Le « Produire autrement » risque d’avoir beaucoup pLus d’échos qu’attendu !

Frédéric Thomas ; TCS n°80 - novembre/décembre 2014

Ce slogan mis en avant depuis maintenant deux ans par le ministère de l’agriculture commence à tracer son sillon. Même si pour certains « produire autrement » semble un peu flou ou pompeux, il suffit de se connecter à http://agriculture.gouv.fr/ Tout-ce-que-vous-devez-savoir-sur-l-agroecologie pour s’en faire une idée assez claire. Sur le schéma qui rappelle étrangement une couverture d’un ancien TCS (n° 40), on vante l’intérêt de réduire voire de supprimer le travail du sol, de le couvrir et de diversifier les cultures. Mieux encore, on parle de couverts végétaux et de sol vivant avec une activité biologique qui travaille et améliore la structure toute l’année. Nous n’allons pas nous plaindre de ce plagiat qui atteste que la direction que nous avons prise et soutenue depuis maintenant plus de 15 ans est reconnue, plébiscitée et même mise en avant. Cependant, l’extension de ces approches et pratiques à un plus grand nombre d’agriculteurs va entraîner d’autres changements profonds. En fait, une véritable mutation est nécessaire non seulement dans les fermes mais aussi au sein de toutes les strates de l’agriculture. Même si nous avons fait déjà un bon bout de chemin, il faut accepter que « produire autrement » va aussi exiger :
- de conseiller, voire plutôt d’accompagner autrement. Bien qu’il soit toujours nécessaire d’avoir des spécialistes des produits phyto, des engrais, des semences, du machinisme et de la nutrition animale, la palette de compétences nécessaires est beaucoup plus large pour accompagner les agriculteurs dans cette quête pour plus d’efficacité et plus d’intégration des fonctionnalités du vivant. Dans ces autres compétences à intégrer, il y a l’approche globale, des notions d’écologie mais aussi de sociologie car chaque cas est particulier et doit être géré en accord avec ses propres attentes en lien avec son environnement. Cette nouvelle approche du « conseil » devrait aussi déboucher sur des relations plus partenariales que de type « top-down » purement commerciales ;
- d’informer autrement. Pris dans ce mouvement, les médias ou plutôt leurs modes de communication vont devoir évoluer. Plus que des recettes bien ficelées pour un plus grand nombre, les agriculteurs sont à la recherche d’exemples concrets, d’explications de processus biologiques complexes, d’expertises et de connaissances pour arbitrer leurs choix au quotidien et progresser dans leurs pratiques. Internet, en permettant la mise en relation de réseaux qui peuvent s’entrecroiser sans nécessité de proximité, est certainement un outil très important dans le soutien du développement de ces nouveaux systèmes de production. Informer autrement, c’est aussi ce que la revue TCS a toujours fait et continuera de faire avec le sous-titre « Agronomie, Écologie et Innovation » ;
- de rechercher autrement. Les modes de production ne peuvent évoluer massivement sans changement au niveau de la recherche agronomique. Dans un premier temps, il est important de renforcer les liens déjà établis avec le terrain. Dans cette nouvelle direction, l’agriculteur doit être aussi reconnu comme chercheur et une majorité de fermes comme des centres d’expérimentation. Il va falloir s’éloigner des statistiques et de la modélisation écrasante pour revenir aux cas particuliers. Le rôle de la recherche n’est plus de concevoir ni de valider des modes de production mais d’apporter des connaissances fondamentales et d’expliquer des processus biologiques. Ce sont les intrants et les piliers des nouveaux systèmes de production que vont savoir intégrer habilement les agriculteurs et l’ensemble des acteurs de terrain. L’innovation ne peut pas se décréter ni sortir d’un laboratoire mais elle émane le plus souvent d’un « gentil bordel créatif » comme se plaît à le signaler Michel Griffon.
- de former autrement. L’école est un autre lieu où des mutations sont nécessaires. Rien ne sert d’enseigner aux jeunes, futurs agriculteurs, techniciens ou chercheurs, des itinéraires techniques qui sont déjà quasi obsolètes ou des comparaisons de techniques sans perspectives. Au contraire, comme ce sont les développeurs de demain, il faut leur apporter un maximum d’ouverture, les former à l’écologie (comme science), les abreuver d’exemples de réussite avec une diversité de réflexions, d’approches et de mise en œuvre. Il faut aussi les sortir de cette sinistrose et les faire rêver d’un avenir qui enchante : le nôtre mais aussi le leur qu’ils vont devoir construire.
-  d’encadrer et de réglementer autrement. Ce changement ne pourra pas être durable sans modification profonde des règles. Comme il convient de faire confiance aux vers de terre pour remplacer le travail mécanique du sol ; il faut limiter la stratégie du « bâton » et surtout le remplacer par beaucoup plus de « carottes » pour accompagner le développement de ces nouveaux systèmes de production. À l’instar de la suppression des notes à l’école qui fait débat aujourd’hui, mieux vaut encourager à faire bien que de punir. Dans un premier temps, la terminologie couramment employée doit être revue. Les mg/l de nitrates doivent être convertis en kg d’azote, les couverts peuvent habilement remplacer les Cipan ou les effluents d’élevages peuvent devenir des engrais de ferme pour ne donner que quelques exemples. À ce titre, le cas des couverts végétaux est une formidable illustration de ce changement à mettre en œuvre. Ils se sont étendus avec engouement dans les réseaux AC qui ont en plus développé des connaissances nouvelles et un vrai savoir-faire alors que la version Cipan reste boudée par la grande majorité.
- de comptabiliser et de fiscaliser autrement  : pour finir ce tour d’horizon, il convient de revoir les modes d’évaluation. Le rendement ou la marge brute, qui ne sont que des indicateurs partiels, doivent céder leur place au prix de revient net à la tonne ou au litre (unité de vente). D’autres paramètres avancés (carburant/ha, kg de N/ha ou par tonne, facture phyto/ha, matières organiques produites et recyclées/ha/an, diversité des cultures…) doivent également permettre de déceler, au-delà des aspects purement économiques, si l’orientation et les pratiques mises en œuvre tendent à faire plus de durabilité et de résilience. À ce niveau, la fiscalité doit également être revisitée pour encourager ceux qui s’investissent et prennent même des risques pour les autres. Pourquoi ne serait-il pas possible d’inscrire en charge une dépense pour frais de recherche et développement ou de recevoir un crédit d’impôt pour un effort environnemental ou la fourniture d’un service éco-systémique. Ce sont autant d’indicateurs et d’éléments incitatifs qu’il ne faudra surtout pas oublier dans le package global.

Changer bien sûr, mais pour que l’impact soit réel au-delà des réseaux AC et que la France devienne le leader de l’Agroécologie en 2020 comme envisagé, il faut aussi initier beaucoup de changements en périphérie des exploitations agricoles. En modifiant nos pratiques pour préserver nos revenus et être plus écologisant, nous étions loin de penser que ces approches pourraient déclencher autant de bouleversements au sein du monde agricole et même dans notre société. Comme le disait Albert Einstein « La folie est de toujours se comporter de la même manière et de s’attendre à un résultat différent... L’imagination est plus importante que le savoir ». À bon entendeur et surtout meilleurs vœux pour 2015.