HIGH-TECH, LOW-TECH ET BIG DATA

Frédéric Thomas ; TCS n°83 - juin/juillet/août 2015

Avec le développement du numérique, des réseaux sociaux et de l’interconnexion, l’information ou plus largement les données (datas) deviennent une ressource très convoitée. L’agriculture n’est pas en reste et elle est même devenue une cible sérieuse pour les géants de l’e-business. À titre d’exemple, Google a investi récemment 15 millions de dollars dans FBN (Farmers Business Network) une « startup » dont le savoir-faire réside dans la compilation de données pour mieux piloter les cultures et améliorer les rendements. Ce n’est pas par opportunisme ni souci de diversification que ce géant de la toile s’intéresse au secteur compliqué et un peu opaque qu’est l’agriculture. Les spécialistes des métadonnées (big data) et d’autres entreprises ont simplement bien compris que l’agriculture, l’alimentation et la santé sont déjà et seront encore plus des activités et donc des marchés stratégiques dans les années à venir. La production agricole est un secteur d’activité où les données sont déjà très vastes mais aussi extrêmement stratégiques. Il est aussi possible de développer la collecte d’informations à l’infini en multipliant les capteurs sur les machines, dans les champs, sur les cultures et même sur les animaux d’élevage. Ce n’est pas tant les données qui sont importantes, ni même leur propriété dans un monde ouvert et observé malgré nous. Elles n’ont de valeur que grâce aux algorithmes qui peuvent les analyser, les compiler et les classer afin de produire de l’information pertinente et apporter une aide à la décision finale.

Cependant, c’est celui qui capte, stocke et maîtrise les données qui acquiert, de fait, un pouvoir d’orientation et de décision. La proposition d’un service l’apparence gratuit, comme a bien su le faire Google, est un leurre car il n’existe pas de philanthropie à ce niveau. Il faut bien financer la structure, son fonctionnement et dégager des profits pour continuer d’investir. La monnaie d’échange c’est donc nous et nos données et sous prétexte d’apporter un service plus ou moins fondé, l’objectif est de vendre en amont nos informations, nos profils et nos comportements et de profiter de notre « fidélisation » pour nous inciter à suivre tel ou tel itinéraire et à « consommer » plus que nécessaire. Il est difficile de lutter contre ce monde qui nous offre des services dont nous profitons très largement mais qui en retour nous épie, nous scrute, nous analyse et revend nos informations. Même si l’on peut s’émouvoir de cette situation, elle a toujours existé ; seulement les outils ont changé et leur puissance est démultipliée, voire hégémonique. De manière plus spécifique, la « propagande » circule en agriculture déjà largement par voie de presse, par les fax d’avertissement et plus communément aujourd’hui par les alertes e-mails ou SMS. À l’avenir, les incitations seront certainement plus insidieuses et habiles mais pour trier le bon grain de l’ivraie, il faudra continuer à lire entre les lignes, multiplier les sources d’information mais aussi les échanges entre praticiens au travers de divers réseaux.

Au-delà de ces spéculations, le premier souci du big data est la débauche de consommation d’énergie et la production de déchets (obsolescence rapide des produits) que cette industrie engendre alors qu’elle a réussi l’exploit de passer pour sobre et écologique. À bien y regarder, est-il aussi économique et respectueux pour l’environnement de stocker une facture ou un relevé bancaire dans de gros serveurs climatisés et alimentés en permanence par de l’électricité ou vaut-il mieux l’imprimer sur un papier recyclé, la poster et la stocker dans un classeur, quitte à ce qu’il prenne un peu la poussière ? La multiplication à l’infini de la collecte, du stockage et de la gestion des données risque donc avant tout de poser un problème énergétique mais aussi de réchauffement climatique car cette industrie de pointe, paradoxalement, fonctionne majoritairement au charbon !

Il convient également d’admettre qu’une partie de cet ensemble technologique est utile. Nous l’utilisons et l’apprécions pour nous guider dans les champs, enregistrer et échanger nos données. Une mise en commun de certaines informations pourrait également permettre d’aller plus vite dans l’évaluation de variétés, de couverts végétaux, de modes de fertilisation ou de pratiques innovantes, en apportant plus de fiabilité que quelques expérimentations locales, même très bien ciblées.

