Le blé prend un coup de chaud

Sciences et Avenir ; Juillet-Aout 2010

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C’est désormais une certitude : le réchauffement climatique est responsable de la stagnation des rendements en France. Un constat alarmant.

Pour les céréaliers, la récolte de blé qui s’annonce ne restera pas dans les annales. En cause : un hiver rigoureux et un printemps sec et froid qui ont freiné le développement des épis. Mais ces aléas climatiques ne sauraient, à eux seuls, expliquer les mauvais chiffres en perspective : les estimations ne dépassent pas 50,7 millions de tonnes, soit -6 % par rapport à 2009 pour cinq millions d’hectares consacrés à cette culture en France. Et, fait aggravant, cette moisson décevante ne sera pas exceptionnelle : la stagnation des rendements dure depuis maintenant depuis plus de quinze ans ! Alors que ces derniers avaient régulièrement progressé de 1,2 quintal par hectare et par an de 1956 à 1995, ils plafonnent désespérément depuis.

La situation est d’autant plus préoccupante que les chercheurs viennent d’identifier clairement l’un des principaux responsables de la situation : le réchauffement climatique en cours. De quoi bouleverser toute une filière qui emploie 17 000 personnes en France. Cette stagnation inquiétante s’est enclenchée au début des années 1990 dans tout l’Hexagone, à l’exception de la Normandie, de la Picardie et de la Bretagne Nord, légèrement épargnées. Le phénomène, européen, a été constaté dès 1989 en Espagne, et en 1999 en Allemagne. L’Institut de recherches agricoles Arvalis et l’Inra (Institut national de recherche agronomique) ont dès lors diligenté une enquête dont les conclusions ont été rendues récemment. Très vite, les essais variétaux menés par l’Inra ont permis d’éliminer toute défaillance du progrès génétique. Les nouvelles variétés mises sur le marché restent toujours sur la pente de 1,2 quintal de plus par hectare et par an, même si ces calculs sont quelque peu théoriques : les agriculteurs produisent en effet eux-mêmes la moitié des semences utilisées en France, ce qui rend difficile toute généralisation. Autre hypothèse écartée : la diminution des engrais épandus, paramètre crucial pour le rendement du blé. L’utilisation de l’azote a progressé d’environ 20 unités à l’hectare au cours des années 1990 pour diminuer ensuite depuis 2000. Mais la stagnation des rendements a commencé en 1995 au moment où les apports d’intrants augmentaient. La piste a donc été abandonnée. Tout comme la diminution de l’usage des pesticides : aucun rapport n’a pu être établi entre la survenue de maladies et les rendements. Pour preuve, il n’y a pas eu de maladie en 2003 et 2006, années où les rendements ont été particulièrement faibles. A l’inverse, 2004 et 2008 ont été de bonnes années alors que les nuisibles étaient virulents. Ce sont la canicule de 2003 et le printemps particulièrement chaud de 2006 qui ont enfin permis de comprendre le phénomène. Les chercheurs ont repris les données météo des cinquante-cinq dernières années et y ont appliqué des modèles rendant compte des effets du climat sur la croissance des plantes. Résultat : « On observe d’abord un effet neutre ou positif du climat entre les années 1955 et 1995, affirme Philippe Gate, directeur scientifique de l’institut agronomique Arvalis. Après cette période, on constate une incidence franchement négative sur le rendement. » En cause, des fins de printemps de plus en plus sèches en moyenne, induisant une situation stressante pour le blé qui n’apprécie pas les températures supérieures à 25 °C. Cette plante déteste encore davantage les « échaudages » thermiques, ces courtes périodes de forte chaleur qui interviennent désormais presque tous les ans au printemps, au moment de la croissance de la céréale. Car l’échaudage bloque le remplissage des grains avec des conséquences directes sur la productivité (lire l’encadré p. 72). D’autres phénomènes sont également mis en avant. Quand la température du jour augmente sur une longue durée, la température nocturne l’imite. Les plantes réagissent alors en augmentant leur respiration la nuit afin de maintenir leur équilibre thermique, ce qui a pour conséquence une diminution nette de la production journalière. Par ailleurs, certaines enzymes clés comme les amidases, indispensables pour la synthèse de l’amidon, voient leur activité réduite sous les fortes températures. De plus, soumises à une trop forte chaleur, les stomates, ces minuscules opercules à la surface des feuilles qui permettent les échanges gazeux avec l’atmosphère, se ferment plus rapidement, inhibant la photosynthèse. Enfin, l’élévation des températures diurnes peut s’accompagner de plus fortes concentrations en ozone (O3), élément qui réduit l’activité de la RuBisCO, l’enzyme clé de la photosynthèse. Démêler les vraies causes du phénomène de la stagnation des rendements est donc un axe stratégique de recherche pour les années qui viennent.

