Mardi 23 février 2016
Thierry Stokkermans

Originaire du Sud-Ouest de la France, Thierry STOKKERMANS a travaillé en Espagne, Nouvelle-Zélande et Australie avant de s’installer aux Pays-Bas. Convaincu par le semis direct à faible perturbation, il conçoit et développe aujourd’hui des machines agricoles (zip drill).

Agriculture de Conservation et Science Appliquée

Vue aérienne du site d'Oberacker, Suisse

Le monde de la science se compose de 2 groupes. D’un côté, il y a la science fondamentale qui est vue comme la science noble car elle demande une grande capacité d’abstraction. Et de l’autre, il y a la science appliquée qui est la science pratique : elle pourvoit des solutions à des problèmes identifiés. Dans le domaine des plantes, la biologie est la science fondamentale et l’agronomie est une des sciences appliquées.
L’agronomie est une science complexe et le sol l’est tout autant. En effet, l’agriculture et le sol ont un nombre quasi-infini de paramètres et de variations. A titre d’exemple, un gramme de sol vivant contient entre un million et dix millions d’êtres vivants répartis entre 10000 et 100000 espèces et il est impossible de s’imaginer toutes les situations de vie et les évènements qui se produisent avec tant d’êtres vivants Par conséquent, les sciences appliquées en Agriculture de Conservation des sols (AC) sont complexes et pour arriver à des solutions tangibles et pratiques, certains scientifiques sont très créatifs dans leur méthode de travail. Voici 3 exemples frappant en la matière.
Le premier exemple parle de protocole, de répétitions et d’études statistiques : la méthode d’Oberacker. Cette plateforme est une formidable réussite. Cette expérimentation apporte énormément d’informations viables et robustes en matière de système agricole, d’AC et d’agroécologie. Il y a un grand nombre de raisons à cette réussite et l’une d’entre elles est l’abandon de méthodes scientifiques traditionnelles. En effet, cette dernière demande une procédure bien établie dont l’écriture et le suivi d’un protocole strict, l’utilisation de répétitions (le florilège étant le carré latin) et la réalisation d’études statistiques sont des éléments récurrents. Oberacker a fait table rase de ces trois éléments. Oberacker n’a pas de protocole strict mais un protocole flexible pour s’adapter avec les observations et les connaissances. Oberacker n’a pas de répétition mais possède des mini-parcelles, soient des parcelles de plusieurs ares par opposition au micro-parcelles, qui ont souvent une surface comprise entre 1 et 10 mètres-carré. L’avantage des mini-parcelles est de réduire les coûts en utilisant des outils d’agriculteurs (semoir d’agriculteurs par exemple) et de faciliter l’observation car la surface est significative. De plus, il y a autant de mini-parcelles qu’il y a de cultures dans le système, cela permet de capitaliser le savoir en retrouvant chaque année la culture (ce n’est pas le cas de tous les essais à long terme). De plus, la présence de bandes enherbées permet de facilement se déplacer autour des parcelles et d’accueillir de grands groupes d’étudiants ou de visiteurs. Le 4 juin dernier, lors de la célébration des 20 ans, il y avait entre 400 et 500 personnes. Oberacker n’a pas d’études statistiques, c’est dû à l’absence de répétitions, c’est peut-être un peu dommage, cela peut poser problème auprès de certains scientifiques puristes de la probabilité. Mais cela s’explique bien : en premier lieu, le public visé par Oberacker sont les agriculteurs et les agronomes. Les puristes de la probabilité sont les bienvenus mais, pour profiter de la visite et du savoir, il leur faut accepter que l’on peut aussi bien apprendre avec des mini-parcelles qu’avec des répétitions de micro-parcelles. Oberacker peut être fier de ses résultats. Ce champ permet à toute une communauté d’évoluer et de gagner en performances agricoles, économiques et écologiques. Avec d’autres mots : Oberacker est un accélérateur d’agronomie.

Le deuxième exemple parle d’indépendance financière : Dakota Lakes Research Farm. Cette ferme expérimentale a été créée en 1983 et l’université de l’état du Sud Dakota (South Dakota State University en anglais) a rejoint la structure en 1990. De 1983 à 1990, le financement a été majoritairement assuré par la vente des produits. En effet, à la création de la ferme et pour les 7 premières années, le financement extérieur fut très limité et ne permettait pas de financer les recherches. Par conséquent, la ferme a été organisée de manière à s’autofinancer, c’est à dire que la vente des produits et leurs bénéfices financent la partie recherche. Cela requiert du talent et du courage, beaucoup de courage, et leur a permis d’être indépendants dans le programme de recherche et dans la réalisation des essais. L’esprit n’a pas changé malgré les années. Aujourd’hui encore, en parallèle du financement universitaire et public, la ferme produit et vend des cultures dans le but de financer sa recherche et d’être indépendant dans ses choix. Ils ont réussi. Les résultats de leurs essais ont marqué et continuent de marquer le monde de l’AC. Dakota Lakes Research Farm est moteur dans la réflexion sur les systèmes agroécologiques.

Le troisième exemple : tester et valider un outil dans tous les terroirs : l’Entreprise de Travaux Agricoles (ETA) de Massey University. L’université de Massey, en Nouvelle Zélande, a beaucoup travaillé sur les semoirs de semis direct et ses travaux ont débouché sur le Baker Boot, appelé soc Aitchison en France, et le Bio Blade, commercialisé sous le nom de Cross Slot. Pour arriver à ses fins, l’université a possédé une ETA de semis direct qui se déplaçait dans tout le pays. Pendant 10 ans, elle emblava environ 400 hectares par an. Pour expliquer la démarche, il faut expliquer qu’un semoir fonctionne très bien dans le terroir (ou les terroirs) dans lequel (lesquels) il a été développé, testé et validé mais, dans les autres terroirs, ses performances mécaniques et/ou biologiques restent à tester et ne sont pas garanties. Dans la pratique, parfois ça se passe bien et parfois ça se passe mal. Par exemple, un semoir développé dans des terres légères du Sud-Ouest sera très bon dans son terroir mais il est probable que les argilo-calcaires du Centre lui pose des problèmes. Ceci n’est qu’un exemple et l’inverse est également vrai : un semoir développé dans des terres fortes travaillera bien dans son terroir mais risque aussi d’avoir son lot de problèmes dans des terres légères. Une des solutions est de développer la technologie dans un grand nombre de terroirs variés et différents. C’est pourquoi l’université a monté une ETA de semis direct se déplaçant dans tout le pays. Dans la pratique, elle avait un tracteur, un semoir et un camion pour transporter le tout rapidement à travers les deux iles. La prestation de semis était facturée à un prix normal de semis. L’agriculteur était au courant que le semoir était un prototype et que les réglages pouvaient prendre un peu de temps mais en contrepartie, il recevait des conseils d’experts pour réussir sa culture (dans les années 80, le semis direct était une pratique nouvelle et recevoir un avis d’expert était un réel plus). L’université a donc testé et adapté la technologie jusqu’à satisfaction dans un grand nombre de terroirs. La conséquence est un semoir qui fonctionne bien à travers tout un pays long de 1600 km et bien connu pour la diversité de ses terroirs. L’ETA de Massey University fut un accélérateur d’agroéquipement.
Comme le montrent les 3 exemples ci-dessus, l’innovation en AC et en agroécologie passe par les sciences appliquées et les chercheurs qui s’investissent pour trouver des solutions. Le sol et l’agriculture étant tous deux des sciences complexes, il faut savoir sortir du cadre établi pour aller chercher et trouver des solutions qui fonctionnent.