CHANGER DE REPÈRES POUR S’OUVRIR À L’AGROÉCOLOGIE

Frédéric Thomas ; TCS n°86 - janvier / février 2016

Par essence, changer, quel que soit le domaine, est un processus compliqué. C’est pour cette raison que beaucoup préfèrent le « confort » d’une situation connue aux « risques » d’une position nouvelle, même si elle peut apporter des bénéfices très palpables. Avec une vision écologique, sortir du groupe c’est aussi s’exposer : c’est généralement l’individu différent qui devient la proie dans la nature. Alors mieux vaut rentrer la tête et ne pas se faire remarquer.

Ainsi, la seule présentation des bénéfices de l’AC, qui sont aujourd’hui indéniables tant aux niveaux économiques qu’environnementaux, ne suffira pas pour déclencher une adhésion beaucoup plus large. Si le nombre croissant de praticiens peut aider dans cette transition, il faudra l’accompagner d’un profond changement des repères et des règles pour aiguiller massivement les autres producteurs vers ces nouveaux horizons.

Au niveau du sol, ce changement pourrait conduire à compléter les analyses classiques basées sur une approche « matière », qui sont, aujourd’hui, les piliers du suivi de la fertilité, par des mesures de fonctionnalités. Qu’il s’agisse de granulométrie, de matière organique, de fertilité minérale, elles sont toutes réalisées en laboratoire après que le sol a été soigneusement broyé et homogénéisé. Bien que ce mode d’analyse puisse apporter des informations réelles et intéressantes, il peut s’éloigner de la réalité du champ.

Tout d’abord, la granulométrie, qui permet d’aboutir au positionnement d’un sol sur le fameux triangle de texture, n’exprime qu’une sensibilité à la battance, la prise en masse ou l’autostructuration, ne traduit pas réellement son comportement notamment en AC. La densité apparente, la porosité et encore mieux la capacité d’infiltration sont, en revanche, des critères de fonctionnement beaucoup plus pertinents. L’expertise visuelle, au travers de profils qui permettent d’observer l’activité des vers de terre et l’enracinement des cultures, complète judicieusement ces mesures et permet de comprendre l’impact des modes de gestion tout en se plaçant dans une dynamique d’entretien et de développement des propriétés physiques du sol.

La réflexion est similaire pour la, ou plutôt, pour les matières organiques. Quel crédit peut-on accorder à une mesure basée sur la calcination : tout ce qui brûle dans le sol est censé être organique. Même si cette approche apporte une indication du carbone existant, elle se permet de mettre au même rang (de matière organique) l’humus stable, le ver de terre, la mycorhize ou le brin de paille. Le carbone qui est échangé plusieurs fois dans l’année est comptabilisé pour « un » comme celui qui est immobilisé dans des produits organiques stables. Pour donner une analogie, ce mode d’analyse correspond à l’utilisation de la masse monétaire d’un pays pour évaluer son économie : le PIB, qui lui tient compte de la somme des échanges, semble beaucoup plus judicieux. Ainsi, une analyse des différents compartiments et des interactions entre eux serait un bien meilleur indicateur de l’état « organique » d’un sol.

L’analyse de la fertilité minérale qui mesure une disponibilité « chimique » s’appuie sur une approche de stock et non de flux. De plus, elle tend à faire fi de l’impact de l’activité biologique, des fournitures organiques et des communications et échanges plante-sol grâce aux exsudats racinaires. La gestion de l’azote est, à ce titre, très démonstrative en cette période de printemps où les reliquats sont mis en avant. Ils ne sont, en fait, que la mesure de ce qu’il reste, un point déjà admis dans leur dénomination, mais ne donnent aucune idée des flux potentiels. En complément, mesurer la quantité censée être disponible pour la culture sans vérifier la profondeur d’enracinement réelle c’est faire des raccourcis rapides et s’ouvrir à des risques d’erreur. Pire, en AC bien calée avec un couvert performant en place, le niveau de reliquats sera logiquement toujours faible alors que les flux d’azote mais aussi de l’ensemble de la fertilité devraient être supérieurs ensuite pendant la période culturale. À ce niveau, l’évaluation de l’Azote Potentiellement Minéralisable (APM) serait une approche beaucoup plus logique. À défaut, il va falloir continuer de faire des témoins 0 N et des bandes surfertilisées afin d’ajuster les apports en fonction des changements de pratiques et de l’évolution de l’autofertilité.

