Reconsidérer les estimations concernant l’impact de l’agriculture sur le climat

Durant ces dernières années, une avalanche de recherches a été réalisée et publiée concernant l’effet des différents secteurs d’activité sur le climat. L’agriculture est souvent en tête de liste et ces informations alimentent des débats passionnés. Pour les décideurs, il est donc compliqué de s’y retrouver et d’interpréter cette masse de données complexes et quelque peu contradictoires. Malheureusement, nombre de ces études et analyses comportent des biais et des omissions mais aussi beaucoup de raccourcis dans leur présentation, qui renforcent l’incompréhension du débat public et impacte les décideurs.

L’agriculture, pire des secteurs d’émissions de GES ?

Selon les calculs du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), l’agriculture est l’une des sources les plus importantes d’émissions de GES (Gaz à Effet de Serre). En 2019, cette organisation a conclu que l’agriculture, l’activité forestière et les autres utilisations des terres, durant la période 2007-2016, ont représenté 23 % du total des émissions anthropiques. Selon les mêmes experts, en France, l’agriculture est la seconde activité responsable des émissions de GES avec 19 % du total national (85 MtCO2 eq. en 2019). Avec de tels chiffres, il est facile d’interpréter que l’agriculture est le pire des secteurs en matière de réchauffement climatique avec presque ¼ des émissions totales planétaires : une vérité rapidement répétée par tous les médias et habilement reprise par les réseaux sociaux.
Effectivement, l’agriculture émet des GES comme le protoxyde d’azote N2O (dénitrification et partiellement nitrification), du CH4 (fermentations entériques et gestion des effluents). Il y a aussi le CO2 qui s’échappe des moteurs et tous les processus de fabrication des engrais, des bâtiments, pour chauffer les serres, sécher et transporter le grain… et même du sol via la minéralisation de la matière organique. Ainsi, beaucoup de diagrammes montrent l’agriculture avec une somme conséquente de flèches rouges émettrices.

La photosynthèse, seule source de la vie sur terre

Cependant, le fondement de l’agriculture est la gestion de la photosynthèse, cette puissante réaction chimique qui permet de stocker de l’énergie. Aucune activité n’est aussi importante car c’est la seule source de la vie sur terre. Les végétaux que nous cultivons conduisent simultanément la photosynthèse et la respiration et le résultat net de ces deux réactions chimiques a un effet très positif sur le climat. En fait, les cultures emmagasinent d’énormes quantités de CO2 chaque année et génèrent en contrepartie des flux d’oxygène équivalents. À ce titre, il faut garder à l’esprit que la matière organique végétale est constituée à 40-45 % de C. Le carbone est donc le principal ingrédient de ce que nous exportons/vendons de nos fermes. Exprimé différemment, l’activité agricole, principalement pour la partie culture, consiste à capter du carbone qui stocke de l’énergie renouvelable. En complément, les végétaux fixent du carbone dans leurs racines, leurs chaumes et les résidus qui restent dans les parcelles, sans oublier les exsudats racinaires et toutes les formes de rhyzodéposition.

Hypothèse erronée

La photosynthèse et ces quantités considérables de carbone converti en matières organiques ne sont pas vraiment considérées comme contribution positive de l’agriculture dans les débats publics ni même dans les calculs du GIEC. Ainsi, ce regroupement de scientifiques, qui fait foi en matière de changement climatique, estime les produits carbonés issus de l’agriculture comme quelque chose qui est perdu, voire négatif. À cela vient s’ajouter une autre hypothèse erronée : toute la biomasse qui quitte les champs est considérée comme réémise la même année. Seul le carbone qui reste au champ est intégré positivement : heureusement ! L’argument de cette approche de calcul est simple : le C intégré dans l’alimentation générera inévitablement du CO2 tout au long de la chaîne jusqu’à son terme ultime : lorsque le consommateur l’aura digéré.

Quid des résidus organiques de nos contemporains ?

