OPVT : COMPTER VOTRE CHEPTEL (LA RECETTE DU LOMBRIC À LA MOUTARDE)

Matthieu Archambeaud - TCS n°66 ; janvier/février 2012

Figure emblématique de la conservation des sols, le ver de terre commence à faire parler de lui plus largement dans le milieu scientifique et agricole. L’équipe de Daniel Cluzeau et de Guénola Pérès de l’université de Rennes (UMR Ecobio) étudie les lombriciens depuis de nombreuses années, analysant leurs rôles dans les écosystèmes, ainsi que l’impact des pratiques agricoles sur leurs populations. En association avec le Muséum d’histoire naturelle et l’APCA, ils mettent à la disposition des agriculteurs et techniciens une méthode de comptage simple pour permettre à chacun d’évaluer ses populations, de suivre leur évolution mais également de se faire une idée par rapport à sa situation géographique ou à ses pratiques agricoles, en parcelle ou dans des essais. Pour aller plus loin et créer une véritable base de données nationale, les résultats d’échantillonnage peuvent être saisis sur Internet et, si la participation est suffisante, l’outil permettra de tirer des conclusions à grande échelle sur tout le territoire. À vos pots de moutarde !

Pourquoi extraire des vers de terre ?

En dehors de leur haute valeur protéique en alimentation humaine et animale, l’extraction et la caractérisation des vers de terre sont un moyen simple d’évaluer l’activité biologique de ses sols et donc par conséquent de leur santé. En premier lieu parce qu’ils travaillent le sol et le fertilisent, dégradent les matières organiques et facilitent leur assimilation dans le sol. Leur seconde qualité est qu’ils sont d’excellents indicateurs d’une vie souterraine très mal connue : ils représentent environ 20 % des organismes vivants dans le sol (hors racines)  ; cela signifie que si vous trouvez 30 g de vers de terre au m2, il y a aussi le même poids de champignons et d’algues, à peu près le double de bactéries et la moitié de tout le reste (protozoaires, nématodes, insectes, mammifères etc.). Soit en réalité 150 g/m2 de vie sous vos pieds ou encore 1,5 t/ha ou bien 2 UGB représentées par 260 millions d’individus plus ou moins petits. Avec 150 g/ m2 de vers, sol de prairie ou en semis direct, on monte à 7,5 t/ ha de vie biologique souterraine et vous disposerez également de 45 t/ha/an (45 kg/m2) de déjections très fertiles en surface auxquelles il faut ajouter 315 t/ha/an dans le sol.

Moutarde forte, arrosoirs et pince à épiler

Pour quantifier et identifier les lombrics, il est nécessaire de les séparer de leur habitat naturel qu’est la terre. Un premier moyen consiste à découper un bloc de terre et à le tamiser, la méthode n’étant pas forcément des plus simples et laissant le terrain plutôt « travaillé  ». La deuxième solution est de faire sortir tout ce petit monde en employant soit l’électricité, soit des solutions chimiques urticantes. Parmi ces dernières, la plus efficace est le formol qui a toutefois l’inconvénient d’être toxique pour l’expérimentateur et le milieu naturel. L’équipe de scientifiques de l’UMR Ecobio a donc retenu et validé l’extraction à la moutarde : le procédé est suffisamment efficace, non délétère pour les lombrics et vous permettra d’acquérir rapidement un service complet de verres pour la maison.

