Canada : efficacité de l’azote et de l’eau, amélioration du taux de protéine et diminution des risques économiques

Frédéric Thomas, TCS n°32 - Avril / mai 2005

Au Canada, dans les grandes plaines du centre et de l’ouest communément appelées « prairies », les agriculteurs ont depuis plusieurs décennies réduit le travail du sol pour des raisons économiques mais également pour endiguer l’érosion. Le semis direct s’est progressivement imposé avec le développement de techniques spécifiques et des semoirs à dents avec positionnement de la fertilisation au semis. En parallèle, de nombreuses études démontrent aujourd’hui l’intérêt de l’agriculture de conservation en matière de gestion de l’eau, de l’azote mais aussi en ce qui concerne la qualité des produits. Guy Lafond, chercheur du centre de recherche d’Indian Head nous a présenté ses différents points en janvier dernier.

Invité par les associations Base et Apad lors de deux conférences en France, Guy Lafond, spécialiste du semis direct (SD) depuis 1986 nous a fait partager l’expérience canadienne. C’est dans les années soixante-dix que des agriculteurs pionniers ont commencé à changer leurs pratiques afin de lutter contre l’érosion, principalement éolienne, qui consommait progressivement les terres fertiles de la « prairie ». Ils ont d’abord réduit le travail du sol, semé avec des chisels et se sont progressivement dirigés vers le SD. Simultanément, des recherches ont été mises en place avec l’appui du gouvernement et, de leur côté, la majorité des constructeurs ont fait évoluer leurs équipements pour répondre aux attentes techniques des producteurs et contourner les difficultés rencontrées. Ainsi, dans un contexte climatique (froid et sec) très différent du nôtre ou du Brésil, des agriculteurs ont réussi à adapter et développer l’agriculture de conservation qui hisse le Canada au rang des grands pays du semis direct avec 40 % des surfaces en SD ; une large partie du reste est également en TCS.

Contrairement à ce que nous pouvons croire, le facteur limitant des grandes plaines du Canada est l’eau avec une pluviométrie très aléatoire (410 mm en moyenne pour une ETP moyenne de 604 mm/an à la station de Indian Head près de Saskatoon : le déficit hydrique est donc voisin de 200 mm/an). Comme une grande partie de celle-ci arrive par la neige en hiver, c’est ici que le SD a apporté ses premiers bénéfices. En laissant le chaume droit et le plus haut possible, la neige est fixée de manière homogène pour une humectation régulière du sol au printemps. D’ailleurs cette astuce autorise aujourd’hui l’implantation de blé d’hiver protégé du gel par ce manteau blanc uniforme. La conservation des résidus, et surtout des chaumes droits, s’avère également un moyen complémentaire pour réduire, pendant la première partie de la végétation, la vitesse du vent au niveau du sol et l’évaporation qu’il peut induire avant que la culture ne couvre correctement le sol. Ainsi, sur de nombreuses années et surtout en période de sécheresse, le SD exprime de meilleurs rendements.

La localisation de la fertilisation

Pour des raisons de simplification de chantier (le tout en un seul passage) mais également d’économie d’intrants, les Canadiens apportent la quasi-totalité de la fertilisation au semis. Il faut également signaler qu’avec la surface par exploitation et le coût des engrais, les agriculteurs sont plus dans la stratégie de fertiliser la culture que d’amender le sol comme c’est le cas de ce côté de l’Atlantique. Deux approches cohabitent encore aujourd’hui avec leurs avantages et leurs inconvénients.
- Le mid row banding ou localisation entre les lignes de semis un interrang sur deux. Cette option éloigne l’engrais de la ligne : il permet plus facilement de positionner la totalité de la fertilisation à l’implantation sans perturber et compliquer la ligne de semis, ni risquer de limiter la germination et la levée de la culture. Cependant, cette technique nécessite un dispositif complémentaire (souvent à disque) pour chaque paire de ligne de semis. Elle se retrouve un peu désavantagée en conditions sèches par la faible diffusion des fertilisants et leur éloignement par rapport aux jeunes cultures.
- La fertilisation sur le rang. Cette approche donne de bons résultats sans trop de risques « de brûlure » et fonte de semis. Cependant la perturbation du sol autour du sillon est supérieure, les éléments de semis sont plus complexes et le bon positionnement des graines un peu plus compliqué.

