Changement global, les termes de l’équation

Matthieu Archambeaud, TCS n°41 - janvier / février 2007

Les difficultés que connaît l’agriculture française, tant du point de vue économique et social que du point de vue agronomique et environnemental sont nombreuses : revenu, compétitivité, niveau de subvention, coût de la PAC et de l’encadrement, surplus, conflits entre pays exportateurs, abandon du métier et des terres, discrimination, insatisfaction et image négative, pollutions par les nitrates, les pesticides, qualité de l’eau et de l’air… Cependant, et sans nier ni sous estimer ces problèmes, l’agriculture est face à cinq enjeux globaux qui conditionnent son orientation et son avenir : le changement climatique, les menaces sur le potentiel de production, la démographie humaine, la question de l’eau et celle de l’énergie. Sans verser dans le catastrophisme, il est cependant devenu nécessaire d’être lucide pour pouvoir anticiper et préparer l’avenir. Nous avons encore un peu de marge de manœuvre et des solutions existent déjà. Ne tardons pas : la situation est préoccupante.

1. L’effet de serre

Riz Vietnam

Le premier défi est bien entendu l’accroissement de l’effet de serre qui n’est aujourd’hui scientifiquement plus remis en cause. Les gaz à effet de serre (GES) ont un rôle de régulation de la température du globe et par conséquent un rôle sur les systèmes de circulation atmosphériques et océaniques qui conditionnent nos climats. Son mécanisme est relativement simple : le rayonnement solaire qui parvient à pénétrer l’atmosphère et réchauffe la surface du globe pendant la journée, est réémis pendant la nuit par la surface terrestre sous forme de rayonnement infrarouge (chaleur). C’est à ce moment que les GES jouent leur rôle en piégeant une fraction de la chaleur dégagée, permettant le maintien d’une température compatible avec la vie. En fonction de la concentration, l’atmosphère est donc plus ou moins chaude et conditionne le fonctionnement de l’ensemble de la machinerie climatique. A l’échelle atmosphérique, le dioxyde de carbone, s’il n’est pas le seul agent à effet de serre, en est pourtant le principal puisqu’il agit à dose extrêmement faible : d’infimes variations de concentrations ont donc des répercussions importantes sur la température de l’atmosphère [1]

L’utilisation massive d’énergie fossile, en libérant de grandes quantités de dioxyde de carbone, a un effet de réchauffement climatique dont on connaît aujourd’hui encore mal les conséquences. Il est fort probable que les accidents climatiques se multiplient ; à ce titre on constate d’ores et déjà que les tornades, les pluies torrentielles et les années exceptionnellement sèches ou humides ont fortement augmenté en nombre et en fréquence. Les cyclones et les inondations ont été multipliés respectivement par deux et trois entre 1980 et 2000 (source : GRID - Arendal), tandis que le coût des catastrophes naturelles est passé d’un peu moins de 100 milliards de dollars dans les années 80 à 300 milliards de dollars dans les années 90 (source : GRID - Arendal). Cependant, l’augmentation de quelques degrés de la température globale risque d’avoir des effets qui vont au-delà du simple réchauffement de l’atmosphère ou de la perturbation des saisons. Certains experts envisagent par exemple un ralentissement des courants marins assurant la répartition de la chaleur solaire captée par les océans. Sachant que l’Europe de l’Ouest est réchauffée par le Gulf stream, un ralentissement ou un arrêt signifierait non un réchauffement mais un refroidissement à l’échelle de l’Europe (Toulouse est à la même latitude que Toronto). Autre exemple préoccupant, on sait aujourd’hui que le réchauffement de l’atmosphère entraîne un dégel des sols glacés du Canada et de Russie, et pourraient libérer dans l’atmosphère des quantités importantes de méthane piégé, sachant que le méthane a un pouvoir réchauffant quarante fois supérieur à celui du dioxyde de carbone. Pour prendre une image simple : le réchauffement ferait de « l’autoallumage » et si on ne connaît pas les encore les conséquences, on sait que le changement risque d’être brutal. Dans tous les cas de figure, le réchauffement va avoir (s’il n’a pas déjà) un impact sur la production agricole.

