De la simplification du travail du sol à l’agriculture écologiquement intensive : bilan, acquis et perspectives

Eau et Rivières de Bretagne - Colloque 2011 - L’eau et les sols : Frédéric THOMAS, Agriculteur céréalier dans le Loir et Cher, Président de l’association BASE, Rédacteur en chef de la revue TCS

Il y a maintenant une bonne vingtaine d’années, avec l’arrivée de la PAC et la chute des cours des céréales, des agriculteurs avant-gardistes ont décidé de réduire voire supprimer le travail du sol, afin de limiter fortement leurs coûts de production. À l’époque, il fallait avoir beaucoup d’audace et un peu d’utopie pour s’engager sur cette voie. Aucun recul, peu d’expérience et d’outils adaptés mais la certitude, grâce à des observations sommaires appuyées par le discours de quelques scientifiques et agronomes éclairés, que cette piste était prometteuse. Avec l’influence nord et sud américaine, il suffisait de repositionner le sol au centre des préoccupations, d’arrêter de l’agresser mécaniquement et de maintenir en surface une couverture protectrice de résidus (litière ou mulch) pour qu’il retrouve son fonctionnement naturel et surtout une bonne activité biologique.

En complément, cette orientation permettait de limiter fortement l’érosion, de préserver la qualité de l’eau, mais aussi de limiter les émissions de CO2. Si la théorie est séduisante, réelle et bien fondée, la réalité et la mise en oeuvre se sont révélées semées d’embûches. Malgré ces difficultés, cette conviction a permis aux pionniers de progresser et de sécuriser leurs itinéraires et ce, souvent grâce à des échecs. Leur pragmatisme a ouvert la voie sur laquelle de plus en plus d’agriculteurs ont pu ensuite s’aventurer. Leur ingéniosité et sens de l’observation leur permettent aujourd’hui de concevoir et mettre en oeuvre des modes de production performants et très économes s’appuyant au maximum sur le fonctionnement du vivant.

À l’occasion du XIIIème colloque d’Eau et Rivières de Bretagne sur le thème “L’eau et les sols”, il semble donc intéressant, pour mieux comprendre ces approches rassemblées sous les sigles TCS et/ou AC et leurs répercussions sur nos sols, l’eau et plus largement l’environnement, de faire une rétrospective, de considérer les acquis, mais aussi et surtout de se projeter dans l’avenir.

Si, dans ce laps de temps relativement court, nous avons énormément évolué techniquement, nos conditions de production et surtout notre environnement socio-économique a lui, par contre, complètement changé. Nous sommes passés d’une période de pléthore, où les ressources semblaient encore pour beaucoup inépuisables, avec une production agricole en excès chronique qui pesait sur les cours, à un monde où rareté est en train de devenir le maître mot. Rareté des ressources, de l’énergie, ou encore des engrais, comme de beaucoup de matières premières, mais aussi rareté des produits agricoles qui affole les marchés largement amplifiés par la spéculation financière. Nous sommes aussi passés d’une période de stabilité relative permettant de prévoir, à beaucoup de volatilité à la hausse comme à la baisse. Dans ce nouvel environnement où les règles changent très vite, il faudra plus que jamais continuer de produire tout en maîtrisant au mieux les coûts de production : situation qui renforce l’intérêt de l’Agriculture de Conservation dont la cohérence ne cesse de se consolider.

Sur cette période, nous avons tout d’abord évolué du non-labour ou semis direct à des interventions plus précises et ciblées. Aujourd’hui, nous ne sommes plus dans la suppression des interventions, mais dans le raisonnement en fonction des conditions de sol et de culture. À ce titre, le striptill5, qui était en Amérique du Nord le moyen de sécuriser les implantations de maïs et dont nous avons soutenu le développement, est en train d’exploser en France. Beaucoup de producteurs de maïs, mais aussi de tournesol et dans une moindre mesure de betterave, ont progressé grâce à cette approche mixte avec un panel d’outils et de solutions techniques aujourd’hui largement élargi. L’impact et l’engouement sont encore plus forts en colza, où le strip-till apporte tellement de sécurité d’implantations et de réussite qu’il est même en train de faire basculer des agriculteurs conventionnels vers la simplification du travail du sol.