Bien entendu, ces carbones viennent de l’agriculture et des fermes où ils ont été précieusement fixés par la photosynthèse mais ces émissions sont réalisées par d’autres secteurs que l’activité agricole en tant que telle. Les associer et surtout les regrouper en termes d’émissions est certainement pratique mais ne présente pas, de manière judicieuse, l’impact ou plutôt le bilan de l’activité « production » agricole prise séparément. Par contre, ce mode de présentation permet de mieux comprendre l’ampleur des chiffres qui circulent alors que le bon sens, comme tous les calculs et estimations, que nous pouvons faire, démontrent que l’on fixe des quantités massives de CO2 tout en rejetant de l’oxygène. Cette approche fait également fi des résidus organiques de nos contemporains qui sont souvent gaspillés et perdus. Ils pourraient devenir une source stratégique de fertilité pour l’agriculture ou tout simplement un juste retour de l’ensemble des ressources minérales mais aussi d’une partie du carbone dans une vision d’économie circulaire. Avec l’envolée actuelle des cours des engrais voire des risques de raréfaction et de non-disponibilité, il y a de grandes chances que ce débat s’ouvre enfin, transférant une part de la responsabilité sur les villes et nos concitoyens qui devront nous retourner des engrais organiques de qualité. Enfin, ce raccourci englobe et masque toutes les autres émissions liées aux gestions impropres des matières organiques en décharges, stations d’épuration et lagunages. Finalement, ce manque de discernement impacte les décisions politiques qui s’orientent vers plus de contraintes voire des stratégies contre-productives pour le secteur agricole mais aussi pour l’environnement et même le climat tout en dédouanant les consommateurs d’une part de leurs responsabilités.

Vaste sujet et nombreux raccourcis

D’autres éléments nous interpellent dans le chiffrage, la présentation et l’analyse de ce vaste sujet. S’il semble pratique de ramener l’ensemble des émissions à l’eqCO2 par souci de simplicité, il est beaucoup moins logique de comptabiliser de la même manière des CO2 issus de la combustion d’énergies fossiles (pétrole, gaz, charbon) et ceux émis par une partie de l’activité agricole (résidus organiques, sols, animaux). Si les premiers sont des CO2 additifs qui viennent s’ajouter à la masse en circulation, les seconds ne sont que du CO2 en circulation qui provient de la photosynthèse. Si leur contribution ponctuelle est évidemment équivalente, leurs origines modifient complètement l’équation.
De la même manière, l’évaluation et la comptabilisation de l’élevage comptent de nombreux raccourcis. Évidemment les vaches et autres animaux émettent du CO2 mais aussi du CH4 et N2O comme tout être vivant. Un sol vivant va aussi en émettre beaucoup : plus il y aura de vers de terre et d’activité biologique, plus il y aura consommation des matières organiques afin d’en retirer l’énergie et en libérer les constituants minéraux qui fertilisent les cultures en retour : c’est la vie ! Encore une fois, l’observation ne doit pas se résumer à seulement les émissions mais au bilan. Car si les retours organiques sont bien gérés, comme avec le pâturage tournant dynamique, la capacité de production et donc le potentiel de photosynthèse augmente, immobilisant à chaque cycle quelques carbones supplémentaires dans le système et dans le sol où ils sont agronomiquement beaucoup plus utiles que dans l’atmosphère. C’est pour cette raison que les prairies pâturées et bien gérées, stockent plus que les autres. Ainsi, la capacité à rentrer du carbone dans les sols ou à en soustraire à l’atmosphère est paradoxalement peu liée au niveau d’émissions mais plus à l’intensification de la productivité.

Débats vifs sur la simplification du travail du sol

Pour ce qui est du travail du sol ou plutôt de l’impact de la simplification du travail du sol et même du semis direct en matière de séquestration du carbone, les études divergent beaucoup et les débats sont assez vifs. Ce n’est qu’un moyen dont l’effet isolé est certainement faible à ce niveau. Cependant le consensus est fort quant à son impact en matière de déstockage : d’où les mesures de maintien des prairies en place. Enfin, quid de l’évaluation de la part de l’érosion des sols en matière de changement climatique ? L’endiguer semble certainement une bonne base de raisonnement surtout lorsque les pratiques les plus performantes consomment beaucoup moins d’énergie fossile et s’appuient sur beaucoup plus de photosynthèse !
Alors que les CIPANs historiques n’étaient pas pourvoyeurs d’humus, les couverts végétaux sont de plus en plus présentés comme un levier important en matière de séquestration de carbone. Outre les bénéfices agronomiques recherchés, ils augmentent considérablement la quantité de carbone fixé par la photosynthèse dont une petite partie restera dans le système et le sol. Tout en recyclant la fertilité et l’azote, ils permettent en plus de rentrer d’impressionnantes quantités de N dans le système, notamment au printemps. Cependant leur impact global est assez lié à leur productivité et il est recommandé, comme nous savons le faire en ACS, de les conduire intensivement. En complément de cet aspect carbone, nous pouvons aussi leur attribuer, comme aux cultures d’été, le verdissement des surfaces et la réduction des « points chauds ». Ainsi, ils limitent les canicules : un effet immédiat en matière de gestion du climat qui vient s’ajouter à l’impact de moyen terme avec la fixation du carbone. Au regard de ces quelques points, il semble donc erroné de regarder l’effet isolé du travail ou non du sol et de ne juger que sur de grandes moyennes. Il serait plus productif de considérer ce que beaucoup de pionniers ont réussi à faire dans leurs champs en amalgamant habilement une combinaison de facteurs. Les résultats risquent d’être très différents et certainement la base des orientations qu’il convient de prendre rapidement.

