Pourquoi l’ACS n’est-elle pas encore la forme dominante d’agriculture ?

Alors que l’ACS a trouvé un écho dans les fermes il y a plus de 35 ans et que la revue TCS aura bientôt 25 ans, pourquoi ces approches ne sont-elles pas encore la forme dominante d’agriculture au regard de leurs cohérences agronomiques, environnementales et climatiques ?

Progression des surfaces

Même s’il est possible de se satisfaire de la progression des surfaces mises en culture sans travail du sol, de l’évolution des machines et des pratiques comme de l’attention que des techniciens et des chercheurs et même des politiques, toujours plus nombreux, portent à nos orientations, le développement de l’ACS ne connaît pas l’essor que l’on pourrait attendre. Pourtant la liste des bénéfices potentiels est conséquente et ne cesse de s’allonger.
-  Au départ, l’accent était mis principalement sur les économies de carburant, de mécanisation et de main d’œuvre. Ce bénéfice assez central persiste et se trouve même aujourd’hui renforcé par l’augmentation du coût de l’énergie mais aussi des équipements.
-  La première entrée environnementale était à l’époque la forte réduction des risques d’érosion, un fléau qui gangrenait les bonnes terres agricoles d’Amérique du Nord et du Sud. C’est d’ailleurs de cet impact majeur, à l’époque, que vient le nom d’Agriculture de Conservation des Sols (ACS). Avec un peu de recul, il faut avouer que la terre quitte aussi chez nous trop souvent les champs, traversant les routes jusqu’aux rivières et les estuaires. Cet argument vaut toujours, d’autant plus que le climat devient plus agressif, sachant qu’une perte de sol, c’est un gaspillage d’eau précieuse, un potentiel de production qui s’effrite mais aussi des coûts de gestion collective qui pourraient être épargnés.
-  Rapidement, le relais a été pris par le développement de la qualité du sol avec son activité biologique dont les vers de terre, notre étendard. On y associe la matière organique qui est progressivement devenue « les » matières organiques avec l’évolution de nos connaissances. À grand renfort de profils, l’ACS a repositionné la qualité du sol, son organisation structurale et sa fertilité comme élément central des systèmes agricoles. Cette dimension a permis d’ouvrir le débat sur l’aspect très agressif du labour et du travail du sol poussant l’agriculture, en général, à intégrer cette problématique entraînant même la création de l’Agriculture Biologique de Conservation (ABC).
-  Ce sont ensuite les couverts végétaux qui ont occupé le devant de la scène, reléguant les CIPANs à leurs nitrates. Apportant structuration, alimentation pour la vie du sol mais aussi de la fertilité et de l’azote, ils sont progressivement devenus la préoccupation centrale malgré les difficultés d’implantation qui subsistent. Aujourd’hui, les biomax de tout genre verdissent et fleurissent les champs et attestent d’un changement de pratiques qui, plus est, vient encourager les insectes et la biodiversité. En complément, le développement des couverts végétaux dans les réseaux ACS a induit un changement radical d’attitude : l’opposition avec le non-labour a progressivement donné place à des approches plus positives et l’envie a fait glisser ces pratiques sur d’autres terrains et cultures.

Laboratoire agronomique

-  Devenus un véritable laboratoire agronomique, les réseaux ACS ont apporté beaucoup d’innovations agronomiques. La plus remarquable reste l’adaptation et la diffusion de la culture du colza associé avec l’aide de Terres Inovia. Choisir ses mauvaises herbes est un changement profond de paradigme mais les résultats et les bénéfices ont très largement dépassé les attentes. Cette stratégie aujourd’hui bien validée s’étend même dans les autres réseaux ACS d’Europe alors qu’elle progresse timidement en agriculture conventionnelle !
-  Plus récemment, avec la pression croissante du risque de réchauffement climatique, c’estle carbonequi s’initie enfin dans les débats. Rechercher une neutralité carbone est l’ambition ou plutôt l’annonce de beaucoup. Cependant, le moyen le plus efficace de capter du CO2 de l’air et de l’intégrer dans le sol où il trouve toute son utilité, c’est la photosynthèse. Mise à part la forêt, l’agriculture est en première ligne et entre autres l’ACS grâce à ses couverts végétaux imposants, la réduction voire la suppression du travail du sol mais aussi son niveau d’économie d’énergie directe et indirecte pour un niveau de production largement conservé. Ainsi et depuis peu, les premiers crédits et certificats commencent à apporter un bonus substantiel non négligeable qui pourrait devenir attractif pour les agriculteurs et les filières.
-  Enfin, le dernier argument en date arrive avec le besoin urgent d’optimiser la gestion de l’eau. Là encore, l’ACS est au rendez-vous en améliorant non seulement l’accueil et l’infiltration des sols mais aussi leur capacité de stockage via les matières organiques. La cohérence ne s’arrête pas ici car les mulchs ralentissent l’évaporation ; les végétations d’été, comme les couverts végétaux, refroidissent les sols et produisent en plus de la vapeur d’eau jouant le rôle de brumisateurs pouvant même attirer les futures pluies (édito TCS n°121). Pourquoi s’en priver en situation de crise ?

