Alsace : couvrir le sol pour endiguer les coulées de boue

Frédéric Thomas, TCS n°32 - Septembre / octobre 2004

C’est en pelletant de la boue dans les rues et les maisons de son village que Gérard Heintz a réagi. Cette boue, c’était sa terre et celle de ses collègues en provenance des collines environnantes implantées en maïs. D’un côté, son outil de production - son sol - lui échappait et en aval, cette terre arrachée entraînait désastres et catastrophes, mais également la grogne voire la colère des habitants. Il y avait urgence d’actions et surtout de résultats. Si pour beaucoup de personnes relayées par les élus, il suffisait d’interdire arbitrairement la culture du maïs dans les secteurs sensibles pour régler le problème, d’autres ont préféré s’attaquer aux causes profondes plutôt que de stigmatiser une culture. Pour G. Heintz, c’était avant tout la gestion des sols qu’il fallait revoir et non les plantes qu’ils supportent. C’est avec cette idée et l’aide de Régis Huss, technicien de la chambre d’agriculture, qu’il découvre la simplification du travail du sol et le semis direct qu’il adopte d’emblée. Au-delà de son exploitation, sa détermination et son engagement vont également impulser un travail de recherche et de sensibilisation plus étendu sur les techniques de conservation des sols dans la région.

Gérard Heintz cultive 102 ha dans la pointe nord de l’Alsace à la limite de la frontière allemande. Les sols de cette région sont composés de seulement 15 % d’argile et de 70 % de limons dont une grande majorité de limons fins. Avec le travail du sol intensif et la généralisation de la monoculture de maïs vecteurs de l’érosion du taux de matière organique (compris entre 1,1 et 2), les sols sont devenus plus compacts et surtout très sensibles à la battance. Ainsi, même avec des pluies relativement réduites, l’eau ruisselle et le relief accidenté favorise son accélération et le ravinement qui se solde en aval par des coulées de boue.

Homme de conviction, G. Heintz est également pompier volontaire et adjoint au maire de sa commune : Neewiller. C’est d’ailleurs ce positionnement un peu conflictuel, entre le pompier chargé de nettoyer les dégâts et de rassurer la population, l’élu local harcelé par ses concitoyens pour que ça cesse et l’agriculteur qui voyait partir son sol, ses engrais et même ses graines, qui l’a poussé à réagir. « La situation devenait intenable et pour continuer l’agriculture, il fallait vraiment changer de cap et vite », ajoute-t-il.

Suite aux deux coulées de boue de 2000, il décide de se rendre dans une ferme voisine en Allemagne où l’on pratique les TCS. Il constate qu’après sept années de non-labour, la battance a quasiment disparu et les ravines sont inexistantes. La démonstration était faite, il fallait maintenant transférer cette approche, voire aller plus loin en développant le semis direct sous couvert, selon les conseils de Régis Huss.

Coulées de boue et inondations : un phénomène qui s’aggrave

Si les premières coulées de boue et inondations remontent à 1995 dans la région, elles se sont largement aggravées et multipliées sur la dernière décennie (rien que sept coulées de boue à Neewiller en quinze ans : un triste palmarès). C’est l’année 2000 qui va vraiment secouer l’opinion locale avec deux coulées de boue coup sur coup : une le 1er mai et la suivante le 5 juin. Depuis la population craint chaque orage. Tout le monde craint le pire et scrute le ciel comme le ruisseau qui traverse le village.

Les coulées de boue ne concernent pas seulement Neewiller mais l’ensemble de l’Alsace. Leur fréquence a largement augmenté dans le nord (pays de Wissembourg) comme dans le sud (le Sundgau). Un maire excédé a même pris un arrêté antimaïs et interdit la culture dans un périmètre de 500 m des habitations. En plus de la perte de confiance dans les pratiques des agriculteurs, ces catastrophes à répétitions sont également très coûteuses. Il y a le nettoyage des caves et des maisons, le déblayage des chemins et recalibrages des fossés sans compter la perte du patrimoine sol et l’érosion de la capacité à produire dans l’avenir. Par-dessus le marché, avec cette surenchère de sinistres, les assurances ne souhaitent plus couvrir ce risque ce qui ne fait qu’accentuer les tensions locales.

