Lundi 6 juillet 2015
Camille Atlani-Bicharzon

Fabien Liagre : « L’agroforesterie peut être adaptée à tous les systèmes de production »

JPEG - 59.7 koFabien Liagre débute son expérience en agroforesterie d’abord à l’étranger, avec le CIRAD, puis à l’INRA de Montpellier. Une envie de travailler d’avantage sur le terrain le pousse a créer, en 2000, la société AGROOF. Aujourd’hui devenue Société Coopérative de Production (SCOP), AGROOF étudie la gestion et la faisabilité de projets agroforestiers avec, toujours, ce lien entre recherche et terrain. Fabien a par ailleurs cofondé l’Association Française d’Agroforesterie en 2007 afin, notamment, de permettre une meilleure reconnaissance de l’agroforesterie dans les règlementations. Il participe enfin à BASE (section Agroforesterie) en tant que membre administrateur, pour réfléchir à la complémentarité possible entre agroforesterie et agriculture de conservation.

Camille Atlani : À quels problèmes l’agroforesterie répond-elle et à qui s’adresse-t-elle ?

Fabien Liagre : L’agroforesterie répond à plusieurs enjeux touchant de plus en plus les systèmes actuels : l’érosion des sols, mais aussi de la biodiversité, avec une diminution des auxiliaires de cultures et, à l’inverse, des problèmes d’invasion de ravageurs lié à l’évolution des populations qui s’adaptent aux produits de traitements. Certains enjeux concernent aussi non seulement les agriculteurs, mais aussi les partenaires du monde rural, comme les agences de l’eau. La présence de nitrate ou de pesticides dans les eaux de ruissellement, par exemple, peut amener un surcoût pour l’agriculteur ou des règlementations pouvant être contraignantes. Il y a par ailleurs l’enjeu du changement climatique, avec notamment un phénomène de stagnation des rendements observé depuis une quinzaine d’années à cause de fortes températures au printemps ; ou encore des sècheresses qui vont impacter fortement les céréaliers ou les éleveurs en jouant sur les cours. Nous cherchons donc à voir comment les systèmes agroforestiers permettent de répondre à ce type de problématiques.

L’agroforesterie s’adresse à tous, que l’on soit en conventionnel, en bio ou en agriculture de conservation – quel que soit notre système – elle a son intérêt. Il ne s’agit pas d’un projet unique appliqué tel quel ; le projet agroforestier est toujours adapté en fonction de chaque système de production. Il faut prendre en compte le type de culture : par exemple, une culture de printemps comme un maïs ou un tournesol sera décalée par rapport aux cultures d’hiver et peut souffrir d’avantage de la compétition pour la lumière que, par exemple, un blé. Dans ce cas de figure nous allons travailler le choix de l’essence, le nombre d’arbres à l’hectare et adapter la rotation en conséquence. Il s’agira aussi de prendre en compte le système de vente : les contraintes sont différentes selon qu’on est en vente directe, en magasin ou en industriel, donc nous adaptons le système agroforestier en fonction de cela. Quel que soit le système cependant, nous conseillons généralement de ne pas planter toute l’exploitation, afin de ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier.

C.A. : Quels sont ses bénéfices agronomiques ?

F.L. : En terme agronomique, nous nous intéressons à l’impact de l’arbre sur le système de production au niveau de trois aspects-clés : le sol, la biodiversité et le micro-climat.