La méthode consiste à arroser une portion de sol avec une solution de moutarde diluée dans de l’eau et à ramasser les vers de terre qui se mettent à sortir pour fuir la brûlure. Cependant, pour que la méthode soit fiable et que les données soient comparables d’un lieu à l’autre, il est nécessaire de respecter plusieurs points :
- L’extraction aura lieu entre les mois de janvier et d’avril, période de pleine activité de la faune lombricienne, sous peine de passer à côté des individus en diapause ou encore de ne pas saturer suffisamment en eau le sol en période sèche. Le prélèvement se fera de préférence le matin et le sol devra bien entendu être ressuyé et non gelé (6 à 10 °C) ;
- La mesure est effectuée trois fois sur une même parcelle sur une surface de 1m2, délimitée par une ficelle et des piquets. Pour éviter les biais on évitera de piétiner la zone de prélèvement et pour la même raison on ne fera pas de mesure sur les bordures de parcelle (au moins 10 m) ; pour limiter les déplacements, les trois placettes seront alignées et espacées de 6 m en évitant les passages de roues et si possible sur une zone plane pour empêcher les « fuites » de moutarde ; on aura soin de raser la végétation pour être certain de ne pas manquer quelques vers ;
- Pour éviter des variations dues à la composition de la moutarde, on utilisera exclusivement le petit pot de 150 g de moutarde Amora fine et forte (ni TCS, ni l’UMR Ecobio ne possèdent d’actions dans cette entreprise), à raison de deux pots par arrosoir de 10 l, correctement dilués avec un agitateur. L’arrosoir sera idéalement équipé d’une rampe d’arrosage pour assurer la régularité du débit et de la distribution ;
- Toujours dans un souci d’homogénéité, le temps de capture est de 15 min après l’arrosage ; chaque placette étant arrosée et prélevée deux fois, il vous faudra quatre pots de moutarde par placette, soit 12 pour une parcelle. Si les vers continuent de sortir après 15 min, on continue de les ramasser avant de faire le deuxième arrosage ;
- Les vers de terre vont commencer à sortir et il est nécessaire de les saisir avec une pince à épiler si on ne veut pas qu’ils rentrent à nouveau dans le sol : cette partie est d’ailleurs la plus sportive du prélèvement puisque les vers sont relativement vifs et ont la fâcheuse tendance à se découper en tronçons plus difficilement identifiables. Deux conseils : attendre qu’ils soient quasiment sortis de leur galerie pour les prendre et utiliser une pince à bouts plutôt larges et plats pour éviter de les couper ; dans tous les cas, si l’animal est scindé en deux, il est nécessaire de ramasser les deux parties pour l’identification ultérieure ;
- Dernier point, pour ne pas surestimer sa population, il est important de se contenter de ramasser les lombrics qui sortent dans la limite du m2 choisi, même s’il est tentant d’obtenir plus d’individus que le voisin. Les lombrics sortis sont mis dans un bac avec de l’eau pour les rincer et leur éviter la mort.

Compter et identifier

Une centaine d’espèces de vers de terre a été recensée en France, chaque espèce ayant été classée en fonction de sa morphologie, de sa physiologie et de son écologie. On distingue ainsi trois classes qui vivent dans des compartiments de sol différents et qui ont des caractères physiques différents :
- Les épigés sont des lombrics très colorés (rouge sombre) de petite taille (1 à 5 cm) qui vivent à la surface du sol dans les amas de matières organiques ; ils ne creusent pas ou peu de galeries et se reproduisent assez rapidement (une centaine de cocons par individu et par an avec un temps de maturation du cocon de 45 jours) ;
- Les anéciques sont plus gros (10 à 110 cm) et bicolores : la tête est foncée et la queue est pâle ; ce sont eux qui creusent des galeries verticales permanentes, construisent des cabanes en surface avec des débris végétaux et émettent une partie de leurs déjections sur le sol (turricules) ; ils se reproduisent peu (12 cocons par an et par individu avec un temps de maturation de 9 mois) mais vivent plusieurs années si on ne les perturbe pas ;
- Les endogés mesurent de 1 à 20 cm et sont de couleur claire sur tout le corps, parfois marbrée  ; ils sont beaucoup moins observés que les autres car ils ne remontent quasiment pas à la surface et creusent des galeries temporaires très ramifiées plutôt horizontales.

Une fois vos lombrics récoltés, il va donc falloir les séparer suivant les types définis ci-dessus, sachant que l’OPVT prend en compte une classe supplémentaire  : épigé, endogé, anécique à tête rouge et anécique à tête noire. La distinction tête rouge/tête noire est assez facile à faire sur le terrain et permet d’introduire un facteur qualitatif (biodiversité) puisque les têtes rouges (de type Lombricus terrestris) sont assez communs et plus résistants aux pratiques agricoles actuelles que leurs collègues à tête noire (de type Aporrectodea giardi). Cela signifie d’ailleurs que si vous trouvez des têtes noires, il y a de grandes chances pour que vos sols soient en bonne santé. Une fois les bestioles classées, il vous restera à remplir les fiches de terrain imprimables sur le site de l’OPVT ou sur www.agriculture- de-conservation.com (ainsi qu’un guide d’identification des lombrics) ; vous remettrez ensuite les captifs en liberté à 2 m de la zone de prélèvement pour ne pas les réintoxiquer à la moutarde. Il ne vous restera plus alors qu’à utiliser les verres à moutarde rincés pour fêter dignement la journée et de retour à la maison à compléter la base de données en ligne. Vous pourrez ensuite suivre l’évolution de la base de données et vous comparer à d’autres situations. Pour les personnes plus zélées ou plus compétentes il est possible de prendre des photos et des échantillons conservés dans l’alcool pour des analyses plus poussées (renseignez-vous sur le site Internet de l’OPVT).

En dehors du comptage et de la détermination, ce genre d’expérience ludique est un bon moyen d’observer différemment son sol et la vie qui l’occupe. Enfin, si nous sommes beaucoup de lecteurs à nous mobiliser et à remonter de l’information, les résultats pourraient servir à promouvoir l’agriculture de conservation.


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