Si l’économie de carburant et de mécanisation reste l’une des principales motivations de la simplification du travail du sol, elle ouvre les portes vers des systèmes globalement beaucoup moins énergivores. Avec les couverts et les légumineuses en mélanges, en associations et en cultures, les économies d’azote - la plus grande source de consommation énergétique de l’agriculture française - sont de plus en plus significatives. La valorisation des couverts et des dérobées pour les éleveurs, tout comme la limitation de l’évaporation de l’eau grâce au mulch laissé en surface apportent aussi des économies complémentaires de fourrage, de protéines, d’eau et donc d’énergie. Bien que l’acquis soit déjà conséquent, il nous reste encore beaucoup de sources d’économie complémentaires dans la fertilisation, la valorisation des effluents d’élevage, le transport, avant de penser à réellement produire de l’énergie, une orientation tout à fait complémentaire. Que ce soit sous l’angle ressource ou pollution, l’énergie risque bien de devenir un élément central et les bilans économiques de nos entreprises agricoles vont inexorablement se rapprocher des bilans énergétiques.

Au départ, TCS pouvait aussi signifier Techniques de Conservation des Sols, mais avec le recul, nous avons progressivement évolué vers des impacts environnementaux plus globaux. Déjà, dans beaucoup de cas, il ne s’agit plus de préserver, mais de redonner vie aux sols en les protégeant et en laissant à leur surface une nourriture abondante et variée. Le vocabulaire s’est également adapté pour traduire notre nouvelle perception. Ainsi, on ne parle plus de structure mais d’organisation structurale, ni de fertilité mais de volant d’autofertilité. L’agriculteur devient progressivement un “éleveur” de sol sachant que plus celui-ci sera en santé, plus il pourra retirer sans risque le travail mécanique, mais aussi réduire beaucoup d’autres intrants. En complément, et si notre quête pour plus de matière organique nous place comme des acteurs qui, aujourd’hui, séquestrent plus de carbone qu’ils en émettent, la recherche de sols vivants nous a conduits des vers de terre à la biodiversité fonctionnelle. Ainsi, les carabes ont commencé à gérer les limaces ; les syrphes et les érigones, encouragés par les couverts, s’occupent des pucerons ; et les renards, rapaces et hérons tentent de réguler les campagnols.

Ce ne sont là que quelques exemples, mais qui montrent bien ce changement fondamental de perception et de considération du vivant au sein et en périphérie des parcelles agricoles. Encourager la vie et la diversité biologique nous apporte en retour d’importants bénéfices difficilement quantifiables et dont nous ne sommes pas encore assez conscients. Il est beaucoup plus judicieux mais aussi économique, même si cela peut sembler plus compliqué à première vue, de comprendre les relations naturelles et le fonctionnement des écosystèmes dans nos champs pour les accompagner, plutôt que de rester dans une stratégie de lutte et de conflit.

Sur cette période, nous avons aussi fait des couverts, trop considérés comme une contrainte, des outils agronomiques performants. En laissant l’approche CIPAN6, (moutarde ou avoine avec une production de matière sèche réduite) pour le concept “biomax” (mélanges qui dépassent facilement les 5 à 6 t de MS/ha pour atteindre 10 t de MS/ha), les couverts sont devenus, plus que des recycleurs d’azote, des promoteurs de fertilité. Ils permettent ainsi de redresser rapidement l’état physique et organique des sols, nourrissent leur activité biologique, facilitent la gestion du salissement et la pratique du semis direct tout en développant l’autofertilité, surtout lorsque les mélanges contiennent des légumineuses. Bien que l’approche soit aujourd’hui relativement bien cadrée et maîtrisée, il reste encore beaucoup d’espèces intéressantes à tester et à valider pour continuer de nous diriger vers le concept de “plante outil agronomique”. Il faut enfin signaler que c’est aussi le développement de couverts performants qui a encouragé les réflexions sur le roulage comme moyen de destruction économique et efficace : une technique de mieux en mieux maîtrisée qui commence même à se développer dans les milieux conventionnels.

Côté fertilisation et après de réels soucis de faim d’azote, nous avons développé le concept de l’autofertilité : restaurer le statut organique des sols séquestre aussi momentanément de l’azote. Ce phénomène est d’autant plus sévère que la suppression du travail est totale et que la fertilité de départ est limitée. Mais nous avons appris à contourner cette difficulté par une anticipation des apports, une surfertilisation ponctuelle, des légumineuses dans les couverts et la rotation. Avec suffisamment de recul, le retour sur investissement est cependant bien réel et les économies significatives. En complément, la localisation de la fertilisation peut certainement nous permettre de progresser dans l’accompagnement précoce des cultures et de continuer à gagner en efficacité avec des bénéfices complémentaires intéressants comme en matière de gestion du salissement. Enfin concentrés sur la matière organique et l’activité biologique, nous avons certainement trop laissé de côté les aspects chimiques et surtout les oligoéléments et les notions d’équilibre que nous devons réintégrer dans nos recherches et raisonnements en matière de fertilité.

