montrent encore une fois l’incompétence collective à trouver, si ce n’est les bonnes solutions, les meilleurs compromis. Enfin, cet embrasement local n’est que le reflet d’un monde à la recherche de solutions mais qui est empêtré dans ses contradictions et ses incohérences. En fait, ce conflit et les tensions qu’il suscite ne font qu’exacerber une crise sous-jacente qui bouillonnait. Ce conflit fait ressortir nos incohérences économiques et politiques notamment en matière d’énergie et d’alimentation. La période n’augure rien de bien serein mais c’est certainement une opportunité pour revenir à l’essentiel.
Comme nous l’affirmions il y a quelque temps, nous sommes depuis 2007 entrés dans un monde très volatil. Que ce soit d’un point de vue du prix des commodités agricoles, de l’énergie, des intrants, le tout amplifié par des incertitudes climatiques croissantes. La conjoncture actuelle ne fait qu’extrémiser les tensions sur les marchés avec son lot de spéculations. Volatilité n’est peut-être même plus le terme approprié avec le prix de l’énergie ou des engrais multiplié par deux voire par trois en moins d’une campagne, sans compter les risques de rupture d’approvisionnement.

Extrême dépendance à l’énergie

Alors que bon nombre de nos concitoyens s’alarment sur leur plein de voiture ou sur leur facture de chauffage, cette crise risque d’être beaucoup plus profonde. Elle met en avant notre extrême dépendance à l’énergie pour nous déplacer, nous chauffer, nous habiller, nous loger, pour nous nourrir, mais aussi pour transporter, construire et communiquer. L’énergie directe ou indirecte est partout autour de nous et irrigue l’ensemble de nos actions et de nos économies ; à tel point que la forte augmentation impactera à tous les niveaux avec des répercussions et des amplifications en chaîne, pénalisant les modes de vie et/ou les modes de production très énergivores ! Plutôt que cette adaptation « tranquille » que nous empruntions en grommelant, ce changement brusque de conditions devrait nous permettre de prendre conscience de notre vulnérabilité et obliger des réorientations vers des stratégies beaucoup plus économes et efficaces sans tergiverser entre des solutions et des substitutions aux bénéfices pas toujours très solides.
L’agriculture se retrouve logiquement propulsée au cœur de ce tourbillon et on semble en découvrir son intérêt stratégique. Réduire la production dans un monde qui peut avoir faim est une forme d’égoïsme qui fait courir des dangers géopolitiques inconcevables. Même si en Europe nous ne devrions pas craindre, a priori, de vraies pénuries, le prix des denrées et le coût de l’alimentation en général devraient propulser les questions de souveraineté alimentaire au centre des débats : une forme de retour dans l’histoire de notre institution européenne (traité de Rome). Ces spéculations n’intègrent pas les tentatives de nombreux pays de reconstituer des réserves stratégiques et l’augmentation du prix de l’énergie et des engrais dont l’azote qui risque d’entraîner une réduction globale de la production mondiale et des réorientations d’assolements (maïs-soja aux USA ou maïs-tournesol ailleurs). Face à ces considérations et hypothèses réalistes, il faut rester prudent et ne jamais oublier que la volatilité joue dans les deux sens. Aussi haut que peuvent montrer les prix, aussi bas peuvent-ils dégringoler, sachant que les produits agricoles seront certainement les premiers à descendre. Attention à l’effet de ciseau et il faut savoir raison garder face à des marchés enflammés.

