Dimanche 25 mai 2014
Emmanuelle Bordon

Linguiste de formation, après mon doctorat j’ai longtemps travaillé comme enseignante, chercheuse et chargée d’études sociologiques. J’ai commencé une reconversion professionnelle dans l’agriculture par un BTSA-ACSE. L’occasion de faire des stages en élevage, de m’intéresser aux vaches, à la nutrition des ruminants et aux innovations de ce domaine (la méthode Obsalim, notamment). C’est pendant les cours de notre enseignant d’agronomie, lui-même agriculteur et pratiquant enthousiaste, que j’ai découvert l’agriculture de conservation.

J’ai travaillé comme conseillère en production laitière au contrôle laitier, de la Savoie d’abord, du Morbihan ensuite. Puis après quelques années, j’ai repris des études et je suis devenue ingénieure agronome. Pendant mon stage de fin d’études, j’ai abordé la question du travail du sol en agriculture biologique ; l’arrêt du labour en particulier. J’ai pu expérimenter, observer ce qui se passe sous la surface, discuter avec des chercheurs, me rendre compte de l’influence des pratiques culturales sur les sols. Je suis aujourd’hui convaincue de l’intérêt de poursuivre la réflexion et de mettre en application à grande échelle des méthodes respectueuses de la qualité des sols

Ce que labourer veut dire

Emmanuelle Bordon

JPEG - 203.7 koBeaucoup de facteurs se conjuguent pour faire obstacle à une large mise en place des TCS. Il y a bien sûr la résistance au changement. Il y a la peur : peur des difficultés techniques, réelles ou fantasmées, peur de ne pas savoir faire, peur des conséquences économiques en cas d’échec. Il est vrai qu’un tel bouleversement de ses pratiques ne se décide pas à la légère. Mais au-delà des appréhensions légitimes, il me semble qu’il existe des freins plus profonds. Certes, aux tout débuts, le labour servait avant tout à supprimer les adventices et, éventuellement, à ameublir le sol avant le semis. Mais il s’est chargé de valeurs supplémentaires, symboliques, dont on aurait tort de négliger la portée.

Le mot « labour » est issu du latin labor qui signifie « travail ». Labourer et travailler étaient donc dès les débuts de notre langue des synonymes, ce qui montre la forte implication du labour dans les opérations culturales mais aussi son importance dans la culture collective. Le Duc de Sully (1560-1641) a dit : « Labourage et pâturage sont les deux mamelles dont la France est alimentée ». Dans cette parole restée célèbre, le mot « labourage » désigne à lui seul la totalité du travail dévolu aux cultures. C’est ainsi qu’au cours de l’histoire, le labour reste le symbole du travail de l’homme dans le champ. Que signifie alors cesser de labourer ? Envisager de ne plus « travailler » la terre peut être difficile, surtout pour ceux chez qui la fameuse « valeur travail » est profondément ancrée dans une culture séculaire. Est-ce un acte de renoncement ? De la paresse ? Un abandon ? Même si l’on sait bien que l’agriculture de conservation ne signifie pas qu’on ne fait rien, ne plus pratiquer ce geste vieux comme l’agriculture peut être vécu –négativement- de cette manière.

Le labour est chargé de fonctions sociales et symboliques parce que l’intervention humaine est intrinsèquement fondatrice de l’agriculture : lorsque l’Homme a cessé de simplement cueillir sa nourriture et qu’il a cherché à agir sur le cours des choses -en préparant le sol, en semant des graines- il est devenu agriculteur. Au-delà, si l’on considère l’opposition traditionnelle entre nature et culture, le labour permet de« cultiver » la terre, ce qui est une manière de la soustraire à la seule volonté de la nature pour la soumettre à celle de l’Homme. En d’autres termes, c’est se donner la sensation (certains diraient l’illusion) de maitriser les processus par lesquels les travaux de culture vont permettre une récolte, un rendement, un revenu. Dans cette perspective, cesser de labourer implique, au moins symboliquement, de renoncer à cette impression de tout contrôler et d’accepter de laisser un peu plus faire la nature : par exemple, compter sur les vers de terre pour avoir une porosité suffisante au lieu d’utiliser la charrue. Un lâcher-prise pas toujours facile à mettre en œuvre.

Il y a par ailleurs une forte analogie entre le labour et l’écriture. Ce lien « civilisationnel » entre ces deux gestes est attesté par des historiens comme Leroi-Gourhan [1] ou Mandel : entre l’araire qui trace des sillons dans le champ et le morceau de roseau taillé qui trace des signes dans les tablettes d’argiles des scribes anciens, il y aurait au minimum une identité de geste et d’intention. En témoigne le fait qu’il n’existe d’écriture linéaire que chez des peuples d’agriculteurs. Or, écrire ne sert pas qu’à noter des idées. C’est aussi un moyen de laisser une trace de son passage et, les linguistes l’ont montré, de s’approprier l’objet sur lequel on écrit, au moins symboliquement. (Qui n’a jamais gravé deux initiales sur un arbre et pensé ensuite avec nostalgie « notre arbre » ?) De la même manière, labourer –une opération culturale très visible- est aussi une manière de marquer le sol de son empreinte, d’en prendre possession, beaucoup plus spectaculairement qu’en signant un bail ou un acte de vente. Une manière de dire « ce champ est à moi puisque je le laboure ». Là encore, renoncer à cette valeur du labour peut être difficile.

Enfin, le labour a une fonction visuelle : après le passage de la charrue, le champ est « lisse », il est « propre ». Et c’est un fait que lorsqu’il est question d’adventices, on évoque souvent le « salissement », on dit qu’une parcelle est « sale »... On a peut-être tort d’utiliser de la sorte un vocabulaire en rapport avec le propre et le sale. Il est une incitation à labourer : si on considère que la parcelle est sale, il devient indispensable de la rendre propre, de faire place nette… J’ai bien des fois entendu cette référence dans des phrases du type « Le semis direct, je ne pourrais pas, je veux que ma parcelle soit propre ».

Toutes ces valeurs du labour peuvent être qualifiées de marginales en regard des valeurs techniques. Néanmoins, il me semble important de les prendre en compte, notamment si on souhaite lever les freins aux changements d’habitudes. Précisons que ces freins peuvent concerner l’agriculteur lui-même (la manière dont il considère ses pratiques) mais aussi l’idée qu’il se fait de la manière dont autrui va les considérer. Le souci du qu’en dira-t-on a autant d’importance que ses représentations personnelles.