L’agriculture du carbone : un projet innovant à porter ensemble

Alors que se joue l’avenir de notre filière avec l’élaboration de la nouvelle PAC, qui va vraisemblablement aboutir à une forme de compromis subtil entre les pressions internationales de libéralisation, les demandes environnementales internes et les soucis d’économies pour financer l’élargissement, l’agriculture est tout simplement en manque d’idées, en panne d’ambitions et surtout de projets forts pour redonner un souffle nouveau à l’activité qui a permis la construction de l’Europe. Cependant en regardant différemment, il existe une orientation intégrée et divergente d’une compétition âpre pour des parts de marché, une approche originale qui possède de nombreux atouts pour ouvrir la voie de la durabilité : c’est l’agriculture du carbone.

Préserver la matière organique des sols : c’est premièrement un endroit où le carbone joue un rôle essentiel, comme nous l’avons analysé dans le dossier de ce magazine. Bien que présent en faible quantité, c’est l’élément pivot qui soutient et participe à de nombreuses fonctions physiques, chimiques et biologiques. En recul dans beaucoup de régions, et ce malgré une augmentation de la production, des stratégies doivent être mises en place afin de préserver le taux de matière organique des sols, voire le redévelopper. Le carbone est le moteur de la qualité des sols.

Alimenter l’activité biologique
 : le carbone est le moyen de transférer dans le sol l’énergie de la photosynthèse. Celle-ci est ensuite utilisée au travers des processus de dégradation et de minéralisation des matières organiques par tout un écosystème qui participe à la structuration, l’organisation du sol mais également à l’alimentation des végétaux. Par ailleurs, il ne faut pas ignorer que l’activité biologique du sol est le support d’un écosystème encore plus large à la surface. Le carbone est donc source de vie et de biodiversité.

Valoriser les effluents d’élevage : Trop souvent médiatisés comme une source de pollution dont il faut se débarrasser, les fumiers et les lisiers sont en fait un formidable engrais ou plutôt un amendement. Mieux positionnés à la surface du sol avec des résidus carbonés, ils relargueront plus lentement les minéraux et entre autres l’azote qu’ils contiennent tout en dynamisant l’activité biologique avec un impact positif sur l’ensemble des propriétés du sol. Ainsi gérés, ils deviennent un atout dans la reconquête du taux de matière organique des sols afin de sécuriser encore plus vite les orientations TCS. Il est primordial de recycler le carbone entre les exploitations agricoles.

Recycler les déchets organiques des villes : puisque le rôle de l’activité agricole est de nourrir les hommes, de grandes quantités de produits organiques sont exportées vers les villes où elles peuvent devenir, en association avec d’autres produites sur place (tontes, feuilles, élagage...), un déchet voire une source de pollution. Tout comme pour les effluents d’élevage, il est aussi important de construire de nouvelles filières et des circuits courts afin de recycler ce gigantesque gisement de matières premières pour l’agriculture. La proximité des lieux de consommation est une formidable source d’économie pour la production européenne qui peut, outre développer ici une nouvelle forme d’éléments fertilisants complets, construire une relation différente avec les consommateurs et peut-être développer un nouveau service marchand. Le carbone peut devenir source d’économie et de compétitivité.

Réduire les nuisances environnementales : L’un des meilleurs moyens, le plus sûr et le plus durable de rétablir la qualité de l’eau, est d’entretenir et de développer la fertilité du sol. Toujours en amont, c’est lui qui joue le rôle de tampon et de filtre et alimente nos rivières et nos nappes. Des sols couverts et de qualité permettent d’endiguer l’érosion qui, non seulement, est une perte pour l’agriculteur, mais également pour la société en général et c’est de surcroît une solution efficace aux phénomènes, de plus en plus courants, de coulées de boue et d’inondation. De plus, la reconquête du carbone organique passe inéluctablement par une réduction du CO2 de l’atmosphère. Cette séquestration pouvant jouer aussi un rôle non négligeable dans la maîtrise du réchauffement climatique, notamment lorsqu’elle s’accompagne d’une diminution des émissions par la réduction voire la suppression du travail du sol. Le carbone est l’une des clés de voûte des solutions environnementales.

