Lundi 1er août 2016
Camille Atlani-Bicharzon

Pierre Anfray : la faune du sol, un million d’individus au mètre carré

Cette interview a été réalisée dans le cadre du Village Agroécologique d’Innovagri qui se tiendra les 6, 7 et 8 septembre 2016.

Pierre Anfray, Agro-LogiquePierre Anfray, vous êtes agro-écologue et spécialiste en biologie du sol. Sur quoi travaillez-vous exactement ?

Je travaille sur l’étude globale de l’agroécosystème, en me concentrant plus particulièrement sur la faune que le sol contient. De la même manière qu’un naturaliste étudierait un paysage et ce qui le compose à grande échelle, j’étudie le sol et ses annexes, en recensant toutes les espèces qu’il est possible d’identifier. Le système-sol est un domaine dans lequel nous manquons cruellement de connaissances. Même avec les moyens sophistiqués d’aujourd’hui, nous ne sommes pas souvent capables de prévoir les processus bio-chimiques mis en jeu, ni leur état de fonctionnalité ; ni, donc, leur incidence ou contribution réelle sur la dynamique fonctionnelle du sol à l’instant T. Et ce, même chez les bactéries et champignons pourtant très impliqués à tous les niveaux dans les processus biologiques. J’ai pour ma part choisi de me concentrer sur une approche globale incluant l’ensemble des populations faunistiques de l’ordre du millimètre au centimètre, comme par exemple les acariens, les collemboles, les cloportes, etc. Toutes les espèces possèdent un régime alimentaire assez spécifique, ce qui permet de s’en servir comme bio-indicateurs : leur présence dans le sol indique, par déduction logique, la présence d’une partie des ressources nécessaires à leur survie.

J’ai commencé à travailler sur ces entités biologiques pendant mes études. En apportant de la matière organique à des systèmes qui en étaient dénués, j’ai constaté que leur taux de population augmentait de manière considérable. Cela avait, à son tour, un effet positif sur la réduction des maladies du végétal. Pour comprendre ces mécanismes du sol, une bonne façon de l’aborder est de s’inspirer du recyclage de la matière organique car toutes les espèces y participent, de manière directe ou indirecte. Certaines d’entre elles régiront la décomposition de la matière organique en surface, tandis que d’autres s’attèleront plutôt à la dégradation de la roche-mère, toutes deux relayées par des espèces mobiles transitant plutôt verticalement. Ensemble, elles parviennent à mettre un important panel d’éléments nutritifs à disposition des plantes cultivées, les rendant par là-même plus saines et robustes. Plus la diversité d’espèces présentes dans le sol est grande, plus ce cycle de disponibilité (que l’on pourrait nommer biodisponibilité) pour la plante pourra se faire dans de bonnes conditions.

À la suite de ces études, j’ai poursuivi mes recherches afin de développer une stratégie de diagnostic me permettant de travailler avec et pour les agriculteurs. Je souhaitais revoir la manière d’échanger et mutualiser les connaissances dans ce domaine qui, aujourd’hui, est essentiellement réservé aux scientifiques. J’ai donc créé mon bureau d’études dans lequel j’ai monté un laboratoire pour être en relation directe avec les agriculteurs, dans le concret, et pouvoir répondre tout de suite aux problématiques qu’ils se posent. De plus, cela me permet de continuer indépendamment mes recherches et observations sur la faune édaphique, en lien avec des parcelles cultivées.

Justement, parlez-nous de votre laboratoire, Agro-Logique. Pourquoi les agriculteurs font-ils appel à vous ?

La première raison pour laquelle les agriculteurs font appel à moi est qu’ils souhaitent réduire leurs coûts de production et l’utilisation de produits phytosanitaires, deux éléments que le vivant est capable d’assumer en grande partie. Dans un premier temps, grâce à des analyses de sol, je détermine où en est l’agriculteur par rapport à la vie de son sol. En cela, je cherche notamment à savoir si l’alimentation des plantes est essentiellement due aux apports chimiques ou si le système est capable de s’autoalimenter et jusqu’où. La présence ou l’absence de certaines composantes dans le sol indique toujours quelque chose ; en mettant en relation ce diagnostic avec nos connaissances sur chacune des espèces et, plus globalement, des connaissances agronomiques et matérielles, il est possible de déterminer quelles pratiques pourront le mieux rééquilibrer la balance. À partir de là, j’accompagne les agriculteurs dans la mise en place d’un itinéraire technique adapté, avec entre autre l’apport de matière organique analysée et bien identifiée, pour mieux nourrir les espèces vivant dans le sol.

Un sol vraiment dégradé auquel nous apportons de la matière organique est comme un humain dépourvu de système digestif : il est impossible, dans ces conditions, de dégrader puis filtrer les éléments nutritifs essentiels provenant de ce que nous ingérons. Pour l’homme, il faut commencer par régénérer sa flore intestinale ; pour le sol le raisonnement est le même, hormis que pour régénérer le système digestif complexe qu’est le sol (donc toutes les populations le constituant) il faut commencer par mettre en place une série de stratégies sans phytosanitaire et limitant au maximum les pratiques culturales. L’utilisation de produits phytosanitaires et le travail du sol sont les plus gros freins au développement d’un sol vivant. L’agriculteur aura beau faire tous les efforts du monde pour que son système tienne la route, des produits chimiques ou un « moulinage excessif » des premiers centimètres du sol, remettent systématiquement la pendule à zéro. Il s’agit donc de mettre en place des stratégies alternatives et naturelles intégrant l’animal et le végétal, tout en se basant sur des observations et expérimentations au champ. L’objectif étant que le système sous-sol/sol/air génère, sans l’apport de fertilisant chimique, des quantités de biomasse suffisantes et puisse ainsi s’autoalimenter en grande partie.

