2016, l’essentiel c’était de participer !

Frédéric Thomas - TCS N°89 ;

C’est peut-être la petite phrase que beaucoup d’entre vous se sont répétés dans la cabine de la moissonneuse-batteuse cet été. Avec une trémie qui ne voulait pas se remplir, des cours qui plongeaient et du grain qui n’avait pas beaucoup d’allure, les comptes étaient
rapidement faits dans le poste de pilotage avancé de la ferme : ça n’allait pas boucler ! S’il est inutile de refaire le film, il est, en revanche, intéressant de décrypter et d’analyser la situation avec notre angle AC. O K, les conditions climatiques ont été exceptionnelles. Probablement le manque de lumière mais les cultures ont avant tout eu les pieds dans l’eau pendant tout le printemps. Il faut aussi admettre que les températures, anormalement faibles à cette période, ont aussi fortement limité la minéralisation et les fournitures du sol, notamment en azote. Au-delà de ces aspects purement techniques et agronomiques, c’est le qualificatif « exceptionnel » qui devient questionnable avec une météo qui semble bien faire de plus en plus les montagnes russes.

La canicule estivale et le sec de l’automne ne font que confirmer ce sentiment. Paradoxalement, après un printemps « pourri » et des sols très humides en moisson, bon nombre d’implantations de colzas ont été compromises et celles de céréales d’automne compliquées. Alors que la France, entourée d’eau, jouissait d’un climat océanique
favorable et « stable » qui garantissait un haut niveau de production et faisait la force de son agriculture, elle découvre sa vulnérabilité climatique dont il faudra absolument tenir compte dans nos stratégies agronomiques et économiques à l’avenir. Ces événements confirment enfin les annonces faites par des experts de la Banque mondiale lors d’une première rencontre sur les émissions de CO2 et le réchauffement climatique à la fin des années 90 : l’agriculture et les assurances seraient les activités les plus impactées avec un risque de flux migratoire important. Sommes-nous déjà en train de vérifier ce scénario ? Certainement ! Ces caprices de la météo vont continuer d’exacerber une crise agricole qui couvait déjà depuis plusieurs années.

Que ce soit en production céréalière, en élevage, en arboriculture et même en viticulture, hormis certaines zones particulières ou niches, la trésorerie des producteurs est soit très réduite ou dans le rouge. Moins de récolte et moins de prix ne se traduiront pas seulement par moins d’investissements mais aussi par moins de dépenses, moins de transports, moins de transformation et moins de main-d’œuvre. Dans certaines zones marginales, on va reparler de déprise. C’est peut-être la première crise agricole où vraiment toutes les filières d’amont et d’aval, des banques aux assureurs jusqu’aux coopératives et fabricants de matériels, risquent d’être sévèrement touchées. L’onde de choc va même se ressentir au niveau national avec une chute de PIB de 4 à 5 milliards d’euros minimum qui risque bien de plomber le retour de la croissance cette année. Ce séisme devrait forcer la réflexion et faire en sorte que l’agriculture soit considérée nationalement comme une activité hautement stratégique. L’ensemble des acteurs, qui vivent directement ou indirectement de ce secteur, doit donc œuvrer à en préserver l’existence avant de s’en nourrir. C’est vrai qu’il est frustrant d’avoir consenti beaucoup d’efforts en matière d’optimisation des coûts de production, de qualité des sols, de biodiversité fonctionnelle et d’approche système pour en arriver là. L’année 2016 n’est cependant pas un échec mais une mauvaise expérience qui renforce terriblement toutes nos approches et notre cohérence. Quoi qu’il arrive, dans un monde incertain où les cours des matières premières comme les amplitudes climatiques sont et resteront très volatils, il faut avant tout demeurer très économe et développer des systèmes de
production les plus efficaces possible, voire très opportunistes. Cette année, même si la sobriété des modes de production et l’auto-fertilité des sols retrouvée n’ont pas permis de sauver la mise, l’ensemble des économies et les petits mieux agronomiques ont cependant nettement amorti la chute. C’est aussi cette adhésion forte à une stratégie claire et globale qui a permis de rebondir positivement. Beaucoup de TCSistes et SDistes ont ainsi su profiter de l’humidité des sols à la récolte pour repartir rapidement sur des couverts, voire des secondes récoltes afin d’essayer de retrouver un peu de trésorerie en fin de campagne. C’est ce même cap et ancrage sur des fondamentaux agronomiques qui ont permis de réussir l’implantation des colzas alors que tous ceux qui ont tergiversé et travaillé leurs sols cet été les ont paradoxalement asséchés et attendent toujours de l’humidité au début d’octobre. Encore une fois, la chance sourit aux audacieux !