Pour ce qui est du salissement, nous sommes passés d’une contrainte de désherbage à l’installation de plantes de service avec la culture. C’est certainement dans ce domaine que nous avons enregistré les plus gros progrès ces dernières années. Si l’adaptation des rotations avec des légumineuses et le concept 2/2 a apporté des solutions concrètes et fiables en matière de gestion du salissement, l’association des cultures et l’utilisation de plantes de service est une véritable révolution qui est en train de s’étendre en colza, où les itinéraires commencent à être relativement bien validés. Récolter plus avec moins de travail, d’engrais et de phytos est maintenant une réalité dans les parcelles ; une orientation et une réussite qui illustrent et démontrent bien tout le potentiel de cette nouvelle approche et nous donne encore plus envie de continuer nos expérimentations, nos mélanges et nos investigations. Si nous avons trouvé en grande partie les cocktails de plantes à associer avec le colza, beaucoup d’autres cultures sont encore orphelines et montrent l’ampleur de la tâche, mais aussi des bénéfices qui nous attendent dans ce domaine.

De l’approche très céréalière des débuts, l’AC débouche aujourd’hui sur des systèmes encore plus performants en élevage. Bien que la surface exploitée multiplie les économies de temps et de mécanisation, l’élevage introduit d’autres paramètres et options très complémentaires. La meilleure intégration des produits organiques avec le mulch, mais aussi la portance des sols, permettent de mieux valoriser et de transformer les effluents en engrais de ferme, limitant par la même occasion les soucis de faim d’azote. Le remplacement des couverts par des dérobées ou des méteils apporte plus de nourriture diversifiée à moindre coût aux troupeaux ce qui, de plus, permet de dégager des surfaces en cultures de vente. Enfin, le semis direct autorise sans risque de recharger ou cultiver les prairies, voire de concevoir des approches de production fourragère sur couvert permanent extrêmement performantes.

Au regard de l’ensemble de ces éléments, nous pouvons être assez satisfaits du parcours et des progrès qui font aujourd’hui de l’Agriculture de Conservation une orientation technique sécurisée et à portée d’un grand nombre d’agriculteurs. C’est parce que nous avons accepté de nous éloigner des approches un peu simplistes du départ que nous avons pu nous ouvrir à d’autres raisonnements source d’idées et d’innovations. Si la simplification du travail du sol a été et restera pour beaucoup une porte d’entrée motivante, le moyen de renverser un mode de pensée établi, ce n’est plus l’objectif central mais un élément majeur du système, un outil permettant de mettre en place des modes de gestion plus performants. Ainsi, avec ce recul, notre orientation s’est bien étoffée, fortement enrichie et correctement calée grâce aux expériences et observations de tous, tout en glissant progressivement vers une approche plus globale de recherche d’efficacité basée sur le mimétisme des milieux naturels : un domaine extrêmement riche et diversifié par définition, où il nous reste encore beaucoup à apprendre pour continuer de progresser vers plus d’efficience.

L’agriculture de conservation apporte beaucoup de cohérence pour nous diriger vers une agriculture écologiquement intensive

Bien qu’elle ait comme entrée la simplification du travail du sol pour limiter les coûts de production, l’agriculture de conservation, dans son évolution, a su progressivement s’approprier et performer l’utilisation des couverts végétaux, mais également développer des rotations adaptées et efficaces. Outre sécuriser la réduction voire la suppression de tout travail du sol, l’intégration de ces deux autres piliers fondamentaux a permis de limiter encore plus la consommation d’énergie, de main-d’oeuvre et de mécanisation, mais également d’y associer d’autres économies tout aussi intéressantes en matière d’engrais et de produits phytosanitaires. Repositionné au centre des préoccupations, le sol, moins sous pression, peut retrouver une activité biologique intense et diverse, vecteur d’organisations structurales beaucoup plus performantes, accompagnée d’un meilleur recyclage des matières organiques. Ainsi et en conséquence de pratiques différentes, la ressource “sol” est préservée, la qualité de l’eau se trouve nettement améliorée, la biodiversité encouragée dans les paysages agricoles et le réchauffement climatique limité par la réduction de consommation d’énergie additionné de la séquestration du carbone dans les sols. Au niveau de l’agriculteur, le développement de sols performants débouche également sur une bien meilleure gestion de l’eau et des éléments minéraux limitant les externalisations et sécurisant voire augmentant en retour les potentiels de production.

