Caméramania en sol vivant

Dominique Martin - Horizon n°78 ; février 2011

L’avenir dira s’il est le nouveau Soltner. La caméra en guise de bâton de pèlerin, un vidéaste agronome marche dans le sillon de celui qui inventa une pédagogie agricole & écologique illustrée.

Imaginez un électron libre, version agricole, auquel on aurait greffé une caméra. Il tourne, questionne, furette en plein champ, capte tout ce qu’il voit, entend, rencontre, engrange à mesure qu’il s’imprègne. Rattaché à aucune maison mère, il n’y a que contre la page noire de son écran qu’il se cogne la bille et interagit. Des jours entiers à « dérusher », couper, monter. Cela donne un film. Plusieurs. Des DVD qu’il vend à domicile, par internet, poste lui même à ses clients. « Beaucoup m’écrivent avec leur commande. C’est ma récompense. L’un d’eux m’a écrit que c’est le meilleur investissement qu’il avait fait de toute sa carrière d’agriculteur. » Stéphane Aissaoui a en ce moment au moins cinq embryons de films qui lui poussent dans la tête. Trois ont dépassé le stade de la seule obsession. « J’ai suivi deux fermes laitières et leurs parcelles pendant deux ans. Je veux montrer concrètement comment on met en œuvre une agriculture sur sol vivant et les résultats. » Dans la boite, il a engrangé en provision, comme la fourmi, « des agriculteurs qui parlent entre eux de leur sol ». Du solide, pour un projet qui parait un peu délirant : décortiquer, avec l’aide de psychologues, ce qui coince pour changer radicalement de pratiques agricoles. Ces trois disques viendront enrichir la collection imaginée par cet artisan vidéo fondu d’agronomie : « Pour comprendre et progresser vers une agriculture réellement durable, productive, économe et rentable. »

Voilà plus de vingt ans que Stéphane et Isabelle, son épouse vivent à Tréffléan, une petite commune bretonne près de Vannes. Ingénieurs agro tous les deux, ils ont retapé une ferme bâtisse du 18e où ils ont élevé leurs trois enfants. Stéphane a pris ce virage radical de se mettre à son compte. En 1988, il crée sa société Agro vidéo com. « L’idée m’est venue subitement en voiture. Le temps du trajet, tous les aspects du projet s’étaient mis en place.  » A cet instant précis, Stéphane est conseiller auprès d’éleveurs charolais dans l’Yonne. Depuis l’Agro, il est passionné de vidéo, comme outil de formation et de vulgarisation agricole. La dernière année d’étude, il réalise deux petits films sur la production porcine avec un copain de promo chilien. Vivre de cette idée est le projet qu’il forme tandis qu’il sillonne encore la Bourgogne. Il s’agira de réaliser des vidéos pour le compte d’entreprises du secteur agricole. « Ce n’était envisageable qu’en Bretagne. » Où le couple s’installe et Stéphane embraye une étude de marché. Il trouve immédiatement des clients, démarre illico avec du matériel de location pour tourner des images de moisson. Puis il emprunte à ses parents pour acheter sa première caméra. « La vidéo était encore réservée aux grosses entreprises. » Avec sa compétence agricole et grâce à la vidéo légère, il offre de travailler seul, à « des tarifs beaucoup plus accessibles ». Coopératives, chambres d’agriculture, centres de comptabilité, vendeurs de matériel, firmes d’aliments, on lui donne du boulot pour 20 ans et plus. Stéphane poursuit aujourd’hui encore cette activité mais en sourdine. Depuis un an, il consacre l’essentiel de son temps à ses propres productions, dont il est seul maître. « Je peux faire ce que je veux, sans me limiter dans la durée. » Ses films à lui avoisinent les trois heures ! On est loin du clip pour meubler ou du format imposé type documentaire télé. Avec le DVD qui peut être lu et relu en plusieurs fois, on accède à un chemin pédagogique, structuré, argumenté, illustré. Et ça plaît. Stéphane a vendu deux mille galettes de ses films en 2010.

Du culot, il en faut pour se lancer caméra au poing dans l’inconnu. Stéphane a de qui tenir. Son père a quitté la Kabylie en 1948 pour s’installer à Vierzon. Ouvrier agricole, il travaille comme saisonnier dans les grandes fermes tenues par les colons : « Il crevait de faim quand il n’y avait pas de travail. Pour leurs enfants, mes parents voulaient autre chose que l’analphabétisme et le travail forcené très peu rémunéré. Un de mes oncles déjà installé a payé la traversée en bateau.  » Dans la France d’après-guerre, le père se fond dans la masse laborieuse. Il devient fondeur de plomb dans une usine de batteries. « Dès qu’il a pu, il a fait venir ma mère et mes frères et sœurs.  » Avant-dernier de neuf enfants, Stéphane voit le jour en 1960 dans la périphérie de Vierzon. Ses parents le mettent tout de suite dans le bain. « Comme nous étions des travailleurs immigrés, nous devions être irréprochables à l’école et toujours les premiers. » Ce qu’il sera jusqu’en fac. Meilleur de sa promo, on l’autorise à postuler sur titre à l’Agro de Paris. « Grâce à ma sœur qui vivait en région parisienne, j’ai pu y aller.  » Dans la famille, deux sœurs sont devenues médecins, une autre enseignante et deux frères sont journalistes. Les terres ingrates de Sologne impriment une autre marque : « A cent cinquante mètres de notre maison, il y avait une petite ferme de polyculture élevage tenue par un vieux paysan célibataire. » Garçon puis ado, Stéphane y passe tout son temps libre à donner le coup de main, participer aux chantiers communs et aux diverses festivités. « Autour de cette ferme, je voyais comme une grande famille avec les voisins qui se retrouvaient parfois le dimanche pour manger ensemble.  » Bien des années plus tard, la vidéo est comme un sésame qui ouvre la caverne aux souvenirs. « Filmer n’est pas une fin en soi mais un moyen de rencontrer les gens, de partager le plaisir de l’échange avec eux.  »

