De l’économie négative à l’économie positive

Frédéric Thomas - TCS n°45 - Novembre / décembre 2007

Depuis quelques mois, les événements s’enchaînent et s’accélèrent - hausse du prix de l’énergie, envolée des cours des céréales, Grenelle de l’environnement, préparation de l’après Kyoto - imposant une prise de conscience souhaitable, bien que tardive. C’est d’ailleurs beaucoup plus la hausse du prix du pétrole et des produits alimentaires qui obligent la majorité d’entre nous à reconsidérer nos modes de fonctionnement et de consommation que l’état de la planète, une notion à la fois très diffuse et éloignée des préoccupations et revendications quotidiennes.

Il faut cependant arrêter de se voiler la face et informer les populations et les acteurs économiques sur les termes réels de l’équation que nous devons, ensemble, résoudre. L’énergie fossile s’épuise et, honnêtement, aucune autre source de substitution d’envergure et durable n’existe aujourd’hui. Le constat est identique pour l’acier et la majorité des matières premières qu’il est impossible de remplacer ou substituer. Plus proche de nous, il y a la perte de l’autofertilité des sols tout comme le recul des terres cultivées dont les villes et les déserts grignotent inlassablement d’importantes surfaces chaque année. Plus récemment, c’est la raréfaction d’éléments majeurs comme le phosphore qui annonce encore des coûts de production supplémentaires et la perturbation de la gestion de la fertilisation et de la productivité des cultures.

Enfin l’ensemble de ces signaux d’alerte, de plus en plus pressant, qui montre le bout de notre mode de développement, arrive sur fond de changement climatique. Bien que nous commencions à en percevoir les premiers impacts, il faut être conscient qu’il s’agit d’un processus à retardement dont le scénario est inéluctablement enclenché. Quoi que nous fassions, nous ne pouvons plus arrêter le système aujourd’hui mais au mieux en ralentir l’ampleur. Ainsi et au vu de cette conjoncture plutôt critique, nous sommes à la croisée des chemins avec seulement trois directions et options possibles :

- l’économie négative : C’est rester campé sur notre ancien modèle, faire fi de la situation et des risques encourus en pensant que la science et la technologie trouveront toujours des solutions aux soucis du présent comme elles ont su le faire par le passé. C’est continuer d’utiliser comme seule mesure de la santé de l’économie le fameux PIB et toujours rechercher cette croissance soi-disant salvatrice de tous les maux et en particulier du chômage. C’est inciter à la consommation, une orientation qui se traduit inéluctablement par plus de gaspillage, de nuisance environnementale et d’épuisement des ressources. C’est enfin, malheureusement et de loin encore, la voie majoritaire qui fait prendre le risque d’arriver rapidement à une situation de nonretour.

- l’économie de compromis : Avec le Grenelle de l’environnement, la pression sur le porte-monnaie des consommateurs c’est l’orientation émergente. Bien qu’il faille s’en réjouir, il s’agit d’un compromis bâtard, d’un relookage habile et en fait d’un système de réflexion basé sur le « moins mauvais ». Les propositions ne sont pas sans intérêt mais l’impact réel sera minime.

Par ailleurs, avec la médiatisation de ces sujets, tout le monde produit et consomme propre ou va finir par le croire. On risque ainsi une forme de dédouanage collectif au niveau des individus comme des états, où chacun pense contribuer activement à son niveau, repoussant les torts comme les responsabilités sur les autres. Dans cette économie de compromis, on envisage par exemple une certification ou qualification des exploitations, qui ne rassurera que ceux qui ignorent les réalités de l’agriculture, et qui, en consommant beaucoup de temps et de fonds, va figer les modèles existants et freiner l’innovation. Ou encore, on souhaite passer plus d’un million de tracteurs de plus de 100 cv au banc d’essai pour en améliorer les réglages et réduire la consommation. Cela va cependant représenter 1 à 2 millions d’heures de tracteur supplémentaires pour faire les tests sans compter le coût et le déplacement des bancs de contrôle alors qu’il existe des solutions beaucoup plus efficaces et plus radicales de limiter de manière durable la consommation de carburant mais aussi de tracteurs et de mécanisation en général. On envisage enfin de réduire la consommation de phytosanitaires de 50 % en douze ans. Cependant parle-t-on du poids des produits commerciaux, de doses de matière active, du prix payé, du nombre de passages ou de la toxicité ? Tout cela sans tenir compte des bénéfices éventuels et de l’utilité de ces produits. Là encore, ce dossier est bien plus complexe à gérer que la formulation d’annonces légèrement démagogiques ; on continue de faire dans le « moins mauvais » et dans les compromis d’intérêts sans proposer et encourager réellement d’autres solutions.

- l’économie positive : C’est la seule voie possible à l’instar de l’agriculture de conservation par son approche globale fondée sur l’économie, le recyclage et la préservation des ressources. C’est de surcroît une approche simple à mettre en oeuvre, pleine de bon sens et vertueuse à condition de débrider les acteurs, les idées de progrès et d’inciter la réflexion et la créativité collective. À ce titre, une taxation croissante et soutenue des énergies mais aussi de tout ce qui est non renouvelable est le type de mesure pragmatique mais aussi symbolique, exprimant vraiment une rupture avec l’ancien mode de pensée. Même si cela n’est pas du goût de tout le monde, c’est le seul moyen de modifier profondément le comportement général, de stimuler la recherche de solutions économes à tous les niveaux et de vraiment impacter de manière forte et durable sur la consommation tout en se préparant à vivre avec encore moins d’énergie demain. Il faut faire en sorte, comme pour les couverts végétaux, que les bénéfices environnementaux deviennent la conséquence des changements de comportement et non l’objectif premier.

La même approche doit être développée en agriculture et outre taxer l’énergie plutôt que la détaxer, pourquoi pas taxer l’azote mais aussi les produits phytosanitaires. Ainsi et sans avoir à gérer de compromis difficiles et développer des modèles de gestion aussi complexes que pervers, il est souhaitable de donner des signaux forts et une orientation claire. De plus, en recyclant l’argent collecté dans la recherche, la formation et l’accompagnement, il est envisageable de débrider la créativité et l’ingéniosité des milliers de centres de recherche appliquée que sont la majorité des exploitations agricoles pour avancer rapidement vers des solutions et des résultats : une agriculture beaucoup plus efficace mais productive qui devra s’appuyer sur les processus naturels plutôt que s’y opposer.

Enfin, s’engager sur la voie de l’économie positive n’est pas vraiment une question de moyen mais plutôt une question de clairvoyance, de réalisme et de volonté : À l’instar de l’évolution des pratiques réalisées par les réseaux d’agriculture de conservation, ce changement d’orientation est possible. Trente ans après la première crise, nous n’avons plus beaucoup de pétrole, il nous faut donc absolument trouver des idées…


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