Passer d’une politique de moyens à une politique de résultats

Frédéric Thomas ; TCS n°92 - Mars/Avril/Mai 2017

En cette période électorale où l’on espère tous un peu de changement pour du mieux, il semble important de faire le point sur cet aspect stratégique. Pour faire évoluer les pratiques et bouger les lignes, vaut-il mieux imposer des moyens en espérant les impacts attendus ou exiger des résultats tout en laissant le choix des moyens aux acteurs, logiquement les mieux placés pour réagir, s’adapter et prendre les bonnes décisions au bon moment ?
À ce niveau, l’agriculture, qui est une activité extrêmement encadrée et réglementée, est un exemple très intéressant à analyser au travers de quelques exemples.

Nitrates dans l’eau

Les nitrates dans l’eau ont été le sujet emblématique des trente dernières années avec les algues vertes, l’eutrophisation des cours d’eau et la pollution des nappes. Pour endiguer l’hémorragie, énormément de moyens ont été mis en œuvre. Comme l’azote des élevages et/ou des engrais était la cause simpliste, la réduction des épandages et l’encadrement des apports étaient l’option logique. En complément et comme les fuites se produisaient pendant l’hiver, des CIPANs (Cultures intermédiaires pièges à nitrates) ont été imposées. Enfin et comme c’était l’azote épandu et non celui produit par les animaux qui comptait, on a même encouragé le compostage qui permet de se débarrasser d’une partie du N par volatilisation. Bien entendu, ces moyens, dans la grande majorité, souvent imposés maladroitement, n’étaient pas si décalés. Ils ont eu des impacts positifs et ont permis de développer une certaine forme de sensibilisation. Cependant et au regard de nos connaissances, il faut admettre que la gestion de l’azote n’est pas si simple et surtout ne se résume pas à un calcul bien ficelé sur un tableur. Cette complexité explique, en grande partie, les modestes résultats obtenus malgré la somme des mesures très contraignantes et l’ensemble des efforts réalisés par les agriculteurs. Lorsque la fertilisation n’est pas excessive, c’est loin d’être l’azote des engrais ou même celui des fumiers et lisiers qui fuit. L’intensité du travail du sol, les enchaînements de cultures, la gestion des intercultures mais aussi des couverts jusqu’à la météo ont tous énormément d’impact sur l’azote résiduel dans le sol à l’entrée de l’hiver. Beaucoup d’agriculteurs étaient agréablement surpris, ce printemps, de se retrouver avec d’importants reliquats alors que l’automne et l’hiver ont été plutôt secs et froids et donc peu propices à une minéralisation en comparaison à l’automne et l’hiver précédents. En fait, la faible pluviométrie hivernale, non lessivante, a permis de conserver tout cet azote dans le profil malgré, certainement, moins de disponibilité au départ. Ce niveau de reliquats élevés donne également une idée des potentiels de fuites en « conditions normales ».
Ainsi et avant de regarder ce qui reste après lessivage au début du printemps, il serait plus intéressant de considérer ce que le sol peut contenir à l’automne et à l’entrée de l’hiver afin d’établir le bilan. Certainement trop évidente, cette approche existe déjà et est mise en place depuis plusieurs années par nos collègues belges. C’est l’APL (Azote Potentiellement Lessivable) dont nous avons fait l’écho dans nos pages. Bien qu’imparfaite, cette évaluation réelle met en avant un résultat simple et compréhensible de tous. Ensuite, à chacun des acteurs de l’atteindre tout en étant plus libre dans le choix de ses moyens et de ses dosages. Avec un peu de recul, la multiplicité des mesures, dans des conditions réelles de parcelles avec des gestions différentes, a fait admettre la complexité des situations. Elle a également permis de comprendre le degré d’impact de certaines pratiques afin de mieux conseiller et de trouver ensemble (agriculteurs, Agences de l’Eau, État et scientifiques) des solutions pour progresser : réduire efficacement les pollutions tout en faisant des économies substantielles de fertilisation.

Le dossier phyto

Bien qu’un peu plus récent, le dossier phyto n’en est pas moins intéressant. Comme pour les nitrates, les risques et les dangers ont été largement mis en avant et relayés par les médias qui s’en délectent. Beaucoup de produits (les plus nocifs) ont été retirés et l’encadrement des achats et des applications s’est énormément durci : Certi-phyto, contrôle des pulvés, local phyto, aires de remplissage et cahiers d’application. Comme pour les nitrates et sans nier les risques pour les applicateurs et les consommateurs, ces mesures, bien que très orientées « moyens », ont permis une grande sensibilisation et quelques progrès. Cependant et après tous ces efforts souvent imposés, les quantités utilisées n’ont pas vraiment chuté. De plus, est-ce que la vie des sols comme la biodiversité des écosystèmes environnant vont mieux ? Aujourd’hui et pour vraiment avancer positivement sur ce dossier épineux, ne serait-il pas justifié de développer une politique de « résultats » grâce au système d’IFT ? Plutôt que des aides aux investissements spécifiques ou toute forme de MAEC contraignante, ne pourrait-on pas développer un système d’IFT annuel moyen par exploitation et/ou par ha tout en laissant plus de liberté dans les dosages, les modes d’application et les choix techniques ? Cette évaluation (IFT) constituerait une base de départ. A chaque agriculteur de mettre en place, en fonction de son contexte et de ses attentes, les mesures qui lui conviennent le mieux (qualité de pulvérisation, mais aussi choix des cultures, rotations, mode de travail du sol, couverts végétaux, …). Ensuite et en fonction de la baisse réelle des IFTs au cours des saisons, une rémunération dégressive pourrait être mise en place dont une partie attribuée pour des formations à des techniques alternatives afin d’encourager d’aller plus loin. En parallèle, cette mesure pourrait être accompagnée d’un échantillonnage simple de vers de terre et/ou de carabes ou arthropodes avec un suivi dans le temps. Cela permettrait de sensibiliser les agriculteurs à une écologie positive, de mesurer les impacts de leurs changement de pratiques et encore une fois : leur permettre d’arbitrer en connaissance de cause.