2. Réduction des surfaces cultivables et dégradation des sols

Les experts prévoient que la plupart des humains seront demain citadins. Par exemple la Chine qui est passé de 12,5 % de population urbaine en 1950 à 32 % en 2000, et qui devrait monter à 50 % en 2030. La tendance est la même pour tous les pays quel que soit leur niveau de développement : 85 % d’urbains en 2030 pour les USA ou la CEI, plus de 90 % pour l’Allemagne ou l’Arabie Saoudite. Or, l’urbanisation est grande consommatrice de terres agricoles. De plus, les villes se sont généralement développées dans les régions les plus fertiles pour permettre l’alimentation de populations nombreuses et concentrées. Ainsi, l’urbanisation en Chine, a provoqué la perte de 5,7% de la surface agricole entre 1997 et 2004. La surface céréalière a chuté de plus de 15 % de 1998 à 2003 (FAO), entraînant une baisse de production de 17 %, soit 79 millions de tonnes. Prévoyant, le gouvernement chinois finance aujourd’hui un « train du soja » en Argentine et au Chili, destiné à drainer la production sud-américaine vers les ports chinois.

La France vit le même processus : entre 1990 et 2000, si la population française a augmenté de 3 % et la superficie des villes de 2 %, la surface consacrée au logement a crû de 20 %, essentiellement en zone péri-urbaine . Cette délocalisation et cette déconcentration de l’habitat entraînent une augmentation du trajet domicile-travail qui a doublé sur la même période, aggravant par là même l’effet de serre. Au final, on arrive en France à une perte de 2,5 % de la SAU tous les 10 ans. A l’échelle mondiale, on estime que ce sont environ 13 millions d’hectares qui sont perdus chaque année sur les 1 500 millions de surface agricole totale (soit quasiment 1 % !), dont 8 millions de façon définitive par l’urbanisation. Pour compenser la perte, ce sont environ 15 millions d’hectares qui sont gagnés chaque année sur la forêt en Amérique du Sud, en Asie et en Afrique. Mais ces hectares gagnés sur les biotopes naturels sont souvent des terres marginales fragiles, tandis que la disparition de la végétation aggrave la crise climatique et compromet la biodiversité.

La perte des meilleures terres n’est pas le seul facteur de réduction de la production agricole. Dans nos systèmes de culture, et comme nous l’avons souvent évoqué dans la revue TCS, le travail du sol intensif, la consommation excessive de matières organiques, la couverture végétale insuffisante et la monoculture conduisent à la dégradation des sols cultivés. Ces phénomènes se traduisent par de l’érosion (17 millions d’hectares touchés en Europe), de la battance, des compactions... Le décalage qui se crée entre les niveaux de production et d’intrants traduit ce dysfonctionnement du système sol–plantes : le sol est de moins en moins autonome. Si l’absence de capacité d’auto-structuration est souvent visible, le manque d’autofertilité dû à une activité biologique insuffisante et peu performante est plus difficilement observable et beaucoup plus insidieux. Ce manque de fertilité physique, chimique et biologique des sols nécessite l’injection de quantités toujours plus grandes d’énergie fossile et d’intrants pour parvenir à produire.

L’agriculture « intensive » n’est pas la seule à connaître des difficultés. Les agricultures « traditionnelles » des pays en développement connaissent des problèmes équivalents sinon plus graves en raison de conditions climatiques plus agressives et de la précarité des populations concernées. Par exemple l’agriculture sur brûlis, qui permet d’atteindre des niveaux de production intéressants sans intrants et de manière durable, est devenue dégradante en raison de l’augmentation des densités de population. L’augmentation de la demande se traduit par une réduction de la durée de la jachère forestière qui conduit à terme à passer d’un écosystème forestier riche et facile à défricher, à une végétation herbacée pauvre et difficile à contrôler sans moyens mécaniques et/ou chimiques. On estime que ce système est « soutenable » en dessous de 20 habitants par km² (pour exemple la densité de population française est de 98 habitants par km² et peut atteindre 1600 habitants par km² en riziculture irriguée comme dans le delta du fleuve Rouge au Vietnam).

Qu’il s’agisse de systèmes intensifs ou traditionnels, si les causes sont différentes, les effets restent les mêmes : la dégradation physique, chimique et biologique des sols entraîne des problèmes environnementaux tels que l’érosion, les pollutions par les matières dissoutes ou en suspension. Plus grave cette détérioration compromet également les niveaux de production, y compris dans les pays « développés ». Les rendements mondiaux en céréales, en constante hausse depuis les années 50, continuent de grimper mais leur croissance s’essouffle. La FAO tire la sonnette d’alarme : nous sommes repassés en dessous du seuil critique des 70 jours de stock alimentaire à l’échelle mondiale et la population souffrant de la faim et de malnutrition (815 millions de personnes tout de même !) en baisse constante depuis les années 70 est repartie à la hausse depuis quelques années.