Cependant, une partie du temps de travail dégagé doit être réinvesti dans l’observation, la formation et l’échange afin d’adapter progressivement les pratiques à l’évolution du contexte et des objectifs. Mais l’apparition de nouvelles contraintes, associée au changement d’attitude et de perception du vivant animés par une volonté de réussite et une mutualisation des connaissances, ont permis en retour la conception d’équipements, mais aussi de pratiques et d’itinéraires culturaux encore plus innovants et économes.

Au final, l’objectif de sécurisation du revenu est bien rempli, l’efficacité énergétique est nettement améliorée et l’agriculture peut envisager de faire face à des besoins de production croissants en quantité mais également en qualité et diversité. De plus, des agriculteurs bien dans leurs champs sont des agriculteurs bien dans leur tête, qui retrouvent l’essence même de leur activité avec l’enthousiasme et la créativité pour continuer d’innover mais aussi de tisser de nouvelles relations entre société et agriculture.

Seul un projet ambitieux avec une cohérence globale comme celui de l’agriculture de conservation peut déboucher sur une adhésion forte de l’ensemble des acteurs et un changement rapide et notable des pratiques vers une agriculture nouvelle et beaucoup mieux adaptée aux conditions à venir.

Agriculture Écologiquement Intensive : explication de texte

Beaucoup trouvent cette terminologie “fumeuse”, provocante, voire antinomique tant l’écologie est plutôt, dans notre subconscient, synonyme d’extensif, de moins productif, de “laissé faire”. Cependant, cette appellation choisie volontairement par Michel Griffon pour son côté choquant et interpellateur est d’une grande justesse et dénomme une approche de l’agriculture radicalement nouvelle. Avec l’AEI, l’intrant principal n’est plus la mécanisation, les engrais ou les phytos mais l’écologie ; il est donc logique de l’utiliser “intensivement” pour fortement diminuer le recours aux intrants classiques perturbateurs des systèmes et coûteux que l’on conserve cependant dans la boîte à outils s’il n’existe pas encore de solution écologique. C’est l’énergie du vivant en opposition à l’énergie fossile, c’est la diversité en opposition à la monotonie et c’est l’encouragement de la vie positive pour contrebalancer les “indésirables” en opposition à une gestion par l’élimination, la suppression, voire la recherche d’une éradication. L’AEI n’est pas un “mieux” ou un relookage habile des pratiques conventionnelles, mais une véritable rupture et vision innovante.

Enfin, l’AEI n’est pas qu’une vue de l’esprit de scientifiques, agronomes ou penseurs éclairés, mais elle commence à vraiment se mettre en place dans les réseaux TCS et semis direct avec des différences suffisamment visibles, capables de convaincre même des profanes, à l’instar de ces deux parcelles de colza de la région Centre, voisines de quelques centaines de mètre au début octobre dernier.

Sur les 2 photos du haut : le colza classique sur labour est “propre”, c’est à dire indemne d’adventices mais il souffre d’une certaine phytotoxicité du programme de désherbage, certes amplifiée par les fortes pluies, mais généralement consentie pour gérer le salissement. Le champ est vide pouvant laisser la place éventuellement à d’autres plantes et les ravageurs comme les limaces n’ont pas de biomasse importante à se partager : toute attaque sera très préjudiciable. Il va donc falloir redoubler d’attention et ne pas hésiter à encore investir pour protéger la culture de tous nuisibles potentiels.

Sur les 2 photos du bas : à l’inverse dans le colza/ lentille/sarrasin, semé en direct, les colzas sont là bien en forme et aucune autre “mauvaise herbe” n’est présente puisque tout l’espace est occupé par de la végétation choisie, sans aucun désherbage pouvant nuire au colza. La diversité “camoufle” en partie le colza de certains ravageurs spécifiques qui auront plus de difficultés à repérer la parcelle et pour d’autres la consommation de biomasse sera partagée entre les plantes présentes avec beaucoup moins d’impact sur la culture elle-même. Enfin, les plantes accompagnantes ou de service (ici sarrasin et lentille) vont progressivement disparaître naturellement par le gel pendant l’hiver, afin de donner plus de place à la culture tout en relarguant des éléments minéraux et entre autre de l’azote pour l’alimenter au printemps.

Produire autant voire plus avec beaucoup moins de travail, de phytos, d’engrais, d’impacts négatifs sur l’environnement, mais aussi de risques techniques et économiques, ce n’est donc plus une lubie mais aujourd’hui une réalité et cet exemple très concret illustre bien le concept d’Agriculture Écologiquement Intensive. Il démontre parfaitement la différence, voire l’opposition des raisonnements et la puissance de cette nouvelle approche qu’il nous appartient d’étendre aux autres cultures et productions agricoles.


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