La dernière et la septième coulée de boue à Neewiller remonte au 3 juin 2003 avec 60 maisons endommagées. Seule note positive : cet événement a permis de tester grandeur nature les essais de ruissellement mis en place chez G. Heintz, en collaboration avec la chambre d’agriculture, et de faire constater aux élus comme à la population locale l’intérêt des solutions mises en oeuvre. En visite sur la plate-forme, le maire du Neewiller, Benoît Baumann, a d’ailleurs déclaré : « En 2000, c’était de la théorie mais aujourd’hui l’intérêt des TCS et du semis direct ne fait plus aucun doute. »

Ce dernier événement et les remous qu’il laisse dans son sillage entraîneront cependant une réaction forte avec en premier lieu une réunion chez le sous-préfet entre agriculteurs, chambre d’agriculture, DDAF, DDE et également les représentants des chasseurs. L’objectif était d’éviter de stigmatiser les agriculteurs et le maïs, et de mettre chacun devant ses propres responsabilités et d’initier un groupe afin de travailler ensemble à l’élaboration de solutions.

Du labour au semis direct

Conscient de l’urgence d’action et de résultat, G. Heintz remise la charrue, et ce sans transition, dès 2000. Pour les implantations du printemps suivant, il opte pour un semoir John Deere Max Emerge équipé de roulettes étoiles avec disques ouvreurs. Un système de fertilisation est également installé, ce qui lui permet de positionner devant le sillon environ 100 kg/ha de 18-46-0. Cette localisation d’un engrais starter lui semble utile pendant la période de transition. Avec le temps, il pense pouvoir en supprimer la nécessité. Avec quatre saisons de recul, cet équipement donne satisfaction bien qu’il rencontre tout de même quelques difficultés à positionner les graines lorsque les éléments semeurs se rapprochent des anciens rangs de maïs. Le broyage des tiges est donc devenu une priorité. D’ailleurs avec le développement des couverts, cette intervention a trouvé une seconde fonction : recouvrir les semences d’avoine épandue avec un distributeur d’engrais. Ce système est un moyen simple, rapide et peu coûteux d’implanter le couvert (50 ha/jour pour 120 kg/ha d’avoine avec seulement 68 l de fuel à l’automne 2003).

Bien que G. Heintz ne soit pas tout à fait convaincu de l’intérêt de la fissuration, il a tout de même investi dans un décompacteur de type Terra-plow (dent Agrisem) qu’il a équipé d’un dispositif de double rouleau muni de picots. Ce système original, grâce à un diamètre différent entre les deux rouleaux, crée un différentiel de vitesse de rotation qui lacère correctement la surface du sol et éclate les mottes. En fonction des conditions, il est possible de travailler avec les picots en position agressive, ou en retournant les éléments pour obtenir un travail plus doux. Si ce dispositif de rappui et travail de surface satisfait G. Heintz, il se demande cependant s’il ne devrait pas utiliser, dans un premier temps, des dents plus droites afin de vraiment établir des brèches dans cette ancienne semelle de labour.

Dans la foulée et animé par cette volonté de changement, il s’engage également dans un CTE érosion au printemps 2001, le seul dans le Bas-Rhin. Ce contrat lui permet de toucher 70 euros/ha pour le non-labour et 90 euros/ha pour l’implantation d’un couvert pendant la période hivernale sur 16 ha situés dans le périmètre érosion. Cependant, ce couvert doit être implanté avant le 1er octobre ce qui n’est pas évident avec la récolte de maïs. Afin de répondre à cette exigence, il choisira d’implanter une partie de sa sole avec des indices plus précoces (240-250 contre des indices 310-320). Depuis, tenir cet engagement, avec l’introduction du blé n’est plus vraiment un souci.

Enfin, à l’automne 2001 et pour rester dans la même logique, il souhaite implanter le blé qui revient dans la rotation aussi en semis direct. Vu que cette opération sur les tiges de maïs est jugée délicate, il décide d’organiser, sur son exploitation, une journée de démonstration avec cinq types de semoirs (Horsch SE, Kuhn SD, Great Plains, Semeato et Solas) à laquelle ont assisté plus de 300 personnes dont une bonne centaine d’agriculteurs. Le député, un conseiller général ainsi que le maire du village étaient également présents.

