L’Agriculture Ecologiquement Intensive : un nouveau cap

Valérie Lavorel et Adrien Boulet ; TRAME - Travaux et Innovations - août/septembre 2010

Nouveau concept à la mode ou véritable vision partagée par une profession à la recherche d’un nouveau cap ? Lors du Salon international de l’agriculture 2010, la table ronde organisée par le Cirad posait la question « L’agriculture écologiquement intensive, est-ce une utopie ? ». Retour sur les témoignages et interventions.

Plus d’information : www.trame.org

Dans le milieu agricole, on ne parle plus que de cela. C’était un des thèmes phares du Salon de l’agriculture 2010. Est-ce là le nouveau projet agricole, celui qui manquait depuis près de vingt ans ? Il y a soixante ans, après la Seconde Guerre mondiale, il fallait produire coûte que coûte, produire pour nourrir. Aujourd’hui, on entend ici et là qu’il faut produire plus avec moins. Et comment ? En faisant de l’agriculture écologiquement intensive.

L’intensification écologique, c’est concevoir une agriculture productive, plus économe en intrants et moins nocive pour l’environnement. Il s’agit d’intensifier des mécanismes naturels des écosystèmes. Cela veut dire selon les cas, optimiser le fonctionnement du sol en éliminant le labour, couvrir le sol et favoriser le travail des vers de terre, maximiser les périodes de photosynthèse pour la production de biomasse, ou encore pratiquer au maximum une lutte biologique afin de privilégier l’action d’auxiliaires des cultures. Cette approche n’exclut pas l’usage d’engrais et de pesticides de synthèse. Elle n’exclut pas non plus de façon explicite l’usage des Organismes génétiquement modifiés (OGM).

Cette dénomination a été inventée par Michel Griffon, chercheur au Cirad et Bruno Parmentier, directeur du groupe ESA (École supérieure d’agriculture) d’Angers. Cette notion a été mise en avant pendant le Grenelle de l’Environnement en août 2008.

Michel Griffon explique que cette agriculture devrait permettre :

- l’approvisionnement des marchés agricoles (quantitatif et qualitatif),
- la séquestration du carbone, et la limitation des émissions de gaz à effets de serre,
- le maintien voire le développement de la biodiversité,
- la circulation de l’eau et le maintien de sa qualité,
- l’esthétique du paysage.

Des enjeux mondiaux : limiter la faim dans le monde afin de maintenir la paix

Aujourd’hui 1 milliard d’hommes sur 6,8 souffre de malnutrition, soit autant qu’en 1900. Un milliard souffre aussi de « trop de nutrition ». En 2050, 9 milliards d’êtres humains peupleront notre planète. Comment les nourrir avec moins de terres, moins d’eau et moins d’énergies fossiles  ? On reste dans une course de vitesse entre l’augmentation de la démographie d’ici 2050 et l’augmentation de productivité agricole. Tout décrochement entre ces deux progressions est dangereux pour la paix dans le monde. Tel est le message relayé par de nombreux reportages télévisuels diffusés récemment sur des médias nationaux. Conférenciers, économistes, cinéastes, scientifiques, journalistes ou encore personnes médiatiques sont de plus en plus nombreux à tirer la sonnette d’alarme.

Toujours selon les points de vue de Michel Griffon ou Bruno Parmentier, l’agriculture écologiquement intensive devrait devenir incontournable pour les raisons suivantes :
- les problématiques liées à la production alimentaire  : tous les humains sont concernés,
- la nécessité d’obtenir de meilleurs rendements car la planète est trop petite (disponibilité des terres arables),
- la hausse du coût de l’énergie remet en cause le recours systématique aux activités qui en consomment tel que le labour,
- la réduction des engrais azotés dont la production est forte consommatrice d’énergie,
- la réduction de l’apport en phosphates : les gisements de phosphates sont limités,
- les menaces quantitatives et qualitatives sur les ressources en eau = trouver des moyens de conserver l’eau,
- la réduction de l’utilisation des produits phytosanitaires = des résistance apparaissant, les molécules coûtent cher à produire, et leur impact sanitaire et environnemental suscite des inquiétudes de plus en plus fortes.

Agriculteur écologiquement intensif : un nouveau métier ?