Aller rapidement plus loin

Dans ce contexte d’urgence, l’Agriculture de Conservation des Sols devrait être logiquement plébiscitée pour les économies d’énergie qu’elle procure avec la forte réduction voire la suppression du travail du sol mais aussi ses économies d’engrais grâce aux couverts végétaux, sans oublier son optimisation des ressources en eau en limitant l’évaporation et améliorant l’infiltration. Au-delà de ces avantages qui placent déjà bon nombre de nos lecteurs dans une bien meilleure posture, cette situation de crise va cependant obliger à aller rapidement plus loin.
- Continuer de développer des cultures de légumineuses dans la rotation. Même si celles-ci ne laissent pas vraiment d’azote dans le système (généralement l’azote fixé est exporté par les graines), elles permettent de réduire la consommation d’azote totale à l’échelle de la ferme et procurent un excellent précédent pour un semis direct, avec souvent des bénéfices en matière de désherbage et de biodiversité.
- Substituer des parcelles en maïs par du tournesol dont le prix est tiré par celui des huiles en général. Ses besoins en azote sont réduits (un sol avec une belle auto-fertilité peut assez facilement accompagner) et il nécessite rarement du séchage.
- Aller encore plus vite vers du maïs précoce « dry » afin de limiter les coûts de séchage qui peuvent être une réelle question cet automne. Cette orientation est également une opportunité pour implanter dans de bonnes conditions un mélange de couverts performant pour récupérer l’azote résiduel et en fixer d’autre surtout au printemps suivant avant le futur maïs. Vu sous l’angle ACS, le maïs peut même devenir une culture « autonome » en azote (azote injecté par les couverts de légumineuses vs azote exporté par les grains : environ 15 kg de N/t de grains aux normes) hormis quelques soucis de temporalité.
- Le colza, très attractif en ce moment, comme il est à la fois recherché sur le marché des huiles et de l’énergie mais aussi le marché des tourteaux et des protéines, fait également partie des cultures à considérer. En version colza associé avec des légumineuses comme plantes compagnes et légumineuses pérennes comme couverts qualifiant l’interculture suivante, il peut aussi s’approcher d’une certaine autonomie azotée, améliorée par sa capacité à stocker un bon niveau de réserves dans sa végétation et son pivot.
- Enfin, il va nous falloir démultiplier les associations de cultures qui sont souvent plus autonomes et plus régulières en productivité, quitte à devoir trier.
Pour ce qui est de l’énergie, certes l’agriculture en consomme beaucoup et est très dépendante des énergies fossiles pour mouvoir sa mécanisation et produire ses engrais et principalement l’azote. Cependant et comme j’ai pu le montrer dans le « point de vue » du TCS 116, c’est la seule activité qui possède un bilan énergétique positif grâce à la photosynthèse qui est au cœur de son action. Aujourd’hui, le retour sur investissement énergétique (EROI : Energy Return On Investment ; Harchaoui et Chatzimpiros (2018)) est voisin de 4 en cumulant l’ensemble des activités agricoles : élevage, viticulture et maraîchage sous serres inclus. Cela signifie qu’en injectant 1 unité énergétique, grâce à la photosynthèse, nous en captons/produisons 4 dont la grande majorité est incluse dans la nourriture et procure l’énergie à nos concitoyens.