Sur le premier aspect, nous étudions la capacité de l’arbre à maintenir, voire à améliorer la fertilité du sol. L’arbre stimule en effet la vie biologique du sol en y injectant du carbone, ce qui favorise les processus de fertilité et donc la nutrition des plantes. L’apport des arbres en carbone et azote est très intéressant, d’autant plus dans un contexte où le coût de l’azote fluctue en fonction du prix du baril. Lorsque ce dernier dépasse les 100 dollars, la fertilisation n’est plus simplement un enjeu agronomique pour l’agriculteur : c’est un enjeu économique. À ce niveau-là, la contribution de l’arbre à la fertilité du sol et à la nutrition des plantes représente un bénéfice majeur. Par ailleurs, l’arbre a un impact sur les populations de mycorhize, essentielles pour l’alimentation des plantes. Un blé cultivé en agroforesterie a d’avantage de racines et mycorhizes qu’un blé en culture pure ; c’est donc une culture potentiellement mieux alimentée en eau et nutriments, une plante en meilleure santé résistant mieux aux aléas climatiques.

En termes de bénéfices agronomiques liés à la biodiversité, nous étudions l’impact du système agroforestier sur les micro-organismes du sol, les détritivores ou les lombrics qui sont cruciaux dans le recyclage des éléments organiques. Nous travaillons également sur les auxiliaire ennemis des pucerons, limaces et escargots : les syrphes, les pollinisateurs ou encore les carabes. Notre travail consiste ici à observer l’influence de l’arbre sur les populations d’auxiliaires et de ravageurs, comment elles cohabitent et peuvent se contrôler afin de favoriser les premières au détriment des secondes dans les aménagements. Ici aussi les résultats commencent à être intéressants, avec une diminution importante du risque de pullulation.

Enfin, le micro-climat créé par les systèmes agroforestiers est important vis-à-vis du changement climatique. Encore une fois, les résultats sont positifs car il peut y avoir un phénomène de sur-rendement de la culture intercalaire dans les périodes prolongées de fortes chaleurs par rapport à une situation sans arbre. C’est certes une question de probabilité, mais si à l’avenir des problèmes de température surviennent plusieurs années d’affilée, cet aspect peut être essentiel – et ce dans le Nord comme dans le Sud. Cela va dépendre des cultures, mais c’est valable pour les céréaliers, les maraîchers, les vignerons, les éleveurs… Pour ces derniers, l’agroforesterie peut représenter un avantage, d’une part, pour la production fourragère dont le dessèchement de l’herbe est décalé de quasiment un mois en été ; d’autre part, les arbres fournissent de l’ombre aux animaux lorsqu’il fait chaud, ce qui est important pour leur bien-être. Les premiers résultats de notre projet de recherche sur l’impact de l’agroforesterie sur les bovins et ovins montrent de plus que les éleveurs peuvent s’y retrouver au niveau de la production (moins de stress, économie d’eau…).

Si tous ces aspects sont souvent positifs dans nos essais, l’objectif de nos études est aussi de diminuer les possibles aspects négatifs de l’agroforesterie, comme par exemple la compétition pour la lumière. Il y a différentes manières de gérer ce risque, en jouant sur le choix des essences ou la densité des arbres, ou encore en intervenant sur ceux-ci. Certaines cultures tolèrent mieux l’ombre que d’autres et nous commençons d’ailleurs avec l’INRA à travailler sur la sélection variétale adaptée à l’agroforesterie, notamment sur le blé. En effet, toutes les variétés communes de blé ont été sélectionnées pour être en pleine lumière et à haut niveau d’intrants. Peut-être qu’avec une sélection variétale différente, adaptée à l’agroforesterie, nous aurions d’autres résultats. Mais nous n’en sommes pas encore là !

C.A. : Au bout de combien de temps commence-t-on à observer l’impact positif sur le sol ?

F.L. : C’est certes l’inconvénient de l’agroforesterie que d’être nécessairement un projet sur le long ou moyen terme. Dans nos suivis de sols, nous constatons des résultats substantiels au bout de dix ou quinze ans. La quinzième année, les résultats sont plus marqués : des taux de matière organique qui remontent significativement ; ou encore de l’azote qui était perdu par la culture principale et qui désormais est recyclé à 80-90% par les arbres. En terme de gestion de la fertilité, ce sont des systèmes permettant d’économiser plusieurs dizaines d’unités d’azote, ce qui présente potentiellement une économie substantielle. Dans des systèmes en agriculture de conservation, l’impact devrait être amélioré.