D’autant qu’en théorie - et en théorie seulement - le blé aurait dû être l’un des - rares gagnants du réchauffement climatique en tirant partie de l’augmentation du taux de CO2 dans l’atmosphère, véritable « dopant » pour les plantes. Des calculs indiquent en effet une amélioration de la photosynthèse de 30 % avec des teneurs en CO2 supérieures à 500 parties par million (ppm). « Bien que nous soyons passés de 180 ppm de CO2 en 1800 à 385 ppm aujourd’hui, cet effet ne s’est pas encore fait sentir, note Bernard Seguin, responsable à l’Inra de la mission « changement climatique. » Et cet effet positif attendu risque fort d’être contrebalancé par les aspects négatifs de la disponibilité en eau ou de l’échaudage » Au mieux, il y aurait donc compensation plus ou moins partielle entre les phénomènes, ce qui ne va pas dans le sens d’une amélioration des rendements...

Un constat qui donne toute sa valeur au programme Climator, financé par l’Agence nationale de la recherche, et consacré à l’influence du futur changement climatique sur les systèmes cultivés. Ce travail vient de s’achever après trois ans d’étude. Treize sites expérimentaux, dispersés sur le territoire français (forêts, prairies et grandes cultures) ont été soumis à une atmosphère plus chaude de 1,6 °C attendue pour 2050, et de 3 °C prévue pour la fin du siècle selon les scénarios médians élaborés par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec).

Résultat : si aucune modification profonde de l’état de santé des plantes n’est espérée dans la première moitié de ce siècle, l’ensemble des pratiques culturales devrait se dégrader en France à partir de 2070. « Le blé est cependant l’une des plantes qui s’en sort le mieux, assure Nadine Brisson, coordinatrice du programme à l’Inra Avignon. Parce qu’il est semé en automne et soumis à un cycle hivernal, il devrait échapper en partie aux stress hydrique et thermique en accélérant sa croissance. » Cette croissance plus rapide s’expliquera par les teneurs en CO2 mais aussi par les efforts des sélectionneurs pour produire des variétés plus résistantes aux derniers froids et donc poussant plus tôt dans l’année. En conséquence, vers 2050 environ, la moisson pourrait se dérouler dans les derniers jours de juin - contre la première quinzaine de juillet aujourd’hui - et vers le 20 juin en 2100 !

D’ores et déjà, le réchauffement climatique a commencé à modifier la campagne française. En quinze ans, la Normandie est passée de 20 % de sa surface agricole semée en blé panifiable (utilisé dans la boulangerie) à 80 %. Et pour cause : elle est l’une des rares régions à ne pas encore trop souffrir des échaudages à répétition. Autour du bassin méditerranéen, et en particulier en Afrique du Nord, ne perdure désormais que le blé dur, plus robuste que le blé tendre. Avec le réchauffement en cours, le blé tendre devrait quant à lui conquérir de nouvelles terres plus au nord, sans qu’on sache encore très bien si les conditions de qualité de sol et de luminosité seront favorables à une forte extension. Ce qui est désormais certain, c’est que la sélection des variétés ne cherchera plus uniquement le rendement, mais aussi l’adaptation au nouveau climat. Au croisement des régimes océanique, continental et méditerranéen, la France devra inventer des variétés adaptées à ses terroirs et à des climats aux différences de plus en plus marquées sur un territoire pourtant restreint.