Se replier sur soi-même, stagner ou prendre son destin en main ?

Frédéric Thomas - TCS n°33 - Juin / juillet / août 2005

Alors que le oui signifie non et que le non peut dire oui, la politique, l’économie et les ressorts de la société tout entière semblent bien en panne et englués dans une spirale négative alimentée par l’individualisme, la défense des intérêts, privilèges et bastions, la démagogie et le manque de clairvoyance. Malheureusement, ce malaise s’applique également à l’agriculture prise en tenailles entre l’efficacité économique et les exigences environnementales, le tout emballé dans un déficit d’image croissant. Imprégné de cette mouvance générale, il est difficile de trouver l’énergie pour travailler, s’investir voire s’installer. Si une grande majorité s’accorde sur le constat de crise, les moyens proposés pour sortir de l’ornière sont très divergents, partiels, peu efficaces et bien souvent contreproductifs.

Certains pensent qu’il suffit d’adapter et de relooker l’agriculture. Mais, montrer que l’on fait mieux, même à grand renfort de communication, ne suffit pas pour convaincre, lorsque de nombreux indicateurs économiques et environnementaux n’enregistrent pas de progrès significatifs. Dans le même ordre d’idée et toujours pour rassurer le consommateur, d’autres développent des circuits avec des produits tracés. Si cette approche, somme toute utile, n’est pas trop compliquée à mettre en oeuvre pour des oeufs, des légumes frais ou de la viande, elle se transforme rapidement en cauchemar pour les barres de céréales ou les plats préparés qui peuvent contenir plus de 50 ingrédients. Il faut également considérer que cette traçabilité entraîne un surcoût et souvent un manque à gagner pour le producteur. Enfin, cette assurance devient complètement caduque lorsqu’une grande partie des produits est importée ou le sera de pays ne possédant pas les mêmes contraintes ni encadrement de la production.

Pour d’autres, l’entrée est environnementale. Il faut réduire et réglementer voire bannir tout ce qui porte atteinte à la qualité de l’eau, de l’air et à la diversité de la flore et de la faune. Cette démarche établie pour contrer les dérives et les excès de l’agriculture conventionnelle est positive. Cependant, après quinze ans de programmes, de classements de parcelles, de mises aux normes et de plans de fertilisation, les nitrates et les autres pollutions sont toujours présents. Difficile de prétexter ici le manque de moyens au vu des budgets consommés qui représentent un coût pour les contribuables et la société : le faible retour sur investissement laisse penser que l’ensemble des solutions mises en oeuvre n’a pas été toujours vraiment bien adapté.

A entendre les médias et de nombreux protagonistes, c’est l’agriculture biologique qui est le seul salut. Cette orientation développée également en opposition à l’agriculture productiviste est intéressante. Avec sa recherche permanente d’autonomie et de meilleurs systèmes culturaux s’appuyant sur la lutte intégrée, la fertilité et la vie du sol, elle apporte et continuera d’apporter des réponses agronomiques voire économiques aux préoccupations de l’ensemble des agriculteurs et plus particulièrement à ceux qui s’orientent vers l’agriculture de conservation. Il s’agit cependant d’une frange de producteurs qui acceptent de prendre une voie difficile : souhaiter généraliser cette approche est illusoire. La grande majorité des agriculteurs ne se sent pas prête et cette orientation reste fortement conditionnée à des aides et des prix de produits supérieurs pour un marché toujours balbutiant. Ici, le « consomm-acteur » doit lui aussi endosser sa part de responsabilité. Exiger des produits bio ou label, c’est bien, mais en acheter c’est beaucoup mieux. Il ne faut pas qu’il oublie que c’est lui et lui seul, à l’autre bout de la filière, qui oriente le marché et en retour informe les producteurs sur ce qu’il souhaite. Cette divergence est d’ailleurs tout aussi paradoxale lorsque l’on aborde le sujet des délocalisations. L’acheteur final est tout aussi responsable, dans son acte et à son niveau, que celui qui vend et celui qui produit.

Il existe également la version libérale où le marché est le seul maître et moyen de régulation. Bien que la recherche du profit soit une composante qui régisse la majorité des relations dans nos sociétés, cet outil simple, fonctionnel et stimulant intègre difficilement l’homme et l’environnement. D’apparence économique, il entraîne cependant, sur le moyen et long terme, des coûts annexes qui peuvent aussi se révéler importants. Ramené à l’agriculture, le libéralisme ne peut et ne doit pas être le seul régulateur : dans nos pays, les producteurs, outre fournir du blé ou du lait, façonnent les paysages, entretiennent le territoire et soutiennent les économies rurales. En tant que gestionnaires de la majorité de la surface, ils ont en charge une grande part de l’environnement sans vraiment de contrepartie. Enfin dans un monde qui change et avec la tension de marchés comme celui de l’énergie, l’agriculture est une activité stratégique qu’il faut préserver et développer.

Face à cette situation en proie à des ruptures à tous les niveaux, il convient plutôt de construire un vrai projet où la majorité des acteurs peut retrouver confiance en elle et dans l’avenir. L’agriculture française et européenne possède des handicaps (taille des exploitations, charges, taxes, réglementations, contraintes) mais elle compte de nombreux atouts et ressources (climat, sol, productivité, savoir-faire, proximité des marchés) qu’il faut reconnaître, valoriser et développer. Au lieu de subir les difficultés et seulement réagir, il vaut mieux anticiper, être proactif : c’est encore ici que l’agriculture de conservation, qui intègre par sa cohérence les dimensions agronomiques, économiques, environnementales et sociétales, peut rassembler et fédérer avec enthousiasme et créativité bon nombre d’agriculteurs, mais également des techniciens, des agronomes, des constructeurs et des chercheurs. Il ne s’agit pas d’imposer un autre modèle unique, bien au contraire, mais d’impulser une dynamique positive de changement et d’orientation de l’agriculture, une démarche et un mode de pensée et de construction qui pourrait faire écho à d’autres niveaux dans nos sociétés. Avons-nous vraiment tout essayé ?


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