3. Augmentation de la population mondiale

La sécurité alimentaire risque fort de devenir un problème majeur dans les décennies à venir. Nous sommes aujourd’hui à peu près 6 milliards d’êtres humains sur la planète, et malgré un contrôle draconien des naissances en Chine ou en Inde, la population mondiale devrait se stabiliser aux environs de 10 milliards d’individus à la fin du siècle. Si entre 1990 et 2000, la population des pays industrialisés a augmenté de 56 millions d’habitants, elle augmentait de 900 millions dans les pays en développement ! Cette croissance a deux conséquences majeures : la demande en produits alimentaires augmente fortement, et d’autre part la pression sur le milieu engendré par la population supplémentaire s’intensifie : « Quels que soient le type de technologie, le niveau de consommation ou de gaspillage et le degré de pauvreté ou d’inégalité, plus la population est nombreuse, plus son incidence est grande sur l’environnement et, par conséquent, sur la production alimentaire. » (in Alimentation, Nutrition et Agriculture - FAO, 1991). Alors qu’un être humain disposait de 3 200 m² pour son alimentation en 1960, il doit aujourd’hui se contenter de 2 100 m² et de 1 600 m² dans 25 ans.

4. Raréfaction et mauvaise répartition de l’eau

Dans les pays en développement, la « révolution verte » des années 70 a permis en moyenne de passer de 5 à 27 quintaux par hectare entre 1950 et 2005 (FAO). Ces progrès ont été réalisés grâce à la sélection variétale, l’utilisation d’engrais minéraux, de machines et de produits phytosanitaires. Il ne faut cependant pas oublier qu’elle n’a été en grande partie possible qu’avec l’introduction de l’irrigation : sur les 1 500 millions d’hectares de SAU mondiale, 18 % sont irrigués (277 millions d’hectares en 2002 – FAO). Or, la surface irriguée produit à elle seule 40 % de la production mondiale, mais consomme 70 % des ressources en eau disponibles !

Or ces ressources sont inégalement réparties géographiquement mais également dans le temps, et la question de l’eau est devenue une question de vie ou de mort dans certaines zones du globe. L’exemple de la mer d’Aral, asséchée par le coton soviétique, qui a perdu 60 % de sa surface entre 1960 et 1990 est assez connu. Moins connus, le lac Tchad qui a perdu près de 95 % de sa superficie, ou la mer Morte 30 % pendant la même période et pour les mêmes raisons. Plus près de chez nous, l’Espagne connaît des problèmes similaires : l’épuisement des aquifères souterrains provoque leur envahissement par de l’eau de mer ; pour pallier au manque d’eau douce un projet prévoit d’ailleurs de dériver une partie des eaux du Rhône vers Barcelone (350 millions de m3 à l’horizon 2010). Se pose alors non seulement le problème des ressources mais également celui de l’irrigation elle-même, sachant qu’il faut « inonder » pour ne pas « saler » les sols ; en Australie ce sont ainsi 400 000 ha qui sont salinisés chaque année. Chez nous aussi, l’agriculture consomme la plupart des ressources en eau en France et il n’est pas nécessaire d’aller dans les zones désertiques pour trouver des problèmes de répartition : malgré les influences océaniques dont nous bénéficions, l’irrigation est souvent montrée du doigt dès que les années sont sèches.

Avec le chiffre de 1,2 milliards de personnes n’ayant pas accès à l’eau potable , on comprend l’importance de son utilisation judicieuse, d’autant plus que la croissance démographique fait craindre une possible rupture d’approvisionnement pour 4 des 8 milliards d’êtres humains prévus en 2050. Les inégalités sur l’accès aux ressources en eau risquent également d’être accentuées avec le changement climatique. Bien que d’importantes quantités d’eau puissent être économisées par des techniques d’irrigation plus efficaces ou des micro barrages, on observe dans les pays arides un détournement des faibles ressources en eau de l’agriculture vers les villes en expansion et l’industrie.