C.A. : Parlons justement de la dimension économique de l’agroforesterie : quels investissements, quel impact sur les rendements, quelle valorisation possible des arbres ?

F.L. : En terme de coût d’implantation, il faut compter une quinzaine d’euros par arbre pour un céréalier faisant tout faire par entreprise : c’est un prix de base comprenant un tiers pour les fournitures avec le plant, un tiers pour la main d’œuvre et un dernier tiers pour la conception du projet et l’accompagnement. Pour un éleveur qui aura besoin de protections plus importantes, cela peut aller jusqu’à 30 ou 40 euros, donc on plante en général moins d’arbre pour réduire le coût. Grosso-modo, pour une cinquantaine d’arbres à l’hectare cela représente un investissement de 700-800 euros par hectare. Cependant, il existe des subventions pouvant couvrir jusqu’à 80% de ce montant.

Ensuite, il y a le temps de travail nécessaire, notamment pour la taille et l’élagage les dix premières années. En le faisant tous les ans ce n’est pas un tel investissement de temps – 1 ou 2 heures par hectare – et c’est assez facile à apprendre. En revanche il ne faut pas manquer une année car les arbres deviennent plus difficiles à tailler, demandent plus de temps et au final la qualité en pâtit, ainsi que la date de récolte des arbres : une année manquée repousse cette date de quatre ou cinq ans car il faut laisser le temps à l’arbre de cicatriser. Il vaut mieux intervenir régulièrement et, si l’on manque de temps, plutôt planter moins ou échelonner les plantations d’arbres. Sur les dernières années de taille, lorsque les arbres sont gros, le temps de travail peut aller jusqu’à une demi-journée maximum pour une cinquantaine d’arbres à l’hectare. Les arbres sont plutôt élagués en été, ce qui pour des céréaliers est une époque un peu animée mais c’est faisable, dans les périodes de creux avant ou après les récoltes. Pour des éleveurs passant beaucoup plus de temps sur l’exploitation, notamment les laitiers, c’est vrai que c’est une donnée à prendre en compte. Nous mettons beaucoup les éleveurs en garde là-dessus lors de nos diagnostics.

Au niveau de l’impact sur les rendements, tout dépend de la densité plantée, de l’essence d’arbre ou encore de l’entretien. Là encore, la qualité de l’élagage est essentielle car un arbre bien élagué a une ombre moins concentrée sur le pied. En terme d’écartement, nous préconisons une distance entre les lignes d’arbres au moins égale à deux fois la hauteur de l’arbre adulte. Ceci permet une meilleure gestion de la lumière, moins de compétition et donc une baisse de rendement assez faible, voire quasi-nulle, pendant les deux tiers de la rotation. En revanche lors du dernier tiers, selon l’essence, l’impact négatif sur les rendements peut-être assez fort ; mais c’est en fin de cycle donc la valeur des arbres contrebalance largement la perte. Il faut aussi prendre en compte l’espace utilisé par les lignes d’arbres pouvant faire perdre 4 à 5% de la surface. De plus en plus d’agriculteurs valorisent cet espace en y cultivant des petits fruits ou de la vigne – ce sont de vieilles pratiques.

Enfin, sur le sujet de la valorisation des arbres, ces derniers peuvent être vendus au bout de 40-50 ans comme bois d’œuvre. Les calculs de rentabilité montrent que l’agroforesterie est plus rentable que le système agricole mais nous sommes sur du très long-terme, ce qui peut être perçu comme un problème. Certains agriculteurs le voient comme un capital sur pied à valoriser au moment de la retraite, ce qui devient intéressant. Cependant, nous travaillons en ce moment sur une valorisation intermédiaire avec des systèmes dans lesquels les branches sont coupées et déchiquetées tous les 4-5 ans pour faire du bois raméal fragmenté, du bois-énergie ou encore de la biomasse pour la chimie verte. Cela peut devenir très intéressant car la production de tonne de matière sèche à l’hectare peut être bien valorisée comme production non-alimentaire, pour laquelle il y a une forte demande. Ainsi, pour 1 m3 de bois d’œuvre il est possible d’obtenir par exemple 1 à 3 m3 de biomasse pour du bois-énergie. La chimie verte – le remplacement du plastique et des molécules entrant dans la composition des produits ménagers et cosmétiques par des matériaux naturels – est un domaine en plein essor qui est très intéressant pour la valorisation des arbres car il nécessite un volume conséquent.