C’est finalement le semoir Great Plains qui est retenu au vu des résultats. « Le disque Turbo ouvre bien le sillon et permet l’évolution des doubles disques semeurs dans un passage relativement bien dégagé. Ensuite, la languette antirebond qui plaque bien les graines au fond de l’ouverture apporte vraiment un plus dans ce type de conditions très encombrées. Le sillon est ensuite bien refermé par la roue plombeuse latérale développée par J.-P. Blanchet de Great Plains France. De plus, complète G. Heintz, le semoir est assez compact et le système de pivot entre les disques ouvreurs et semeurs est appréciable pour les semis en courbe comme dans les pentes. »

Adapter les couverts végétaux

Pour G. Heintz, même s’ils se développent peu à l’automne, les couverts sont maintenant une composante indispensable du système. Il faut préciser ici que des mesures de reliquats en monoculture conventionnelle font état de quantité post-récolte allant de 40 kg/ha à 150 kg/ha d’azote. De l’azote qu’il est bon de piéger et de recycler surtout lorsque l’on cherche à reconstituer de la matière organique.

Étant la seule plante de couverture facile à implanter derrière un maïs grain, c’est d’abord l’avoine d’hiver qui a été utilisée. Peu sensible au gel, elle a le temps de repartir au printemps et faire un peu de biomasse avant d’être détruite vers le début avril, environ un mois avant le semis. Elle est encore la référence et des profils ont montré des enracinements pouvant atteindre 80 cm de profondeur.

Depuis, G. Heintz a également mis en place plusieurs plates-formes de couverts afin de diversifier les possibilités et affiner ses choix. Aujourd’hui, cela lui permet de déconseiller toutes les plantes qui possèdent un chevelu racinaire dense comme le ray-grass car elles assèchent le sol et posent des soucis au semis. Les crucifères et plus précisément le colza sont également des plantes à éviter puisqu’elles peuvent avoir quelques effets dépressifs sur le maïs. Enfin, le sarrasin a été écarté à cause du risque de ressalissement (mise à graine rapide des plantes à l’automne).

Par contre, les couverts classiques comme la phacélie et encore les légumineuses (trèfle blanc et trèfle d’Alexandrie) donnent de bons résultats en matière de structure, de facilité de semis comme de vitesse de démarrage du maïs. G. Heintz a également positionné dans ses essais une autre plante intéressante : le navet de palatinat. Crucifère pivotante, ce navet possède un bon impact sur la structure du sol. De plus, étant un légume d’hiver, il suffit d’en récolter quelques pieds en fonction des besoins. Un couvert végétal qui peut se consommer directement et transformer l’interculture en potager, c’est encore une idée intéressante.

Revoir la rotation

A

Avec 70 % de la sole en maïs et principalement en monoculture, l’agriculture alsacienne doit amorcer un virage. Non seulement les coulées de boue, très médiatisées, entachent la profession et la culture, mais d’autres périls comme la fusariose, l’helminthosporiose, la nécrose racinaire et la chrysomèle ne font qu’accroître la pression. « C’est difficile de changer lorsque l’on ne fait que du maïs depuis plus de quinze ans », annonce d’emblée G. Heintz qui a rapidement compris l’intérêt de redévelopper une rotation cohérente sur son territoire afin de réussir la transition vers le semis direct.

Ainsi après une situation maïs/maïs jusqu’en 2000, c’est en toute logique le blé qui est réintroduit sur l’exploitation. Cette culture, de réputation moins rentable que le maïs dans la région, s’est par contre révélée assez facile à suivre après ces longues années de monoculture. Si certaines parcelles n’ont été désherbées qu’avec de faibles doses d’antidicotylédone, d’autres n’en ont même pas eu besoin. Ces premières expériences avec des rendements moyens de 75 q/ha en 2002, 56 q/ha.en 2003 et 70 q/ha.en 2004 ont sécurisé G. Heintz dans son approche et lui ont permis d’apprécier toute la dynamique système en matière de réduction des charges comme des risques. Mettre du blé dans la rotation, c’est également faciliter le désherbage du maïs qui suit, comme limiter l’extension d’autres soucis qui le guettent. Depuis 2002, G. Heintz a aussi réintroduit l’avoine d’hiver, plante rustique qui possède un meilleur effet de structuration que le blé.