Proximité et tendresse transpirent dans ses films où les agriculteurs ont, pour l’essentiel, la parole. Tous parlent de ce qu’ils font avec facilité, clarté, fluidité. « La première prise est toujours la bonne. C’est très rare qu’on doive reprendre. J’ai ma technique pour y arriver. Je reviens toujours avec beaucoup plus que ce que j’ai imaginé. Je le découvre souvent quand je reprends mes enregistrements. » Avec cette candeur du regard, il découvre les « techniques culturales simplifiées » à l’occasion d’une commande sur les économies de charges de mécanisation. « Je tournais chez un éleveur du Finistère en TCS depuis dix ans. Il avait semé son blé dans les cannes de maïs, c’était affreux ! » Quelques mois plus tard, il revient le voir : « Le blé était superbe. Visuellement, on le sentait en pleine santé, cela faisait plaisir à voir. » Il partage alors avec cet agriculteur de faire un film pour montrer, expliquer, révéler. La clé sera l’association Base qui regroupe des professionnels passionnés par l’agriculture de conservation. « Il m’ont donné carte blanche et une liste d’agriculteurs.  » On est en 2007. Le DVD, le premier, sortira au printemps 2008 sous le titre « Gagnant sur tous les plans avec un sol vivant.  » Une douzaine d’agriculteurs y livrent le fruit de leur expérience pour rendre leur sol vivant en favorisant une intense activité biologique. « Des agriculteurs super qui avaient vraiment envie de partager. » Ce premier travail personnel prend presque deux ans. « Il m’a fallu du temps pour mettre en place le puzzle et comprendre. » Le schéma et le titre résument l’idée maîtresse. « Avant, je voyais les cultures un peu comme des recettes de cuisine. L’agriculteur du Finistère m’avait dit lui qu’il était éleveur de vers de terre. Cela a tout changé. Je me suis dit que cette nouvelle façon cultiver s’apparente à de l’élevage. L’agriculteur n’est plus un exploitant mais redevient un cultivateur, en ce sens qu’il cultive un monde vivant. A partir de là, je n’ai fait que cogiter là-dessus.  » Un second opus, en deux tomes, suit « Comment accéder au sol vivant ». Stéphane y consacre toute l’année 2009, à sillonner la France, rencontrant une trentaine d’agriculteurs. « Au delà du témoignage, il s’agit d’expliquer comment faire.  » Là encore, les cultivateurs sont les experts dont Stéphane livre la parole et montre les réalisations, organisant le propos en cours illustré. « Ils sont les pionniers. Ils ont découvert eux-mêmes les moyens de la réussite sans être aidés par la recherche. Les chercheurs hallucinent. Ils ne savaient pas que ça existait.  » Avant la sortie mi-2010, le vidéaste agronome filme deux figures emblématiques. Frédéric Thomas, agriculteur spécialiste mondial de l’agriculture de conservation. Dominique Soltner, l’auteur d’un monument de pédagogie agricole et écologique illustrée. Depuis quelques années, il expérimente un nouveau jardinage sans travail du sol, sur couvertures végétales et composts. Stéphane convainc le maître de passer devant la caméra pour expliquer sa méthode.

Derrière l’objectif, le puzzle des rencontres dessine une image que l’agrovidéophile met en lumière. « Quand on parle de non labour, de TCS, de conservation, on ne focalise pas sur l’essentiel. Il y a des agriculteurs pour qui ça marche très bien et d’autres, beaucoup, où c’est très difficile. Je voulais comprendre pourquoi. En fait, il ne faut pas chercher à faire évoluer son système mais en changer totalement. Les petits pas sont voués à l’échec car on se noie à résoudre les problèmes qu’ils soulèvent. » La clé de la réussite serait d’accomplir d’emblée un grand, un énorme saut, suggère Stéphane : considérer que l’outil n’est plus le matériel ou la chimie, mais la plante et le sol. « A partir des graines, on va tout faire pour rendre le sol actif, vivant. Ce sont les couverts végétaux, les plantes d’accompagnement des cultures.  » Une agriculture de la semence, où le matériel végétal tient la vedette. « On s’escrime trop sur la question du travail du sol, alors que le reste est beaucoup plus important pour la réussite : les plantes, leurs successions et associations, le recours obligatoire aux légumineuses.  » Ne jurer que par la toute puissance ou l’impuissance des machines serait vain. Mieux vaudrait compter sur les sols et leur nourriture naturelle, les plantes, alliées du grand recyclage des éléments. « Les sols vivants sont comme des sportifs de haut niveau, capables de performances supérieures et de conférer aux cultures de surprenantes capacités de récupération. »


Télécharger le document
(PDF - 344.6 ko)