C.A. : En terme de prix payé cela donne quoi ?

F.L. : Nous commençons à avoir les premiers retours à ce sujet. La chimie verte n’en est pour l’instant qu’au stade expérimental de l’élaboration de produits ; cela marche très bien mais il faut que le marché se développe. Pour le bois-énergie, en revanche, le marché est bien là : nos calculs ont montré que l’heure de travail sur des lignes d’arbres pour du bois-énergie est mieux payée que l’équivalent sur une exploitation en polyculture-élevage. Cela demande bien sûr une certaine réorganisation et, éventuellement, l’achat d’une déchiqueteuse en commun ; mais cela vaut la peine car il y a un manque d’approvisionnement de biomasse en France. Une étude technique des services du bois disait que pour subvenir aux besoins d’approvisionnement des centrales biomasses dans 5 à 10 ans, il faudrait convertir 5 millions d’hectares en culture énergétique – l’équivalent des surfaces en blé. Les agriculteurs, eux, ne sont évidemment pas prêts à sacrifier la culture du blé pour de la culture énergétique. Imaginer des systèmes mixtes qui non seulement conservent leur vocation alimentaire, mais apportent aussi une plus-value économique grâce à la valorisation de la biomasse, devient donc très intéressant.

C.A. : Que désirez-vous montrer lors de votre atelier à Innovagri Toulouse ?

F.L. : Nous allons faire le lien, avec Matthieu Archambeaud, entre agriculture de conservation et agroforesterie. Je vais donc travailler en complémentarité avec son intervention et parler de questions de sol, de couverture ou encore de fonctionnement des associations. En réalité, nous faisons de l’agriculture de conservation, mais avec des arbres ! Là où, en agriculture de conservation, on préconisera de faire des couverts, d’enrichir le milieu, de mieux travailler le sol par les végétaux, en agroforesterie nous travaillons finalement le sol à une profondeur encore plus importante, avec un apport de litière plus consistant encore puisque les productions aériennes et souterraines sont plus fortes. Il y a donc des complémentarités très intéressantes à trouver entre ces deux systèmes. À Innovagri, je vais axer sur cela et amener les agriculteurs à vraiment reconsidérer l’arbre et sa complémentarité possible avec le système de production : au niveau de la gestion du sol et de la fertilité, des cultures, au niveau sanitaire, etc. Je présenterai aussi sans doute les bénéfices en terme de changement climatique car c’est un sujet très présent en ce moment.

Ce sujet vous a intéressé ? AGROOF a lancé récemment son agroboutique afin de catalyser et partager les connaissances agroécologiques. L’idée initiale qui a donné naissance à ce site va dans le sens des valeurs portées par Agro-écologie(s) :

« L’agriculture de demain, que nous voulons à la fois productive et respectueuse de l’environnement, ne résultera pas de l’adoption d’un système ou d’un autre, d’une politique ou d’une autre, d’un lobbying ou d’un autre. Elle s’inventera, progressivement, dans une combinaison intelligente de techniques et de savoir-faire, partagés par des agriculteurs, des techniciens, des chercheurs, des citoyens, à l’œuvre depuis plus de trente ans sur ces technologies, regroupées sous le terme d’agroécologie. »

L’agroboutique, c’est par ici : http://agroboutique.com/fr/14_agroecologie-catalogue