L’azote est nécessaire et même fondamental

En complément et si certains commencent à admettre le potentiel positif de l’agriculture en matière de carbone, le N20 qui est presque 300 fois plus radiatif que le CO2 , contrebalancerait négativement le bilan. Ce serait la mauvaise gestion des effluents d’élevage mais surtout les apports d’engrais azoté (déjà lourds en poids carbone) qui seraient responsables des principales émissions. Plus que de stigmatiser encore une fois l’azote, il serait plus judicieux de rechercher les pistes d’optimisation car l’azote est nécessaire et même fondamental dans la constitution des matières organiques. Retenons qu’un blé de 7t/ha à 12 % de protéines va tout de même exporter 135 kg de N (7 x 0,12 x 0,16) et que le carbone ne restera pas dans le sol s’il ne trouve pas d’azote. Le C/N des matières organiques étant voisin de 10, il faut donc environ 1 N pour 10 carbones (masse molaire assez proche de 14 contre 12) ou 100 kg de N pour chaque tonne de carbone immobilisée. Sachant qu’un point de MO représente entre 20 à 25 t de carbone, il est facile d’envisager l’importance de l’azote dans cette équation. Il y a fort à parier qu’à l’avenir, de nouvelles études et mesures nous démontrent que des sols couverts avec une végétation et des résidus, chroniquement en sous azote en surface, ne perdent pas autant d’azote que prétendu ! L’ACS risque ici de prouver encore une fois sa grande cohérence.
Enfin, au niveau azote et fertilité, il semblerait qu’il faille privilégier les apports organiques. Il convient cependant de rester prudent en matière de bilan car ces produits contiennent de l’azote et du carbone soit, mais ils sont exportés d’autres parcelles. De plus, leurs faibles concentrations peuvent entraîner des coûts de transport et d’épandage importants et donc des émissions de C fossile sans oublier celles qui peuvent se produire au champ en fonction des produits et des conditions d’application.
Pour conclure ce tour des solutions possibles, planter des arbres est souvent largement mis en avant et même utilisé pour se dédouaner des émissions par quelques opérateurs (compagnies aériennes, moteurs de recherche et industriels). Cette belle solution soulève plusieurs questions en plus de pouvoir rentrer en compétition avec des surfaces agricoles qui font déjà de la photosynthèse et produisent de la nourriture et/ou de l’énergie. En premier lieu, sa temporalité ! Un arbre va mettre au moins 10 à 15 ans voire plus avant d’être pleinement actif et arriver en forte croissance. Dit autrement, planter un arbre aujourd’hui c’est agir positivement pour le climat dans quelques années si l’arbre est toujours là ! Enfin, le bois produit est toujours considéré comme un stock de carbone alors qu’en tant que produit organique, il peut être brûlé ou finira toujours par se décomposer et retourner le carbone dans l’atmosphère. Cette présentation ne cherche pas à minimiser l’importance des arbres et leurs multiples intérêts dans les paysages agricoles où ils doivent certainement retrouver une place de choix, mais à éviter de mettre en avant des solutions simplistes alors que ce sont avant tout des approches systémiques et cohérentes qui permettront d’avancer vite et fort.

Ne pas oublier bon sens et travail de terrain

Loin des débats binaires, il est urgent d’intégrer et de considérer la complexité de l’agriculture et ses relations avec les dimensions environnementales et climatiques. Si un travail d’expert est utile, il ne faudrait pas trop vite oublier le bon sens et les efforts du terrain. Une majorité d’agriculteurs, comme ceux en ACS, développent et mettent en œuvre des approches qui peuvent activement et rapidement contribuer à plus de durabilité au niveau climat en conservant et développant leur capacité de production et leur autonomie de fertilité. En prime, ces efforts encouragent la biodiversité et des approches économiques et sociales positives. Pour choisir les meilleures orientations et surtout arrêter de stigmatiser l’agriculture, il est donc urgent de qualifier les analyses et de développer des approches systémiques. L’importance de la photosynthèse comme facteur central ne doit surtout pas être oubliée ni sous-estimée mais au contraire placée au centre de ces perspectives. Aujourd’hui, beaucoup, à la recherche de la neutralité carbone, risquent de découvrir que seule l’agriculture a la main sur ce puissant levier.


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