Produire de l’énergie renouvelable : Quel peut être meilleur capteur solaire qu’un champ de céréales ou d’oléagineux ? Propre, renouvelable, toujours en action avec de l’énergie locale facilement stockable et transportable, cette approche doit progressivement se démocratiser et, en premier lieu, permettre à l’agriculture de retrouver une autonomie énergétique avant de s’ouvrir vers un formidable marché en perspective. Au-delà des surfaces en jachère, il existe dans ce domaine non seulement un gisement d’énergie durable et de proximité mais une source de recherche et de progrès technique encore inexploitée. Le carbone est source de progrès, d’indépendance locale mais également internationale.

Fournir une multitude de produits biodégradables : Enfin, pour que les villes puissent rejeter des déchets propres facilement valorisables en retour comme amendements organiques, nous avons besoin de les approvisionner en produits biodégradables. Seule l’agriculture, au travers des fibres, des amidons et des corps gras, peut fournir de telles matières premières afin de fabriquer des emballages, des isolations, des encres, des peintures et une multitudes d’autres produits de consommation courante qui, une fois utilisés, ne deviennent pas toxiques et sont facilement recyclables par simple compostage. Le carbone est source d’idées et de nouveaux marchés.

Plus qu’une forme d’agriculture durable, « l’Agriculture du Carbone : A.C. », qui semble beaucoup plus évocatrice de progrès et d’avenir que l’idée quelque peu réductrice de l’agriculture de conservation, est, par sa cohérence environnementale, la voie originale vers la conception de circuits de recyclage de l’énergie et des éléments minéraux ; une ouverture unique vers une forme de société durable. Aujourd’hui, l’Europe et les agriculteurs ne doivent pas passer à côté de ce nouveau défi.

Couverture de TCS 23

J’espère que vous avez bien apprécié les différents points de vue développés sur le carbone. Cependant, sachez que ce texte est une reprise intégrale de l’édito du TCS N°23 publié en mai 2003. Oui vous avez bien lu ! Ce texte a 17 ans et sans changer une phrase, un mot, ni même une virgule, il n’a pas pris une ride et tout est dit ! Mieux, il est au cœur de l’actualité agricole aujourd’hui où enfin le dossier carbone émerge après toutes ces années.