Pour une couverture végétale donnée et ce qu’elle génère en termes de biomasses racinaires et aériennes, les taux de populations nécessaires pour que ce système complexe puisse s’autoalimenter seront de l’ordre du million d’individus au mètre carré (voire du milliard si l’on considère les espèces microscopiques). Malheureusement, de tels taux sont quasiment inexistants dans les sols conventionnels, bio ou non, hormis les prairies naturelles. Ils sont un petit peu plus élevés lorsque les sols cultivés sont gérés en agriculture de conservation, surtout sans aucun intrant chimique, grâce à la présence permanente de résidus végétaux en surface où, du même coup, il y a beaucoup moins de maladies. Il faut savoir que plus des sols seront dégradés, au sens physico-chimique du terme, plus ils seront longs à remettre en marche.

Comment définissez-vous l’agro-écologie et comment cette attention portée à la vie du sol peut-elle y contribuer ?

Pour moi, l’agro-écologie est une manière de remettre en relation toutes les composantes biologiques d’une ferme – dont l’homme – au centre de la production végétale. Elle prend en compte tous les facteurs faisant fonctionner une ferme. J’ai essayé de dresser le bilan de tous ces facteurs, mais il y en a tellement ! Il s’agit donc de recadrer tous ces éléments qui vont réellement influencer le système de production et le simplifier.

Par ailleurs, pour moi, l’agro-écologie ne s’arrête pas aux portes de la ferme. Dans mes essais sur des itinéraires techniques ou sur certaines pratiques nous allons, avec des partenaires, pousser l’expérimentation jusqu’à la consommation (la finalité). Par exemple, en travaillant avec un paysan-boulanger sur une culture de blé : à la fin des essais, nous réunissons quelques personnes autour d’une table afin de goûter les pains issus des différents itinéraires techniques expérimentés. Cela étant du court-terme, nous allons en faire de même avec un maximum d’espèces végétales. Cette démarche permet de mettre en lien tous les facteurs dont je parlais, de la biologie des sols jusqu’à la manière dont nous nous nourrissons. Un laboratoire travaillant sur la qualité nutritionnelle des aliments devra être sollicité pour tenter de déterminer l’impact d’un sol vivant sur les nutriments contenus dans les produits qui en sont issus, par rapport à un sol dégradé et à long-terme. Lorsque cela sera fait, nous aurons presque bouclé la boucle dans son intégralité !

Il nous faut arriver à mettre autour d’une table scientifiques, agriculteurs, consommateurs et cuisiniers – tous les gens gravitant autour de cet élément fondamental : le fait de se nourrir. Lorsque nous arriverons à initier cet échange et à en tirer des lignes directrices pour travailler plus sereinement à l’avenir, nous aurons touché du doigt l’agro-écologie. À toutes les échelles, nous en revenons systématiquement à l’alimentation, que ce soit pour les organismes du sol nécessitant des plats diversifiés ou pour les humains, qui ont besoin de fruits, légumes et autres apports de vitamines et protéines pour être bien vivant et bien réfléchir.

Que souhaitez-vous montrer lors de votre atelier sur la vie du sol à Innov-Agri ? Que pourrons-nous y apprendre ?

Je pense amener des échantillons avec les moyens d’observation adéquats pour montrer toutes les composantes de la vie du sol qu’il est possible d’extraire ou d’observer au champ. C’est une démarche demandant une certaine rigueur scientifique, mais l’objectif ici est d’initier un premier pas pour les agriculteurs dans la découverte de la vie du sol. Je souhaite montrer qu’il y a quantité d’individus formant les populations du sol autre que les vers de terre, aisément visibles. Il ne peut y avoir de fertilité biologique sans toutes ces espèces « amont » – des nématodes aux petits mammifères et tout ce qui permettra de dégrader la matière organique et de dynamiser l’ensemble des populations microbiennes. Enfin, ce tout doit s’organiser dans un équilibre fonctionnel limitant l’apparition de pics de populations qui amènent certaines espèces à devenir prédatrices ou ravageurs.

De nombreuses espèces du sol sont liées à la décomposition de la matière organique, d’autres ont essentiellement des relations proie-prédateur et ont donc un rôle dans le maintien de l’équilibre trophique. Rien ne se passe de manière linéaire, c’est le fruit d’une série de croisements et recroisements trophiques et du travail entre toutes les espèces constituant ce vaste réseau. Ces dynamiques alimentaires dans le système-sol font que toutes les espèces – de la microflore à la mégafaune, en passant par tous les intermédiaires – travaillent en synergie pour décomposer la matière organique et la rendre disponible aux plantes via les racines qui exploitent le réseau de galerie, en partie élaboré par certaines composantes de la faune du sol. Mon intervention à Innov-Agri sera donc axée sur ce recyclage de la matière organique. Je parlerai des éléments permettant que celui-ci se fasse dans les meilleures conditions possibles ; notamment, de comment favoriser le plus large panel d’espèces dans le sol.