Au-delà de cette attitude positive qui permet de rebondir et prendre les bonnes décisions dans une situation délicate, l’autre force de l’AC est son fonctionnement en réseaux très interconnectés, souvent avec le soutien d’Internet. Cette organisation particulière permet de rompre l’isolement, de partager les détresses et même de rire de situations critiques : un soutien psychologique indispensable. Ces liens et ces échanges, permettent surtout de réfléchir ensemble à des solutions de repli et/ou des réactions à mettre en œuvre pour repartir. Enfin, avec cette crise, les éléments conjoncturaux (climat, prix, qualité) ne sont que les révélateurs de problèmes structuraux plus insidieux qui
aujourd’hui ébranlent et ruinent l’agriculture. Même si des experts avertis proclament le manque de compétitivité et enchantent les économies d’échelle, le salut ne semble pas vraiment ici, ni dans des niches particulières où les bonnes places sont par définition très réduites. Même l’AC, telle que nous l’abordons, malgré ses sources de
progrès et d’économies, ne permettra pas de lutter face à cette mondialisation qui broie presque tous les agriculteurs du monde. À ce titre, un collègue américain me faisait part, cet automne, de la photo de ses enfants jouant dans un bac à sable rempli de maïs, matière première moins chère que du sable… Un éleveur néozélandais avec seulement des prairies, des clôtures et une salle de traite me disait ironiquement que la dernière chose dont il pouvait se séparer avant les vaches pour abaisser ses coûts de production, c’était son chien…

Dans un monde qui est devenu un village où la compétition, qui devrait être saine et source de progrès, tire localement chacun vers le bas, il est malhonnête de penser et de faire croire qu’il est possible de rester compétitif avec des coûts de production imposés supérieurs et des contraintes agro-environnementales beaucoup plus strictes. Pour donner une image et pousser le raisonnement à l’ironie : pourquoi ne pas payer son coiffeur ou son garagiste au prix mondial ? Pourquoi un professeur, un représentant professionnel, ou même un élu, ne seraient-ils pas, eux aussi, rémunérés sur une base mondialisée ? Si nous appliquions ces règles à tous, nous aurions certainement moins de candidats et les économies de budget seraient conséquentes. De manière plus terre à terre, laisser sombrer l’agriculture française, ce n’est pas seulement enterrer le passé mais c’est aussi ruiner l’avenir : ce serait une catastrophe économique et humaine mais aussi une erreur écologique et une grave faute politique. Jusqu’où faudra-t-il aller pour réagir ? À un moment, il faudra bien remettre en cause l’impérialisme de cette globalisation idéologique et lui opposer un pragmatisme éclairé. L’occasion est peut-être unique de renouer avec les fondamentaux de l’Union européenne. Souhaitons que ce coup de tabac qui secoue l’agriculture déclenche un électrochoc et concourt à
mettre en place de vraies réformes et à donner des perspectives. Dans le secteur agricole français, il n’y a pas que des producteurs de matières premières et un secteur économique, il y a aussi des terroirs, des savoir-faire, des paysages, des innovations et des passionnés. En plus de chercher à maintenir une forme de souveraineté alimentaire qui semble un minimum, pourquoi ne pas promouvoir une forme
« d’exception agriculturelle » comme il en existe une pour la culture ?

Enfin, il serait regrettable que cette trop forte exposition aux marchés internationaux ne vienne ruiner les efforts et l’énergie déployés ces dernières années par les réseaux AC pour développer et mettre en place une véritable troisième voie. Associant avec
cohérence, agronomie, économie, environnement et même développement personnel, elle commence vraiment à s’installer dans les campagnes. Il convient donc de libérer, d’encourager ces entrepreneurs et de leur donner non seulement les moyens mais surtout l’envie de continuer à s’investir. Il y a urgence car briser le lien à la terre, c’est risquer d’être balayé de l’histoire…


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