Cette agriculture pourrait replacer l’agriculteur dans un rôle fondamental que l’on avait peu à peu oublié : producteur de l’alimentation, fournisseur d’énergies et de matières premières, aménageur du territoire, fonction d’entretien de la campagne. « Ce métier redeviendra un métier à haute valeur sociétale » expliquait Luc Guyau lors de cette table ronde sur le sujet au Salon de l’agriculture 2010 organisée par le Cirad. Cette affirmation n’est pas sans rappeler la loi de Modernisation agricole de 1999 parlant de la « multifonctionnalité de l’agriculture » et instituant les Contrats Territoriaux d’Exploitation. Be Citizen, cabinet-conseil sur les questions environnementales, parle de 5 bilans pour permettre d’appréhender ce que pourrait être cette agriculture : carbone, énergie, ressources (eau, sols matières), biodiversité et santé / toxicité. Selon la méthode de ce cabinet, à l’avenir, toute activité agricole écologiquement intensive devra être positive sur ces 5 bilans. Cette approche pourrait se traduire d’ailleurs à la fois en termes de limitation des impacts négatifs de l’activité, mais aussi en évaluation des aménités écologiques produites.

Intensifier les mécanismes naturels veut dire au préalable s’appuyer sur les écosystème et donc les connaître. Il ne s’agira plus d’un modèle unique. Il sera nécessaire d’adapter, d’ajuster ses pratiques à son environnement, à son écosystème local. Parlera-t-on alors d’agriculture territorialisée ? Ou encore d’agricultures écologiquement intensives au pluriel ?

Concrètement, en France, certains agriculteurs expérimentent depuis plus d’une dizaine d’années ce qu’on appelle l’« Agriculture de conservation  » : non labour, semis direct, couverts végétaux. Certains obtiennent de bons résultats. D’autres se découragent car ils se sentent isolés et en l’absence de collectifs et de références techniques autour d’eux ont à gérer les risques seuls.

La prise en charge du risque

Il semble que la mise en œuvre complète du concept soit complexe. Chacun fait déjà un peu. Ici et là des essais en semis direct sont mis en place, d’autres plantent des haies et agissent ainsi pour la biodiversité. Certains agriculteurs issus des groupes de développement pensent qu’il serait important d’avoir une approche globale du point de vue de leur système d’exploitation et aussi de l’écosystème de leur territoire. Se pose alors la question : changer son système d’exploitation présente-t-il des risques : qui va payer les risques ? Le marché ? Les pouvoirs publics  ? Les agriculteurs ? Quelle sera la position de l’Europe ?

Pour illustrer cette question, on peut citer l’action des agriculteurs adhérents du GRDA du Haut Pays dans le Pas-de-Calais qui mènent depuis plus de 10 ans des projets avec les communautés du secteur. Les agriculteurs font des essais de semis direct sur les cultures et touchent des aides de la communauté de communes pour ces essais. Ces pratiques pourraient-elles être généralisées  ?

Formation

Cette façon de concevoir son système de production agricole implique de nouvelles connaissances techniques et de nouvelles compétences pour l’agriculteur. La formation initiale et continue sera une des clefs du changement. Cela aussi aura des répercussions sur le matériel agricole utilisé. Faire évoluer son système nécessite aussi de faire évoluer son parc de matériel. Comment accompagner et soutenir ce changement  ?

La fourniture de services environnementaux

Comment pourra être rétribuée la fourniture de services environnementaux ? Qui paiera ? Doit-on faire payer ces services à ceux qui en jouiront comme par exemple les amateurs du tourisme rural ou de l’écotourisme ? La certification est-elle une voie ? Et comment qualifier et quantifier ? La biodiversité est relativement facile à quantifier mais comment évaluer un paysage  ?

Des réseaux d’agriculteurs expérimentateurs et chercheurs

Mieux connaître les écosystèmes pour optimiser leur fonctionnement, améliorer les variétés cultivées, adapter les techniques agricoles à chaque contexte local nécessitera que chercheurs et agriculteurs travaillent ensemble. Ils devront partager des connaissances complexes, passer du temps à observer les champs, prendre en compte l’expérience de chacun.

Le choix collectif des expérimentations, leur suivi et la discussion des résultats avec les chercheurs permettra d’aboutir à des innovations adaptées aux projets des agriculteurs. L’innovation technique et les nouvelles connaissances sont ainsi mieux intégrées à l’environnement social, économique et politique du secteur agricole.

Les collectifs d’agriculteurs de type Geda, Ceta, Civam, groupes de développement ont toute leur place dans cette démarche en tant qu’acteurs du développement agricole.

Changement

Le besoin de changement se fait ressentir quand les solutions d’hier ne sont plus adaptées aux besoins d’aujourd’hui. Tout changement provoque des résistances, émotions : peur, inquiétudes, incompréhension, limites, révoltes mais aussi du mouvement : envie, enthousiasme, dynamisme, projets, objectifs.