Alors que beaucoup « découvrent » ce sujet et le rôle que pourrait jouer l’agriculture face au réchauffement climatique, nous supportons, depuis plus de 20 ans, ces idées mais, malheureusement, sans beaucoup d’écho. Au-delà de la frustration que représente cette perte de temps précieux afin que cette évidence fasse son chemin et finisse par infiltrer les courants de pensées majoritaires, il faut reconnaître que nous nous sommes peu écartés de nos idées et de nos convictions. Depuis la création de la revue, nous avons gardé le cap que ce soit pour le carbone, comme ici, mais aussi pour beaucoup d’autres aspects techniques et agronomiques. À travers cette analyse, je ne veux surtout pas prétendre être « visionnaire » mais seulement réaliste et observateur du terrain, animé par une approche systémique et le bon sens « paysan » !
Comme nous l’écrivions et continuons de le penser, la mise en avant de la « séquestration » du carbone est une très belle avancée qui risque de fournir enfin une possibilité de communication positive pour l’agriculture et les agriculteurs. Le carbone est intéressant car il relie des enjeux majeurs bien intégrés par le grand public comme le réchauffement climatique, la préservation des sols ou la qualité de l’eau avec des bénéfices agronomiques directs pour les agriculteurs. Il est enfin bien perçu par le grand public et permet beaucoup de simplification de communication ; un atout pour les médias qui sont, eux aussi, en train de s’emparer du sujet.
À ce titre et comme vous avez déjà pu le remarquer, atteindre la neutralité carbone est devenu l’argument « environnemental » du moment. Que l’on soit moteur de recherche, constructeur de fenêtres, producteur de voitures ou même compagnie aérienne, les engagements pour la planète font de la surenchère et vous rassurent de faire le bon choix car votre impact sera compensé carbone. Comment et par qui, c’est par contre une autre histoire ! Cependant il y a de grandes chances que l’affaire nous revienne car nous sommes les seuls avec les forestiers à gérer de la photosynthèse qui est l’unique moyen de capter du CO2 de l’air et de l’injecter dans des cycles plus longs et dans les sols où il sera beaucoup plus résident.
Cet engouement offre enfin la possibilité d’aller chercher des « primes » carbone et les procédés se mettent en place. À ce titre, certains agriculteurs de la région Centre et Ouest ont déjà pu valoriser leur colza et leur tournesol 2020 avec des bonus qui ont été jusqu’à 40 €/t pour les premiers, à condition d’être en SD avec couverts et intrants réduits. Aujourd’hui, il est encore possible de concrétiser plus 25 €/t pour les mêmes pratiques sur les contrats 2021. En parallèle, d’autres entreprises commencent à démarcher les agriculteurs avec différents business plans afin de rémunérer leurs efforts en matière de séquestration du carbone atmosphérique. Cette compensation environnementale, en complément de la production, venant du secteur privé contraint de rechercher une neutralité carbone, risque d’attirer de nombreux opérateurs et faire fleurir une myriade de propositions toutes aussi alléchantes les unes que les autres. Même s’il convient de rester prudent et de bien vérifier les clauses des contrats, il nous semble important de nous engager pour encourager cette dynamique.
Au-delà de l’intérêt économique évident, cette orientation nous dirige vers une approche de résultats. Cette nouvelle opportunité va ainsi obligatoirement exiger des mesures, des analyses et un suivi, une surveillance. Attention, il ne s’agit plus de belles promesses et de vendre du « vent » mais de vraies tonnes de carbone mesurables qu’il faut mettre à l’abri dans le sol. Par ailleurs, ces données vont permettre, à grande échelle, de comparer les pratiques culturales. Il est donc assez évident que l’Agriculture de Conservation va enfin pouvoir montrer sa forte cohérence et déjà sa capacité à séquestrer du carbone de manière rapide et durable grâce à la minimisation de la minéralisation mais surtout l’intensification de la photosynthèse avec de puissants couverts et des cultures performantes. Sans passer par un « label », cette prime carbone va certainement devenir une belle incitation à la conversion. Elle va également stimuler des débats entre experts et dans le grand public ouvrant sur la complexité des systèmes agricoles et renforçant la notion de compromis. Elle risque enfin d’apporter une meilleure connaissance de nos pratiques et une vraie reconnaissance de l’AC.
Au-delà de ces aspects généraux, il faut bien admettre que mesurer réellement le carbone dans le sol et déceler des variations, même fines, n’est pas chose facile. Lorsque l’on imagine qu’un point de matière organique dans un sol moyen représente entre 20 et 25 t de carbone, on commence à apprécier la difficulté. Comment gérer l’échantillonnage, la profondeur sondée ou les variations de densités apparentes et même de C/N ? Comment intègre-t-on le carbone qui est injecté en profondeur du profil par les racines et les exsudats racinaires ? Quel est son temps de résidence et quel est l’impact des pratiques culturales, du climat ou du changement d’affectation ? Voici quelques questions nouvelles qui risquent de donner un peu de travail à la recherche tout en nous apportant des informations nouvelles et stratégiques sur les matières organiques, les processus biologiques et plus globalement, le fonctionnement des sols.
Enfin, comment vont-être intégrés et donc récompensés les efforts déjà consentis par les pionniers qui ont pour certains déjà fait progresser leurs sols d’un point de MO, voire plus ? Même si leurs terres peuvent encore intégrer du carbone et certainement beaucoup plus que les modèles classiques ne le prévoient, il serait juste que cette course à la séquestration du carbone leur offre quelques royalties afin de reconnaître leur travail qui a permis de développer un savoir-faire accessible à tous aujourd’hui et l’importance de leurs engagements précoces pour l’ACS.

Voici le PDF de l’édito de TCS 110, novembre/décembre 2020

Edito TCS 110 Edito page 2


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