Le changement climatique

Le changement climatique, où l’agriculture est souvent pointée comme contributeur majeur, est un autre exemple édifiant. Si elle est l’une des causes et qu’elle risque d’être l’une des premières activités impactées (si ce n’est pas déjà le cas), l’agriculture est par contre au cœur de beaucoup de solutions entre la réduction des émissions, la séquestration du carbone dans les sols et la production d’énergies renouvelables. Au-delà des discours, des grandes promesses et des effets d’annonce, le crédit carbone, présenté comme une des mesures phares pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, a aujourd’hui du plomb dans l’aile. Si le projet 4/°° nous dirige timidement vers une politique de résultats, la proposition de Pascal Boivin (HEPIA, Suisse) à la dernière AG de BASE mérite notre attention. Il s’agit d’un système d’analyse et de suivi du taux de matière organique dans les sols accompagné d’un test à la bêche. Avec comme seul objectif, un niveau de MO minimum à atteindre par rapport aux argiles (17 % serait un minimum alors que 24 % serait l’optimum), cette approche est exemplaire par sa simplicité et son niveau de synthèse. En concentrant les efforts et l’attention seulement sur la matière organique, l’impact est cependant global. Développer des sols qui sont de meilleurs filtres et qui vont mieux retenir et dégrader les phyto mais aussi stocker de l’azote (nitrates), c’est agir sur la qualité de l’eau. La « séquestration » de carbone via la limitation du travail du sol, la systématisation de couverts végétaux productifs, le maintien et le développement de prairies et de cultures pérennes, qui vont enrichir le sol en MO, permet de faire des économies d’énergies fossiles tout en réduisant fortement les émissions de GES. C’est en complément, une approche « résultat » avec un critère positif facilement perçu par les agriculteurs et l’ensemble des acteurs mais aussi très fédérateur et motivant.
Si les opposants ne manqueront pas de mettre en avant qu’il est difficile de suivre le taux de MO des sols avec précision et que la mesure du carbone ne reflète pas la qualité des matières organiques, toutes ces imprécisions et ces erreurs d’appréciation locales seront annulées par la multiplication des résultats. Enfin, l’impact environnemental global sera beaucoup plus rapide et important si une grande majorité d’acteurs se met à réfléchir et à bouger ensemble, même de manière désordonnée.

Moyens ou résultats ?

Une politique de moyens a l’avantage de montrer que l’on mène une action et donne la sensation d’une possible efficacité pour ceux qui dirigent. De plus, cette orientation a l’avantage d’être vérifiable, quantifiable et même budgétisable. Enfin, elle repousse habilement la responsabilité du manque de résultats, voire de l’échec dans le camp qui est chargé de mettre en œuvre les moyens.
Une politique de résultats est par contre beaucoup moins confortable pour ceux qui décident. Elle oblige à développer des approches cohérentes et d’accepter la complexité du vivant avec des délais de réponse plus ou moins longs. Cette approche apporte, en parallèle, plus de clarification sur les rôles de chacun et redonne du pouvoir aux agriculteurs, avec en ligne de mire, leur propre intérêt. C’est bien là le rôle de toute politique : fixer des règles claires dans l’intérêt de tous. C’est redonner plus de liberté à ceux qui sont souvent les plus aptes à prendre les bonnes décisions, à arbitrer et à s’adapter au quotidien.
Outre alléger les processus d’attribution, d’administration et de suivi, une politique de résultats permet de rétablir la confiance et le respect, de faire des économies substantielles de budget mais aussi de temps qui peut être alors consacré à continuer de progresser sur le dossier. La majorité de l’énergie sera plus facilement employée à atteindre les objectifs pour des bénéfices personnels dans l’intérêt de tous qu’à chercher à contourner des mesures et règlementations imposées.
En complément, penser résultat oblige à une approche très synthétique mais aussi globale. Une exploitation agricole est un système en soi qui opère dans un écosystème naturel mais aussi socio-économique : tout est lié et intimement imbriqué. Il faut rester prudent car agir sur un petit levier peut faire tanguer la machine dans un sens ou dans l’autre et par ricochet, les effets peuvent même devenir contre productifs.
Une politique de résultats permet enfin d’établir une relation claire avec des avancées simples, faciles à mesurer et évite l’enfermement dans des modèles tout en laissant suffisamment d’autonomie pour encourager l’adaptation, le progrès et l’innovation dans l’intérêt commun.
Ce qui peut s’appliquer à l’agriculture a de fortes chances d’être valable dans de nombreux autres contextes : essayons donc de défendre et de promouvoir des politiques orientées « résultats ».


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