Une personne se met au changement quand elle a mesuré qu’elle a plus à gagner qu’à perdre. Plus une personne est impliquée dans les solutions à mettre en œuvre, moins elle résiste au changement. On peut aisément comprendre dès lors que les logiques descendantes ne peuvent pas répondre au développement de cette nouvelle forme d’agriculture.

Il ne faut pas oublier l’aspect individuel et humain propre à l’agriculteur (trice). Le changement qui s’opère touche non seulement les pratiques, les modes de fonctionnement mais aussi les croyances et les valeurs propres à chacun. « Pour un agriculteur, ne pas travailler son sol : c’est difficile », « Un champ avec des mauvaises herbes, on dit qu’il est sale » témoignait un agriculteur au cours de la table ronde.

Ce changement est long, nécessite d’être accompagné au-delà de la formation et demandera des nouvelles formes d’accompagnement. Concept, théorie, modèle, ou encore pratiques agricoles en devenir, nul ne sait aujourd’hui la trajectoire que prendra l’agriculture écologiquement intensive. Doit-on craindre un parcours similaire à celui du développement durable ? Reposant sur des idées humanistes et un souci de justice sociale, le développement durable a été l’occasion pour certaines entreprises de « green washing ». En effet sous couvert de ce concept porteur de sens, certaines initiatives ne sont pourtant que des coquilles vides.

L’émergence de cette dénomination, les réflexions issues du Grenelle, les initiatives des agriculteurs sur le terrain laissent penser toutefois à une vraie prise de conscience, un tournant en terme de pratiques environnementales. Le milieu agricole ne serait-il pas en train de prendre un nouveau cap ? Qu’elle s’appelle Agriculture écologiquement intensive, à haute intensité, intégrée, peu importe. Ici et là, des agriculteurs tentent, cherchent, modifient leurs systèmes. Ils recherchent à la fois davantage d’autonomie de leur système, tout en tenant compte de leur territoire. Ce sont les agriculteurs eux-mêmes qui feront ou pas les beaux jours de ce concept.

Des définitions autour de l’Agriculture Ecologiquement Intensive

Parmi les démarches qui visent le développement d’une agriculture respectueuse de l’environnement, on trouve de nombreuses appellations, terminologies, labellisations, réseaux... Présentation de quelques unes de ces démarches.

Deux types d’approches peuvent être dégagés :
- des concepts développés pour caractériser une démarche, une façon d’orienter les choix techniques des exploitations agricoles,
- la caractérisation de démarches par la mise en place d’un cahier des charges.

La première laisse une place importante à chaque situation : le principe général est confronté à une situation donnée. Mais elle ne donne pas de visibilité sur la démarche engagée puisqu’elle n’est pas accompagnée d’indicateurs de résultats très cadrés. La seconde permet d’identifier des exploitations s’engageant dans la démarche sur un certain nombre de critères (obligation de moyens et/ou de résultats), mais ces démarches se heurtent à la difficulté d’établir de manière transparente et homogène sur le territoire des indicateurs et seuils de résultats attendus.

Agriculture Ecologiquement Intensive (AEI)

Il s’agit d’un concept défendu par Michel Griffon (Cirad - ANR). Le principe de l’AEI est de maintenir des niveaux de production (quantitatifs et qualitatifs) permettant d’alimenter la population mondiale, en s’appuyant sur une intensification des processus naturels des écosystèmes exploités. « Rompre avec le paradigme habituel d’une agriculture qui artificialise, uniformise, et standardise toujours plus et qui force le système biologique ». Pour effectuer cette rupture, l’agriculture doit s’appuyer sur les processus et les fonctionnalités écologiques qui permettent de lutter contre les bio-agresseurs, de réduire les nuisances, de mieux valoriser les ressources rares, comme l’eau, ou encore d’améliorer les services écologiques (stockage du carbone, diversité biologique, prévention des catastrophes dites naturelles) : c’est l’intensification écologique. L’intensification écologique implique ainsi un pilotage des systèmes vivants, qui reconnaît, assume et valorise leur complexité et leur diversité et qui utilise les interactions multiples de régulation de ces systèmes. »

Agroécologie

Le terme « agroécologie » est utilisé de manière différente dans le monde. L’agroécologie peut être une discipline scientifique, un mouvement ou une pratique. L’histoire de l’agroécologie a commencé en 1928 avec la première publication qui a utilisé le terme. Les racines de l’agroécologie comme science sont basées principalement sur les disciplines de l’agronomie et de l’écologie. En France, Pierre Rabhi est le principal représentant de ce mouvement qui prône le respect des écosystèmes et intègre les dimensions économiques, sociales et politiques de la vie humaine. Il s’agit d’une démarche qui vise à associer le développement agricole à la protection de l’environnement. Ses objectifs principaux sont de faire évoluer l’agriculture à orientation quantitative vers une agriculture qualitative impliquant un renouvellement des buts et des moyens. En mettant l’accent sur l’équilibre durable du système sol-culture, elle permet de diminuer à long terme le volume des intrants (engrais, pesticides...) et donc le poids des charges et la dépendance des producteurs envers les sociétés d’agrofourniture. L’agroécologie peut aussi être entendue comme la discipline scientifique qui consiste en l’étude des agroécosystèmes. Les définitions de l’agroécologie communément utilisées diffèrent de l’AEI par le fait que cette dernière cherche à intensifier les phénomènes naturels des écosystèmes cultivés.

