De l’économie de la pléthore à la gestion de la rareté

Frédéric Thomas - TCS n°46 - Janvier / février 2008

Les « Trente Glorieuses », aboutissement du colonialisme où il suffisait de piller le voisin suivi par la révolution industrielle dont les fondements reposaient sur le progrès technique mais aussi une énergie très bon marché, le charbon, ont profondément inculqué dans nos fonctionnements économiques, nos modes de vie et nos organisations de pensées, l’idée d’une croissance et d’un progrès sans limite ; un concept assis sur une vision infinie du monde. L’agriculture n’est pas restée vaine. Elle a même participé activement à cette expansion avec la conquête de nouveaux espaces et la forte augmentation des rendements grâce à la mécanisation, aux engrais, à la protection phytosanitaire, au drainage et à l’irrigation : une augmentation de la production qui a tellement bien répondu à la croissance de la demande qu’elle a fini par engorger les stocks mondiaux dans les années quatre-vingt : premiers signaux de cafouillage.

- Aujourd’hui encore, nous vivons sur cette lancée du toujours plus : toujours plus de croissance, toujours plus de commerce et d’échanges internationaux, toujours plus de puissance, toujours plus d’artificialisation des systèmes de production. Pris dans cette frénésie, il est difficile, pour le consommateur lambda qui navigue entre ses écrans de télévision et d’ordinateur, qui fait le plein de sa voiture sans contrainte à toute heure du jour ou de la nuit et qui visite de manière hebdomadaire son hypermarché bondé à craquer, de se rendre compte, malgré les messages d’alerte, que cet équilibre est fragile et qu’il repose sur un postulat de plus en plus ébranlé : l’idée que les ressources sont illimitées.

- De plus, cet engouement pour le toujours plus et ces organisations économiques linéaires fondées sur le minage et « l’exploitation » de ressources a, pendant un certain temps, réussi à masquer les conflits sociaux mais aussi et surtout les désordres écologiques qui sont un héritage beaucoup moins « glorieux ». Ainsi et avec un peu de recul, on est gentiment passé de plus de poubelles, plus de nitrates, à plus de Co2 pour aboutir à plus de réchauffement climatique avec des impacts au niveau global comme local que personne ne peut plus nier.

- Cependant il va bien falloir admettre que notre terre est « finie » et qu’il n’est plus possible de puiser et surtout de gaspiller de manière inconsidérée ses ressources ; la première d’entre elles, et certainement la plus médiatisée, étant le pétrole et plus généralement l’énergie. Il existe certainement d’autres réserves moins accessibles mais leur exploitation nécessitera l’injection de plus d’énergie entraînant l’accélération de cette spirale négative ; les énergies de substitution, avec en tête les agrocarburants, n’étant qu’un leurre.

- En parallèle, l’augmentation des prix des denrées agricoles, reflet de la tension sur les marchés et de la fermeture récente des exportations de grands pays comme l’Argentine, la Chine ou la Russie, confirme une raréfaction des ressources alimentaires coincées entre une demande toujours croissante et une augmentation de la production qui par contre s’essouffle.

- En complément et malgré les potentiels de développement à l’Est comme au Brésil, les réserves foncières se raréfient sous l’emprise de l’urbanisation et de l’industrialisation débordante mais aussi de l’expansion des pollutions, de l’érosion et des déserts qui chaque jour grignotent le potentiel de production à venir. Comme le dit l’adage paysan « la terre, ça fait bien longtemps que l’on n’en fabrique plus, alors, autant en prendre soin ». De son côté, l’eau et surtout l’eau douce, se tarie également et devient source de conflits de plus en plus exacerbés de par le monde d’autant plus que 40 % de la production agricole repose sur l’irrigation. Sans oublier la raréfaction des ressources en métaux (acier, cuivre, nickel…) indispensables à la construction de nos machines et robots, comme des éléments minéraux qui, au travers des engrais, sont des entrées de chaîne incontournables de la production agricole. Ce panorama serait incomplet sans la forêt et la pêche, dernières formes « d’économies de cueillette » également confrontées à l’épuisement de leurs ressources par la surexploitation.

- Cette euphorie collective a, parallèlement, entraîné une grave érosion et raréfaction du bon sens, des savoir-faire ancestraux et locaux pour une standardisation, une homogénéisation et une aseptisation à outrance. Par ailleurs, si la raréfaction se généralise et s’aggrave, l’interdépendance, trop peu évoquée, est cependant un facteur d’amplification qu’il ne faut pas négliger. Ainsi, la production agricole est un exemple de choix. Elle est à la fois impactée par le coût de l’énergie pour produire et pour transporter les denrées mais également par le coût des matières premières comme l’acier ou les éléments minéraux, eux aussi nécessitant de l’énergie pour leur extraction, leur synthèse et leur transport. Elle risque également de se retrouver confinée sur des surfaces restreintes avec moins d’eau disponible, tout ceci, sans tenir compte des effets du changement climatique. Au vu de ce constat, espérer ou parier sur une production agricole abondante et bon marché semble une mauvaise stratégie.

- Alors que nous sommes les fruits de cette économie, que nous apprécions le confort et les moyens qu’elle nous apporte et que nous contribuons tous, quotidiennement, et à notre niveau, à sa continuité, il serait trop facile, ici, de jeter la pierre. Sans être alarmiste, nous devons prendre conscience de la situation et accepter que nous arrivons à une rupture ou au mieux à un carrefour en fonction de nos réactions individuelles et collectives. Pour réussir ce rendez-vous, nous devons rapidement réorienter notre boulimie vers toujours plus d’économies, toujours plus de recyclage et toujours plus d’autonomie. Si certains peuvent percevoir, ici, une forme de recul ou de retour en arrière, il s’agit plutôt d’une chance si nous sommes capables de toujours plus de bon sens, de raisonnements globaux et collectifs mais également de créativité et d’innovation. Bientôt nous ne parlerons plus de durabilité car nous serons contraints à l’efficacité.


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