5. La fin de l’énergie bon marché

Si les enjeux précédents sont vitaux, la question de l’énergie les conditionne tous. En effet, avec de l’énergie bon marché on peut produire hors-sol, dessaler de l’eau de mer, se déplacer ou se nourrir à peu de frais comme nous le faisons encore aujourd’hui. Or, de l’avis général, nous atteindrons l’exploitation maximale des réserves en pétrole et en gaz (peak oil) dans un délai de 5 à 20 ans . Cela ne signifie pas un arrêt brutal des approvisionnements en pétrole mais une montée inexorable et exponentielle du prix de l’énergie dans les années et décennies qui viennent. Pour donner un ordre d’idée, on estime que l’on consomme un million de fois plus rapidement les énergies fossiles que ce que la nature peut produire en termes de carbone organique. La consommation est aujourd’hui d’autant plus rapide que la Chine et l’Inde accèdent à la société de consommation et ont des besoins en énergie défiant l’imagination . Si le pétrole et le gaz vont en se raréfiant, il en va de même pour le charbon dont les réserves sont estimées à 200 ans au rythme de consommation actuel mais à 40 ans compte tenu de la demande exponentielle en énergie. Il existe bien entendu des énergies alternatives au pétrole, encore faut-il distinguer quelle en est l’utilisation finale. La première est la production de l’électricité, de la chaleur… qui peut être obtenue à partir de tous types de centrales : charbon, gaz, nucléaire, hydraulique, solaire, éolien …

La seconde destination de l’énergie est le transport qui représente aujourd’hui entre 25 % et 30 % de la consommation totale d’énergie dans le monde. Cette utilisation demande des carburants efficaces, c’est-à-dire une énergie liquide, concentrée et fiable : gasoil, essence… si aujourd’hui on fonde beaucoup d’espoir sur les agricarburants, plusieurs études viennent mettre un frein à l’enthousiasme collectif : les « carburants verts » ne seraient pas forcément des carburants durables, d’autant plus que leur bilan énergétique n’est pas si favorable voire négatif dans certains cas .

Les carburants dits de « deuxième génération » sont plus intéressants au niveau du bilan étant donné qu’ils peuvent être synthétisés à partir de n’importe quelle matière organique qu’il s’agisse de cultures alimentaires pailles comprises (300 L/t de paille), de déchets ou encore de biomasse forestière. Le procédé, « biomasse to liquid » (BtL), est un craquage dans lequel la biomasse est portée à très haute température en l’absence d’oxygène : elle se décompose alors en divers gaz qui peuvent être recondensés et/ou transformés pour donner du méthanol, de l’éthanol, de l’hydrogène… Cette facilité de synthèse pose d’ailleurs le problème de la durabilité : il est en effet plus rentable de transformer des forêts en biocarburants que de produire des cultures avant de les transformer. Les besoins futurs en carburants pourraient aggraver les problèmes de déforestation et donc de désertification si l’on ne maîtrise pas la consommation. Enfin, en ce qui concerne l’hydrogène liquide, il ne s’agit pas à proprement parler d’une source d’énergie mais d’un moyen de stockage : sa synthèse nécessite elle-même de l’énergie. Le grand avantage étant que le dihydrogène (H2) peut être produit à partir de centrales nucléaires, solaires, à charbon ou à biomasse, et que d’autre part son utilisation est non polluante . Reste que le coût de synthèse est pour l’instant exorbitant à 240 USD le baril, que le rendement énergétique est encore médiocre, que la liquéfaction du gaz entraîne la consommation de 35 % de l’énergie produite, et qu’à volume équivalent, l’hydrogène est environ trois fois moins calorique que l’essence.

Si nous consommons énormément d’énergie dans les transports (25 % des besoins), il en est de même pour la production de nourriture (15 % des besoins : 5 % en production, 10 % en transformation et distribution – UNEP/Banque mondiale, 2001) soit quasiment autant que l’industrie (19,9 %). Alors que nous pouvons nous passer de voiture, il n’en est pas de même du pain : manger ou conduire, va-t-il falloir choisir ? Suite à l’envolée des prix du maïs-éthanol aux USA, le Mexique connaît des troubles sociaux liés à l’augmentation du prix de la « tortilla », base de l’alimentation locale. En fait, la tension n’est pas tant le fait de la demande en maïs-éthanol que le démarrage d’une spéculation sur une matière première dont les flux commencent à se tendre. Pour éviter ce genre de situations (ce n’est que le début), il va sans doute falloir favoriser les circuits courts tant alimentaires qu’énergétiques.

Il est devenu vital d’être économe

Question : comment fait-on pour nourrir 9 milliards d’individus dans un contexte de renchérissement des énergies, d’appauvrissement des sols et de changement climatique ? La première chose à faire est de ne pas se décourager et de faire son possible à son niveau pour amortir le choc. Bien avant que de trouver des sources d’énergies ou des technologies nouvelles (qui restent nécessaires), il semble que la première solution soit tout simplement l’économie d’énergie, mais également l’économie des ressources. Économie de mécanisation, d’engrais et de produits phytosanitaires dans nos champs, mais également économie dans nos maisons, dans nos assiettes, dans nos modes de déplacement…


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