Afin de compléter la démarche, c’est plus récemment du pois d’hiver qui a intégré la rotation à l’automne 2003. Celui-ci, implanté derrière le maïs, permet de limiter fortement le risque de fusariose. Et surtout, il fournit de l’azote, un facteur limitant dans le processus de reconquête de la qualité des sols. La première moisson a donné 32 q/ha, un rendement peut-être faible, mais qui satisfait pour cette première tentative G. Heintz au vu des coûts de production réduits qui doivent être combinés aux avantages agronomiques d’une légumineuse qui sont plus difficilement chiffrables.

Après ces quelques expériences, aucune rotation n’est encore réellement figée mais l’objectif est de réduire la sole maïs à un maximum de 50 % de la surface. D’autres plantes et cultures sont sur la liste d’attente. Le tournesol, qui peut être semé plus tôt que le maïs et qui permet de repartir sur du blé avec beaucoup moins de difficulté, est un candidat potentiel. Il y a également la féverole d’hiver, une autre légumineuse, qui peut renforcer la rupture du cycle maïs et surtout permettre de réduire la note en azote.

Par ailleurs, cette modification profonde de l’assolement permet d’élargir aujourd’hui considérablement la palette de couverts potentiels et s’est révélée un moyen efficace d’alléger le temps de travail. Une plus grande disponibilité que G. Heintz valorise maintenant dans la recherche de nouvelles idées et directions afin de poursuivre l’amélioration de son système, mais aussi dans la prestation de semis direct à l’extérieur.

Enfin et malgré le tâtonnement, cette diversification de l’assolement, qui est agronomiquement nécessaire, peut aussi devenir intéressante économiquement, malgré l’inexistence des autres filières balayées par la suprématie du maïs. À titre d’exemple, G. Heintz transforme son blé directement sur la ferme pour un meunier allemand. Il pense également que des unités locales d’engraissement d’animaux pourraient avoir besoin de céréales comme de protéines.

Faire reconnaître les techniques de conservation des sols

Pour G. Heintz, plus déterminé que jamais, les agriculteurs doivent avoir un comportement responsable et se prendre en charge. Ils doivent réinvestir dans la technique et se réapproprier l’agronomie. C’est d’ailleurs à ce titre qu’il est un des membres actif de la Fnacs, organisation dans laquelle il a trouvé, au-delà des frontières de l’Alsace, un soutien comme un moyen de faire connaître le bien-fondé de l’approche qu’il développe.

À un autre niveau et grâce à son mandat d’adjoint, il a pu présenter son dossier à Écomaires, qui réunit plus de 1 100 maires de France avec pour objectif d’obtenir une convention avec le Medd. « Il faut avancer sur le terrain afin de montrer les intérêts de l’Agriculture de Conservation mais également porter le message afin de trouver un soutien technique et financier pour en accélérer l’adoption dans l’intérêt de l’agriculture, de l’économie et de l’environnement  », affirme G. Heintz.

La forte implication et motivation de G. Heintz sur ce dossier à la fois sur le plan technique et politique n’ont pas été sans créer quelques remous et tensions tant au niveau local que départemental. Cependant après quatre années de travail acharné, d’expérimentations mais également de démonstration et de communication, les premiers résultats sont bel et bien concrets. L’événement le plus significatif est l’orage du 13 juin dernier : tout le monde a été surpris de voir le ruisseau du village rester dans son lit et ne pas devenir boueux. La terre a bien été retenue sur les collines, les citoyens, le maire comme les agriculteurs ont compris. Par ailleurs, le système de production de G. Heintz, qui a été complètement chamboulé, est loin d’avoir trouvé un nouvel équilibre. Cependant son exploitation est presque devenue une station de recherche grandeur nature. Elle permet aujourd’hui de beaucoup mieux cadrer la technique dans la région mais également d’en mesurer les bénéfices environnementaux et économiques. Il faut également être conscient que ces premiers résultats, même s’ils sont extrêmement positifs, vont continuer à s’améliorer avec la reconstruction progressive du sol.

Enfin et bien que cette approche n’ait pas encore connu le développement escompté par le petit groupe motivé qui accompagne et soutient G. Heintz, les expérimentations suivies par la chambre d’agriculture se multiplient comme les expériences d’agriculteurs. L’idée et la dynamique sont désormais bien lancées. Il est donc impératif de continuer afin d’offrir de nouvelles perspectives pour l’agriculture alsacienne.


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