La même approche va évidemment s’appliquer aux analyses biologiques. L’évaluation des vers de terre, des collemboles, des bactéries, des mycorhizes ou d’une fonction enzymatique ne sont que des indicateurs très imprécis tant la vie du sol est diverse et complexe. Plus pragmatique, l’approche « litter bags » (sachets de résidus positionnés dans le sol) est le moyen simple d’évaluer la dégradation de la matière organique, sur site, et donc la fonctionnalité de l’activité biologique en situation réelle. À ce titre, l’idée de nos amis canadiens de positionner des slips en coton dans le sol, avec l’opération « soil your undies : salissez/enterrez vos sous-vêtements », est remarquable. http://agriculture-de-conservation.com/spip. php ?page=tribune-article&id_article=1937

Ce même changement d’attitude et de repères doit s’appliquer également au niveau de l’économie. Difficile de comprendre pourquoi la sacro-sainte « marge brute » reste la norme alors qu’elle n’intègre, au mieux, qu’un tiers des charges dites variables comme si les cultures et la manière dont on les produisait n’avaient aucun impact sur les autres charges et, entre autres, la main-d’œuvre et la mécanisation. Le calcul du coût de production à l’unité commercialisée (€/t) serait beaucoup plus juste et refléterait beaucoup mieux la gestion globale de l’exploitation. L’introduction des coûts de mécanisation réels ou estimés à la parcelle et/ou à la rotation permettrait de s’affranchir, au moins, en matière de gestion, des approches purement fiscalistes qui, trop souvent, viennent brouiller les raisonnements et les analyses économiques.

En complément, en TCS et en SD où la rotation est l’outil qui permet de limiter la gêne des résidus, de favoriser des flux de fertilité positifs et surtout de limiter les risques de salissement et de ravageurs, il devrait être possible de rétrocéder ou d’anticiper de futures économies en prime sur des cultures qui apparemment sont moins margeantes. À ce niveau, il pourrait être possible de copier ce qui se fait au niveau assurance : plutôt que de payer pour se garantir en mutualisant un risque, l’idée serait de primer l’action ou la culture qui, logiquement, diminue un risque donné.
Pour finir ce tour d’horizon rapide et loin d’être exhaustif, le pas de temps est également à faire évoluer. Si la gestion et les repères restent annualisés, l’agriculteur, qui, comme souvent en AC, prépare un avenir meilleur en développant un système de production plus résilient avec en prime des bénéfices environnementaux, est défavorisé par rapport à celui qui est dans l’immédiat et n’hésite pas à exploiter voire piller le milieu. Il serait peut-être possible de créer une charge supplémentaire ou de primer les actions mises en œuvre dans l’attente de bénéfices agronvironnementaux futurs. Ce type de mesure conviendrait particulièrement bien à la recherche de l’augmentation des taux de matière organique dans les sols dans le cadre du 4 pour 1 000. En complément, un état des lieux (niveau organique, biologique, minéral, métaux lourds, etc.) à la prise en charge d’une parcelle (achat ou location) pourrait être envisageable avec contrôle à la sortie afin d’encourager une bienveillance sur une ressource commune : les terres agricoles. La segmentation en éléments distincts, qui est nécessaire pour comprendre et optimiser les modes de production, ne doit pas faire oublier l’approche globale. En matière d’agriculture encore plus qu’ailleurs et surtout en AC, ce n’est pas la somme des parties qui fait un tout mais la manière dont elles sont articulées les unes par rapport aux autres dans une dynamique positive.
Ainsi et pour vraiment progresser vers l’agroécologie, il est nécessaire de proposer aux agriculteurs mais aussi à ceux qui les entourent de nouveaux repères afin d’encourager des changements et d’évaluer différemment leurs impacts. Comme l’a dit Einstein : « On ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui l’ont engendré ».


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