De la monoculture à des rotations plus sophistiquées

La principale culture des grandes plaines était historiquement le blé dur de printemps produit en dry farming. Ce principe où la monoculture alternait avec une année de jachère travaillée en surface permettait d’accumuler suffisamment d’eau pour une récolte satisfaisante, tout en favorisant la gestion des adventices. Cependant, cette pratique, avec l’extension du semis direct, a dû évoluer vers des rotations beaucoup plus élaborées afin de réduire les risques sanitaires, limiter les coûts de mise en culture tout en intensifiant la production. Ainsi, la monoculture a quasiment disparu et les céréales à pailles (principalement les blés, mais aussi l’orge ou encore l’avoine) alternent avec des oléagineux (colza de printemps, tournesol, lin) et des protéagineux (pois, lentilles, fèves, féveroles et pois chiches dans les secteurs secs). Les bénéfices de ce véritable bouleversement culturel sont multiples et une expérimentation de douze ans (1986-1998) où différentes rotations sont croisées avec plusieurs techniques culturales conforte les agriculteurs dans cette orientation.

La légère amélioration de rendement apportée par les TCS et le semis direct s’explique en grande partie par l’impact de ces techniques sur la gestion de l’eau avec un coefficient d’efficacité d’utilisation qui passe de 81,6 en TT à 85,11 en SD. De plus, cette différence persiste, qu’il s’agisse d’années sèches à pluviométrie normale ou plus humides que la moyenne. C’est cependant la modification de la rotation qui apporte le plus de bénéfices en matière de rendement (+ 22 % dans le cas du blé h. après lin) même si le blé p. après jachère exprime encore la cohérence de l’ancien système. Le gain de production n’est pas le seul intérêt d’alterner différentes espèces : la réduction du risque salissement, maladies et ravageurs, l’alimentation du système en azote, en sont d’autres qui permettent en même temps de maîtriser les coûts de production.

En complément et comme le potentiel de séquestration du carbone dans les sols agricoles commence à être reconnu au Canada, les chercheurs ont mesuré une amélioration du taux de matière organique avec l’allongement de la rotation comme la mise en place du semis direct. Le potentiel moyen de séquestration de carbone dans les sols de la « prairie » est aujourd’hui estimé à 800 kg de C/ha/an dans les régions subhumides et tout de même 300 kg/ha/an dans les secteurs dits « arides ». Toujours animé par la même démarche, Guy Lafond a également évalué l’efficacité énergétique (énergie produite/ énergie consommée). C’est bien entendu, la rotation 2/TT qui est dans ce domaine la moins performante avec une efficacité énergétique de 4,8 contre 6,1 pour la rotation 3/SD qui cumule l’impact des légumineuses (apport d’azote) et du semis direct. Enfin dans ce pays où le soutien à l’agriculture est réduit et les prix très volatils, les Canadiens ont profité de cette expérimentation pour pousser l’analyse jusqu’à l’évaluation du risque économique. Celui-ci fait bien entendu ressortir l’avantage de la rotation et de la simplification du travail du sol et montre que la diversité des cultures et la réduction des coûts de production sont les meilleurs moyens de sécuriser un résultat quel que soit le niveau du prix de marché des céréales.

Qualité du sol, efficacité de l’azote et taux de protéine

Récemment, Guy Lafond a profité d’une opportunité pour réaliser d’autres mesures extrêmement intéressantes. Un des voisins de la station de recherche, en semis direct depuis 30 ans, venait de reprendre d’autres parcelles contiguës menées en traditionnel sur la même période. Il en a donc profité pour faire des analyses d’azote et de matière organique tout en poussant la comparaison avec un troisième site : un sol vierge (prairie native qui n’a jamais été mise en culture). Sur une profondeur de 15 cm, les résultats sont éloquents et montrent bien au travers de l’azote et du carbone que le semis direct permet, avec du temps, de se rapprocher des conditions de fertilité de la prairie qu’ont trouvées les colons en arrivant dans ce pays. Ces chiffres confirment également la très forte relation qui unit le carbone à l’azote dans le sol au sein de la matière organique.

Cette rencontre et la richesse des informations recueillies montrent encore une fois que l’agriculture de conservation est envisageable dans des conditions pédoclimatiques très différentes, voire opposées. Cependant et si l’on respecte les grands principes, les résultats qu’ils soient agronomiques, environnementaux ou techniques sont toujours au rendez-vous. Enfin, Guy Lafond est l’un des premiers agronomes à avoir fait la relation scientifique entre la qualité du sol et la qualité du grain. Même si ces mesures se résument à l’azote et au taux de protéine, il est logique de penser que l’impact du sol est beaucoup plus vaste sur la qualité des produits et des aliments comme sur la résistance des végétaux aux maladies et ravageurs. Il s’agit là d’un nouveau champ d’étude qui pourrait bien, une fois encore, renforcer la cohérence de l’agriculture de conservation.


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