Intensifier la photosynthèse

Vu sous cet angle, qui devrait se retrouver progressivement mis en avant, intensifier la photosynthèse, plus que réduire la production comme semble l’être l’orientation du dernier projet européen « Farm to Fork », doit être la voie prioritaire. À ce niveau encore, l’agriculture de conservation des sols, en réduisant l’énergie directe et indirecte consommée sans limiter la production, montre toute sa cohérence. Notre approche devrait même apporter une nette amélioration du bilan énergétique de l’agriculture lui permettant de produire une bonne partie de son énergie pour être moins dépendante des ressources fossiles tout en dégageant un solde positif d’énergie verte conséquent. L’agriculture d’avant consacrait bien une surface non négligeable pour produire l’énergie nécessaire à la traction et même capter une bonne partie de son azote au travers de fourrages de légumineuses.
Le bioéthanol est certainement l’exemple le plus explicite. En considérant qu’un ha de betterave produit entre 6000 l et 8000 l d’éthanol (100 kg de sucre donnent environ 50 kg d’éthanol), cela représente tout de même le carburant permettant de parcourir entre 100000 et 133000 km/ha avec une voiture moyenne (consommation de 6 l/100 km). Si on raisonne circuit fermé, seulement 2 ha ou 2 % de la surface réorientés en filaire énergétique, suffiraient à fournir le carburant pour une ferme de 100 ha consommant en moyenne 120 l/ha : chiffre assez élevé incluant la récolte et une partie du transport pour de la betterave alors que les systèmes céréaliers les plus efficaces en ACS arrivent à descendre leur consommation entre 40 et 50 l de carburant/ha du semis à la récolte comprise. Ce n’est pas tout, il faut compter sur la chaleur de la fermentation qui, arrivant à une bonne période, peut être intégrée dans des réseaux de chauffage. Enfin, l’industrie sucrière produit des pulpes qui sont de bons compléments alimentaires pour les ruminants et des vinasses qui sont d’excellents engrais constitués de potasse, d’azote, de sodium, de soufre et de nombreux oligoéléments. Son bilan énergétique et économique étant intéressant, le bio-éthanol est déjà une filière effective aux USA où une partie importante du maïs part en énergie et au Brésil où c’est la canne à sucre qui diversifie les fournitures énergétiques du pays.
Les huiles des oléagineux sont également des sources d’énergies très appréciées et le lien fort entre le prix du pétrole et celui du colza est très révélateur. Bien que moins efficaces à l’hectare que la betterave, les oléagineux permettent de sortir tout de même 900 à 1500 l/ha d’huile pour le colza et 500 à 1100 l/ha pour le tournesol (40 à 50 % d’huile en fonction des variétés, de la fertilisation et du climat). Ces filières, qui sont déjà fonctionnelles pour l’huile alimentaire, fournissent en complément un sous-produit riche en protéines, apprécié en élevage et qui contribue à améliorer notre indépendance protéique : des tourteaux. À ce niveau, le projet de culture de cameline en seconde culture pour la filière énergie (TCS 115) trouve aujourd’hui tout son sens et devrait se dynamiser dès cet été.
Enfin, avec la recherche d’une forte réduction de notre dépendance aux gaz importés de l’Est ou de l’Ouest, la méthanisation devrait croiser un soutien très favorable. C’est certainement un moyen habile pour recycler bon nombre de déchets organiques, de sous-produits mais également des couverts végétaux qui deviennent CIVE (Cultures Intermédiaires à Valeur Énergétique) et de les transformer en CH4 tout en récupérant le reste du carbone mais surtout l’azote et l’ensemble des éléments minéraux qui les constituent. Vue sous cet angle, la méthanisation peut s’apparenter à une forme « industrielle » d’élevage permettant, en dissociant le carbone de l’azote dans un fermenteur, de produire du gaz combustible, de la chaleur mais aussi un engrais complet très intéressant à recycler sur les parcelles afin de maintenir un haut niveau de photosynthèse future.
Cerise sur le gâteau, ces objectifs ambitieux sont même compatibles avec la préservation des sols et en grande partie les écosystèmes, tout en stockant du carbone pour endiguer le réchauffement climatique grâce à l’agriculture de conservation.

Repenser la place de l’agriculture

Au vu de ces arguments et surtout de la situation d’urgence dans laquelle nous sommes, a-t-on encore le temps de tergiverser ? Plutôt que de couvrir des surfaces agricoles par des panneaux solaires producteurs d’énergie intermittente et non stockable, mieux vaut les conserver en production et continuer d’intensifier la photosynthèse grâce à l’ACS afin d’assurer un bon niveau de ressources alimentaires et la production de vraies énergies et carburant verts, d’origines locales, stockables et transférables.
La pression pour retrouver une plus grande indépendance énergétique devrait inciter bon nombre de pays à utiliser leur agriculture dans ce sens, ce qui risque inévitablement de faire encore plus pression sur la production alimentaire. Si entre manger et rouler, il faut choisir, il existe une troisième voie moins dogmatique où les deux peuvent être conciliables, à condition de complètement repenser la place de l’agriculture dans nos sociétés mais aussi ses objectifs et ses modes de production.


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