Les champs du possible sont immenses

Cette liste des avantages et bénéfices n’est pas exhaustive et l’évolution de l’ACS n’est pas terminée, bien au contraire. Avec le retour et l’intégration de l’élevage, les implantations précoces de céréales, les couverts permanents, les scénarios de doubles cultures ou de relay-cropping pour ne citer que les principaux, les champs du possible sont immenses avec certainement encore beaucoup de nouveaux bénéfices inattendus. Alors pourquoi piétine-t-on ?
-  Le manque de connaissances, souvent évoqué, n’est plus aujourd’hui une excuse vu le recul et les références acquises sur le territoire pendant toutes ces années par des agriculteurs pionniers qui ont su adapter ces pratiques à leur territoire, leurs climats et à leurs productions.
-  La même critique peut être faite à la fameuse période de transition comme il serait logique d’avoir un passage à vide avant que le sol ne retrouve une organisation structurale favorable. C’est en fait plus un souci de ralentissement des flux de fertilité lié à la suppression du travail du sol et à l’extension des couverts végétaux, qui aujourd’hui est facilement contournable avec le niveau de connaissance et savoir-faire des réseaux. En fait, un système agricole n’est jamais statique mais doit en permanence rester en mouvement pour s’adapter aux conditions, aux marchés et aux nouvelles pratiques.
-  Le prix des équipements spécifiques est aussi mis en avant comme un frein majeur. C’est vrai qu’un semoir de semis direct, un strip-tiller ou autre outil spécifique représentent un investissement conséquent. Cependant et au-delà du prix d’achat, il faut avant tout considérer le coût/ha semé en intégrant le semoir mais aussi le tracteur, le carburant sans oublier la main d’œuvre. Avec une évaluation honnête, cet investissement est très souvent beaucoup plus rentable qu’on puisse l’imaginer. Il l’est d’autant plus aujourd’hui pour les agriculteurs déjà engagés que le prix de revente des semoirs TCS/SD reste extrêmement favorable. L’investissement en commun et/ou le travail par prestataire est une autre voie possible qu’il ne faut pas négliger pour entrer dans l’ACS sans risque. En plus d’apporter un travail de qualité avec des équipements récents et performants, cette solution permet d’approcher les coûts réels et donc de mieux cerner les enjeux et les points de vigilance tout en accédant gratuitement à de l’expertise et à de nouveaux réseaux d’agriculteurs engagés pour plus d’échanges et d’économies.

Commencer tôt

-  La prise de risque complète enfin la panoplie d’arguments de ceux qui sont effrayés par le changement. Toute activité comporte beaucoup de risques et d’incertitudes et l’agriculture, très dépendante du climat, n’est pas loin de détenir la palme. Cependant choisir c’est, certes, chercher à quitter des problèmes avérés et prendre des risques nouveaux, mais attendre, c’est risquer de subir et d’être obligé de changer alors qu’on en a plus les moyens. À ce niveau, l’ACS est un parfait exemple. Comme il faut néanmoins du temps pour réorganiser les sols, faire évoluer son système, il est important de commencer tôt pour en profiter et être plus résilient lorsque les conditions se resserrent.
En fait, ces freins à l’adoption sont réels mais ils ne sont certainement plus aujourd’hui les plus importants, au vu de l’étendue des bénéfices de l’ACS et surtout de sa grande cohérence, économique, agronomique et environnementale. Il convient donc de chercher ailleurs les points de blocages.

