Ces agriculteurs écolos et productifs

Gaëlle Dupont, Le Monde - 26 octobre 2007

Semis sans labours, rotation des cultures : plusieurs milliers de paysans reviennent aux fondamentaux de l’agronomie tout en gardant des rendements élevés.

La première personne qui a fait douter Philippe Pastoureau à propos des pesticides, c’est sa fille de 3 ans. Un soir, il y a quelques années, Solène a dit à son père : « Papa, tu sens mauvais. » Malgré les protections, l’odeur des produits chimiques qu’il avait épandus dans les champs toute la journée avait imprégné ses vêtements. Une odeur« difficile à décrire, agressive, un peu comme de l’éther ». « Ça m’a fait réfléchir », se souvient l’agriculteur. Autre déclic : « Un chemin pédestre passe sur l’exploitation. Dès que je sortais le pulvérisateur, les gens faisaient demi-tour. » La crainte de tomber malade a aussi joué. « Quand on passe les produits, il se forme un brouillard de 1,5 mètre de haut sur les cultures, où l’air devient irrespirable pour les insectes, explique-t-il. On est juste au-dessus. Tout le monde sait qu’il y a de plus en plus de problèmes de santé liés à ça dans le monde agricole. »

Agé de 30 ans à l’époque, Philippe commence à s’interroger sérieusement sur ce qu’il a appris au lycée agricole. Il vient de reprendre la ferme de ses parents, au coeur de la campagne sarthoise. Elle ressemble à toutes celles du secteur : 50 vaches laitières, des volailles de Loué, 75 hectares de cultures. Il envisage un temps le passage en agriculture biologique. Mais ce serait trop risqué techniquement, financièrement et socialement. « Si j’avais franchi le pas, je me serais isolé de ma famille, de mes voisins », raconte-t-il. Avec un petit groupe constitué par deux de ses frères, son beau-frère et deux voisins, il choisit une autre voie : les cultures sans labour.

A l’époque, ils veulent d’abord économiser du temps et de l’argent. Ce qu’en bon jargon agricole on appelle les « techniques culturales simplifiées » permet d’économiser du carburant, d’augmenter la durée de vie des engins agricoles, et de passer moins de temps sur le tracteur. Sans le savoir, ils mettent le doigt dans un engrenage qui va les conduire à repenser complètement leur métier.

Pour se passer de labour, il faut que les vers de terre travaillent le sol à la place des engins. Il faut y ramener et y entretenir la vie. « Petit à petit, on se prend au jeu, et on redécouvre le métier d’agriculteur », raconte Philippe. Rotations des cultures, couverts végétaux, lutte biologique contre les insectes, semis direct… Le petit groupe expérimente diverses techniques, avec un double objectif en tête : garder des rendements aussi élevés qu’avant, et réduire au maximum les intrants (carburant, engrais, pesticides). « Avant, j’appliquais sans réfléchir l’ordonnance du médecin, c’est-à-dire le vendeur de produits phytosanitaires. Maintenant, j’essaie de ne plus agir en pompier. J’observe, je fais du préventif, tout en gardant les produits sous la main si ça ne marche pas », explique Philippe.

Luc et Marie-Françoise Brizard sont à eux seuls une parfaite illustration de cette recherche d’une troisième voie en agriculture. Elle est fille d’agriculteurs biologiques, il est fils d’agriculteurs conventionnels. Ils ont expérimenté « les limites des deux systèmes ». Luc s’épuisait à travailler « des sols de plus en plus difficiles ». Marie-Françoise admire les agriculteurs bio, « les meilleurs techniquement ». « Mais on ne pourra pas nourrir la planète avec la bio, il faut faire du volume », poursuit la jeune femme.

Le couple trouve sa voie. Ils abandonnent le labour, et redonnent à la santé du sol et aux rotations des cultures le rôle central. « On cherche le point d’équilibre entre la performance économique et écologique, explique le couple. Pour nous, c’est vraiment une voie d’avenir. On s’aperçoit que nos sols sont de plus en plus productifs, alors qu’on utilise de moins en moins de produits. L’objectif est, à terme, de s’en passer complètement. »

Ce n’est pas encore gagné. Luc et Marie-Françoise Brizard ont baissé de 30 % les doses d’engrais chimiques, de moitié les fongicides, et utilisent rarement les insecticides. Philippe Pastoureau aboutit à des baisses de 20 % ou 30 % des intrants. Pour tous, les herbicides sont les plus difficiles à rogner. Les rendements sont comparables à ceux de l’agriculture conventionnelle.

Aucun de ces agriculteurs ne prétend détenir une recette miracle. « Nous avons encore tout à apprendre », dit Philippe Pastoureau. « La recherche est indispensable. Il nous faut des variétés rustiques, plus résistantes, au lieu de variétés plus productives et plus sensibles aux maladies », renchérit Sébastien Paineau, un jeune céréalier converti au semis direct.