La prévision en agriculture est l’autre difficulté à laquelle vont être confrontés ces géants de la gestion des données. Le fonctionnement du vivant est encore plus complexe et imprévisible que la météo qui est déjà, à elle seule, un élément prédominant dans beaucoup de systèmes de production agricole. Si les algorithmes ont permis d’apporter plus de fiabilité et de lisibilité à huit jours, peu se risquent à aller plus loin et à ce titre, personne n’avait vraiment prévu la période de sec et de chaleur que nous subissons depuis le début mai. Même si des avancées sont possibles, tout anticiper et caler dans les champs grâce à des logiciels qui ensilent toujours plus d’informations et de données semble un vœu pieu, vu du terrain.

Enfin, toute technologie possède un côté fascinant et grisant qui tend à faire croire que seul le « high-tech » est la solution. Il faut cependant rester vigilant et du « low-tech » peut être très pertinent. Il a notamment sa place dans les systèmes agricoles où il peut être plus habile de gérer la complexité du vivant et d’anticiper des risques en amont par de l’agronomie et de la diversité plutôt que de faire appel à de savants calculs. À ce titre, l’agriculture de conservation apporte ici plusieurs pistes d’analyse et de réflexion intéressantes :
- aujourd’hui, par souci d’économie et de qualité de l’eau, la mode est au pilotage de l’azote. Examen de végétation par satellite, équipements embarqués ou drones observent de plus en plus les parcelles avec précision pour adapter et moduler les doses d’engrais. Cependant, il ne s’agit que d’une analyse de la couleur et de la densité de végétation qui est assimilée à un manque d’azote. Même si cette technologie fonctionne avec des résultats probants, l’approche ne gère que les causes et l’azote permet souvent de masquer, voire de compenser d’autres carences et défauts dans les parcelles. Il ne faut donc pas accorder une confiance absolue à la technologie et peut-être reprendre les cartes de végétation et une bonne bêche (équipement low-tech par excellence) pour déceler des soucis de compaction ou faire des analyses chimiques comparatives pour déterminer des risques de carence ou d’excès d’éléments minéraux ;
- la recherche de qualité (protéine) pousse également à des apports tardifs pas toujours bien valorisés. Cependant, prévoir un rendement potentiel avec précision n’est pas simple et caler le moment où l’azote doit être disponible avec les besoins de la culture est encore plus compliqué. À ce niveau en AC, c’est certainement le « low-tech » au travers du taux de matières organiques et le développement du volant d’auto-fertilité qui gérera mieux la fourniture du sol en fonction de la demande et du potentiel réel ;
- l’association de plantes et espèces dans nos couverts biomax est aussi le moyen de palier toutes les incertitudes qu’elles soient climatiques, sanitaires ou de fertilité disponible. En fonction des situations, ce seront les plantes qui rencontreront les meilleures conditions qui en profiteront pour se développer avant d’être éventuellement relayées par d’autres. Bien entendu, même en semant un mélange identique chaque année, l’aspect est toujours différent mais la valorisation du potentiel de production est toujours au rendez-vous. C’est la même stratégie qui est appliquée et validée depuis de nombreuses années en pâturage avec les prairies multi-espèces ;
- l’association de cultures, légumineuse/graminée ou crucifère est également une bonne approche low-tech. Bien entendu, le rapport de production entre les deux cultures est différent et complètement imprévisible quelles que soient les doses de semis mais le rendement global est généralement toujours supérieur aux cultures conduites en isolé avec un pilotage plus simple et souvent avec moins d’intrants ;
- le colza associé est enfin un condensé de low-tech. Il permet à la fois de limiter les besoins de désherbage et d’insecticides (automne) tout en apportant de légères économies et plus de flexibilité en matière de fertilisation. Mieux encore, il facilite le repli sur une autre culture dans le cas d’échec d’installation. Difficile de faire mieux et de manière plus robuste en brassant des montagnes de données.

Il ne s’agit que de quelques exemples simples et concrets pour garder les pieds sur terre et éviter de ne voir le salut de l’agriculture que dans les nébuleuses « cloud ». Même si certains sont en train d’anticiper le fait que l’information sera le nouvel intrant stratégique de demain, le danger, comme pour les intrants classiques, est d’appliquer et de ne plus réfléchir. La technologie doit avant tout être utilisée pour nous assister mais ne doit jamais se substituer à nos observations, notre expérience, notre bon sens et notre raisonnement. La nature a depuis longtemps prévu la gestion des incertitudes pour survivre et se développer : à nous de continuer à l’imiter pour s’affranchir d’une gestion externe.


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