Une approche système à l’évolution lente

-  En comparaison des évolutions passées de l’agriculture qui reposaient sur des outils comme les engrais, la génétique, la mécanisation et la chimie, avec un impact direct et immédiat, l’ACS s’appuie beaucoup plus sur une approche système avec une évolution lente dans la durée. À la place du décompacteur, ce sont les racines d’un couvert qui vont non pas « travailler » le sol mais l’organiser, nourrir l’activité biologique pour recycler la fertilité tout en fixant éventuellement de l’azote ! Ce raisonnement et cette dynamique considérant de multiples éléments qui interagissent dans l’espace et dans le temps, rendent complexes les choix, les évaluations ponctuelles et même les expérimentations trop souvent basées sur l’étude d’un seul facteur. Pris individuellement, les éléments du système restent importants pour son fonctionnement mais il faut absolument changer d’échelle pour développer une évaluation qualitative.
-  C’est en partie pour cette même raison que la recherche, qui s’est ultra spécialisée, a eu beaucoup de mal à mettre en place des expérimentations reflétant la dynamique des champs et les choix agronomiques des agriculteurs. Les résultats ont souvent été décevants voire contradictoires, semant la polémique et le doute tout en provoquant une forme d’opposition avec les réseaux ACS. Cependant, les conditions évoluent et de plus en plus de travaux sont réalisés en collaboration avec des agriculteurs et sur des fermes avancées. Ils commencent à fournir des résultats cohérents qui vont nous aider à mieux comprendre les interactions et nous soutenir dans notre quête de performance.

L’essence du métier

-  L’accompagnement, même s’il commence à emboîter le pas sur le terrain, est plutôt resté timide jusqu’à maintenant. Une stigmatisation facile des échecs et surtout la volonté de ne pas endosser le risque du changement de pratique sur les fermes, était courant et même logique. Cependant nous croisons de plus en plus d’exemples de réussite où l’agriculteur comme le technicien avouent retrouver l’essence de leurs métiers avec une relation nouvelle et très constructive autour de l’agronomie pour la mise en œuvre, ensemble, d’approches novatrices plus économes et robustes.
-  L’ACS intéresse également peu les politiques, représentants professionnels et encadrants car elle apparaît encore comme complexe et controversée. De plus, elle s’est installée dans le paysage agricole sans soutiens, sans aides financières ni même labels. Enfin, elle semble compliquée à encadrer comme elle continue d’être en mouvement autour de ses fondamentaux. Si les aspects productions et agronomiques étaient assez flous et éloignés de leurs préoccupations, le besoin d’avancer vite sur des dossiers tel que le carbone et la gestion de l’eau pourrait faire évoluer très rapidement leurs intérêts pour les approches ACS.
-  La presse grand public a également beaucoup de difficultés avec l’ACS en général. Bien qu’elle puisse en constater assez facilement les bienfaits au niveau du sol et des couverts végétaux, l’approche globale avec une balance bénéfices vs risques est trop complexe. Elle préfère se cantonner sur des aspects plus binaires et plus clivants qui malheureusement ne font pas avancer le débat et desservent plutôt l’agriculture en général.

Délit de "sale gueule"

-  Enfin, le délit de « sale gueule » avec la chimie et surtout le glyphosate reste un énorme frein dans les campagnes mais surtout un blocage dans les instances agricoles qui ont du mal à accepter que ce soit grâce à cet « outil » que l’ACS existe aujourd’hui et que nous pouvons en apprécier l’étendue de ses avantages agronomiques et bénéfices environnementaux. Bien entendu, les pratiques ont évolué, les volumes utilisés se sont largement réduits et les applications sont moins systématiques. Cependant, la chimie reste un filet de sécurité essentiel pour faciliter cette aventure et peu d’alternatives crédibles, malgré d’importantes recherches, sont disponibles. Comme pour d’autres enjeux, sans pour autant donner carte blanche, il faudra dépasser ce blocage pour vraiment faire basculer les pratiques avec l’espoir que les solutions, comme toujours, se construiront dans le développement.

Donner envie

Effectivement, l’ACS n’est pas une orientation parfaite mais aucun mode de production ne l’est et aucune agriculture n’est sans impact. Cependant, et au vu de l’ensemble de ces arguments, du niveau de bénéfices vs risques mais surtout de l’expérience et des références réparties sur l’ensemble du territoire, il serait peut-être temps de lui offrir plus de considération. L’idée n’est surtout pas de répéter l’erreur trop commune d’encourager voire d’obliger et de contraindre mais simplement de donner envie : les agriculteurs feront le nécessaire avec des résultats qui dépasseront certainement les attentes !

Edito du TCS 122 de mars/avril/mai 2023