En plus des économies sur les machines et les intrants, ce type d’agriculture apporte d’autres bénéfices. Elle empêche l’érosion des sols et améliore leur capacité d’absorption, donc elle diminue leurs besoins en eau. Les couverts végétaux qui protègent la terre en permanence freinent les fuites de polluants vers les rivières. Ils captent aussi du carbone.

Surtout, ces pratiques sollicitent l’intelligence des agriculteurs. Ils sont intarissables sur l’agronomie bien sûr. Ils évoquent aussi, ce qui est plus rare, leur plaisir, leur fierté, et leur liberté retrouvée. « Quand j’étais salarié agricole, je voyais toujours les agriculteurs la tête basse, en train de ronchonner, dit Sébastien Paineau. Ce que nous faisons est plus compliqué, mais vraiment plus passionnant. » Pour ce jeune agriculteur, « y arriver n’est pas une question de niveau d’études, mais de motivation ».

Tous redoutent, pourtant, le regard des voisins. Leurs champs, couverts de résidus de végétation et de mauvaises herbes, sont considérés comme « sales ». Les habitudes sont tenaces. « Le tracteur, c’est la notoriété de l’agriculteur, c’est comme les 4 × 4 à Paris, explique Philippe Pastoureau. Beaucoup n’imaginent pas de s’en passer, ni de partager le matériel. » La plupart des institutions agricoles – chambre d’agriculture, syndicats, structures économiques– n’encouragent pas ces techniques. Leur diffusion repose uniquement sur la bouche-a-oreille et la motivation des agriculteurs. « Personne n’a d’argent à gagner avec nous, lance Sébastien Paineau. Ni les vendeurs de machines agricoles, ni les vendeurs de produits phytosanitaires

Sous l’étiquette « durable », des pratiques agricoles diverses

Beaucoup de branches de l’agriculture (biologique, raisonnée, intégrée…) se revendiquent comme « durables ». La confusion est grande. De plus, le monde agricole met souvent en avant les efforts réalisés pour respecter l’environnement. Il est vrai que les 450 000 agriculteurs français doivent se plier à une réglementation de plus en plus exigeante. Ceux qui vont plus loin sont peu nombreux. Environ 15 000 agriculteurs pratiquent l’agriculture biologique, bien connue des consommateurs. Elle se passe complètement de produits chimiques. Le Réseau agriculture durable, bien implanté dans l’ouest de la France, et qui regroupe quelque 2 000 éleveurs, s’en rapproche. Ses membres prônent une agriculture à taille humaine, liée au sol, économe en intrants (engrais, pesticides).

« L’énergie du vivant » L’agriculture de conservation, en revanche peu connue du grand public, est pratiquée par 3 000 à 4 000 agriculteurs, selon Frédéric Thomas, lui-même agriculteur et animateur de ce réseau. Ces techniques viennent d’outre-Atlantique. Le labour est supprimé, la protection des sols et les rotations des cultures sont les pivots du système. « L’idée est de s’appuyer sur l’énergie du vivant, c’est-à-dire à la fois sur la vie dans le sol et la succession des cultures, afin de diminuer la mécanisation, donc le fioul, les engrais, les produits phytosanitaires », explique M. Thomas, qui parle de « génie écologique », préférable, selon lui, au génie génétique en agriculture. Les cultures sans labour permettent seulement de diminuer la mécanisation et la consommation de fioul. La protection intégrée des cultures, peu connue en France mais en expansion en Europe, combine elle aussi une panoplie de solutions pour préserver les récoltes en utilisant au minimum les produits chimiques : rotations des cultures, utilisation d’insectes prédateurs pour lutter contre les ravageurs, désherbage mécanique, etc.

Quant à l’agriculture raisonnée, malgré le soutien du syndicat majoritaire, la FNSEA, et des pouvoirs publics, elle ne rassemble que 2 500 agriculteurs. Son référentiel compte une centaine de points, dont la moitié correspond au respect de la réglementation. Elle n’a pas pour objectif de modifier les pratiques agronomiques, et ne donne aucun objectif de baisse d’intrants. Une nouvelle certification pourrait naître du Grenelle de l’environnement : l’agriculture à haute valeur environnementale. Selon ses promoteurs, le nouveau dispositif devrait « être facile d’accès, quitte à prévoir des étapes successives plus exigeantes ». Il devrait aussi « être simple avec un nombre limité d’exigences facilement contrôlables et exemplaires ». Cette innovation est regardée avec une certaine inquiétude dans le monde agricole. « On ne trouvera pas une solution applicable à 100 % des gens, prévient l’un des pionniers dans la promotion de l’agriculture intégrée, Jean-Pascal Hopquin, de la chambre d’agriculture de Picardie. Chaque région, chaque exploitation est spécifique. Il faut se méfier du “prêt-à-porter” en matière agricole. »


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