Réseau Agriculture Durable (RAD)

Le réseau agriculture durable est né en 1994. Proche de la Confédération paysanne, il regroupe environ 2 000 fermes dans l’Ouest. Les groupes locaux adhérents rassemblent surtout des Civam et des GAB. Pour le réseau, la diminution des rendements est compensée par la baisse des charges et de la quantité de travail, une meilleure qualité, la préservation du milieu, le maintien de la biodiversité.

Ils partagent avec le concept d’AEI la valorisation des ressources naturelles présentes sur l’exploitation. Son cahier des charges en 12 points pour les systèmes d’élevage des ruminants prône, à base d’herbe, l’interdiction des OGM, des farines animales, des hormones et des antibiotiques, un seul fongicide sur céréales, pas de régulateurs ni d’insecticides, herbicides à 2/3 de dose maximum, rotations de 3 ans minimum...

Un autre cahier des charges sur les systèmes de grandes cultures économes est actuellement en cours de test dans le cadre du projet « Grandes cultures économes  » animé par la FRCivam Pays de Loire.

Le Réseau Agriculture Durable adhère à la FNCivam (Fédération nationale des Centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural), au réseau INPACT (INitiatives Pour une Agriculture Citoyenne et Territoriale), au réseau Cohérence pour un développement durable et solidaire.

Agriculture à Haute Valeur Environnementale (HVE)

La Haute Valeur Environnementale (HVE) est une nouvelle certification (en cours de test) des exploitations agricoles françaises, mise en place suite au Grenelle de l’Environnement. Le cahier des charges est fondé sur une démarche de progrès en 3 niveaux d’exigence (engagement dans la démarche - obligations de moyens - obligation de résultats). Les indicateurs concernent 5 domaines : stratégie phytosanitaire, préservation de la biodiversité, gestion des engrais, gestion quantitative de l’eau et consommation énergétique de l’exploitation. Cette certification ne portera pas sur les aspects sociaux ou économiques du développement durable.

L’objectif arrêté suite aux discussions du Grenelle de l’Environnement est d’atteindre en 2012 50 % des exploitations françaises engagées dans la démarche. La certification concernera bien les exploitations, mais les produits issus de ces exploitations pourront porter mention de cette certification (art. 42 de la loi Grenelle 2).

Agriculture Intégrée

Le concept d’agriculture intégrée caractérise des pratiques agricoles utilisant des moyens naturels et des mécanismes régulateurs pour remplacer les apports polluants et ainsi assurer une agriculture durable. Les moyens biologiques, techniques et chimiques sont utilisés de manière équilibrée pour prendre en compte la protection de l’environnement, ainsi que les exigences économiques (rentabilité) et sociales. Ce système est basé sur des techniques de prévention des maladies (semis tardifs et moins denses, mélange de variétés). Il permet une réduction des charges opérationnelles (diminution des intrants notamment), qui compense en général des rendements légèrement inférieurs.

Il n’existe pas de cahier des charges caractérisant la production agricole intégrée, à part pour la production fruitière intégrée (PFI).

Une tentative de labellisation du concept d’agriculture intégrée a été la mise en place de la qualification Agriculture Raisonnée pilotée par FARRE, sans rencontrer de franc succès au vu du nombre de fermes qualifiées.

Agriculture Biologique (AB)

L’agriculture biologique est un système de production agricole basé sur le respect du vivant et des cycles naturels. Elle est validée par une certification.

La certification des exploitation en Agriculture Biologique est basée sur un cahier des charges qui interdit (et exclut réglementairement) l’usage d’engrais et de pesticides de synthèse, ainsi que d’organismes génétiquement modifiés (obligation de moyens vis-à-vis de la protection de l’environnement). Il existe un cahier des charges national, qui s’est aligné récemment sur le cahier des charges européen.

Parmi les démarches qui visent une agriculture respectueuse de l’environnement, c’est celle qui est le mieux identifiée dans le grand public (consommation en hausse notable malgré des prix supérieurs).


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