Mercredi 28 mai 2014
Emmanuelle Bordon

Linguiste de formation, après mon doctorat j’ai longtemps travaillé comme enseignante, chercheuse et chargée d’études sociologiques. J’ai commencé une reconversion professionnelle dans l’agriculture par un BTSA-ACSE. L’occasion de faire des stages en élevage, de m’intéresser aux vaches, à la nutrition des ruminants et aux innovations de ce domaine (la méthode Obsalim, notamment). C’est pendant les cours de notre enseignant d’agronomie, lui-même agriculteur et pratiquant enthousiaste, que j’ai découvert l’agriculture de conservation.

J’ai travaillé comme conseillère en production laitière au contrôle laitier, de la Savoie d’abord, du Morbihan ensuite. Puis après quelques années, j’ai repris des études et je suis devenue ingénieure agronome. Pendant mon stage de fin d’études, j’ai abordé la question du travail du sol en agriculture biologique ; l’arrêt du labour en particulier. J’ai pu expérimenter, observer ce qui se passe sous la surface, discuter avec des chercheurs, me rendre compte de l’influence des pratiques culturales sur les sols. Je suis aujourd’hui convaincue de l’intérêt de poursuivre la réflexion et de mettre en application à grande échelle des méthodes respectueuses de la qualité des sols

Des vers de terre pour quoi faire ?

Emmanuelle Bordon

JPEG - 145.8 koLe lien entre la qualité des sols et l’abondance des vers de terre est maintenant bien établi. Les effets positifs http://agriculture-de-conservation.com/L-importance-de-la-biodiversite-du.html de leurs activités commencent à être connus : décomposition et enfouissement des matières végétales, création de porosité permettant à l’eau de s’infiltrer dans le sol et aux racines de trouver un chemin préférentiel, participation à l’élaboration des agrégats, stimulation de la vie microbiologique des sols… L’intérêt de les favoriser par des pratiques adaptées n’est plus à démontrer et cette idée fait son chemin, particulièrement chez ceux qui se préoccupent d’agriculture de conservation. A juste titre on cherche à favoriser le nombre et la biomasse des vers de terre. On peut cependant pousser plus loin que cette simple question de quantité et se demander quels vers on chercher à avoir et pour quoi faire.

Des vers pour quoi faire ? On parle d’abondance de lombrics mais finalement, ce qui nous intéresse pour la qualité des sols, ce n’est pas tant la quantité de vers présents que l’intensité de leurs activités. Autrement dit, mieux vaut un petit dynamique que trois gros paresseux… Denis Piron, dans sa thèse de doctorat, et Guénola Pérès [1], dans un article paru en 2010, ont montré qu’il n’y avait pas forcément de corrélation entre les deux : plus de vers ne veut pas forcément dire plus d’activité. Par exemple, un apport de fumier a tendance à favoriser l’abondance des vers mais à inhiber leur activité. C’est somme toute assez logique : apporter une nourriture abondante favorise la reproduction des lombrics, mais cette même grande quantité de nourriture déposée juste « sous leur nez » ne les incite pas à se déplacer. Ainsi, si on voulait favoriser au maximum l’activité des lombrics, il faudrait alterner les apports de végétaux ou de fumiers avec des périodes où le sol serait laissé nu ou quasi… facile à dire, pas à faire, et pas forcément souhaitable non plus au regard des autres critères agronomiques. En revanche, on peut en conclure que si un sol devait rester pendant une courte période avec une couverture minimale, ce ne serait pas une catastrophe du point de vue de l’activité des vers de terre : obligés d’aller chercher leur nourriture un peu plus loin, ils seraient plus actifs.

Quant à la nature des vers de terre, Marcel Bouché a défini trois grandes familles. Les épigés, qui vivent dans la litière ou dans les premiers centimètres du sol, décomposent les végétaux et s’en nourrissent. Les anéciques se déplacent verticalement dans le sol : ils creusent des galeries pouvant descendre à trois mètres de profondeur et mélangent la matière organique à la matière minérale. Les endogés, qui vivent dans le sol et se nourrissent de matière organique partiellement dégradée, participent à la création de la structure grumeleuse. Les activités de ces trois grandes familles sont complémentaires. Les endogés se nourrissent des débris végétaux fragmentés par les épigés, les anéciques creusent des grosses galeries verticales pérennes qui permettent à l’eau de s’infiltrer tandis que les épigés créent une sorte d’« éponge » dans laquelle elle est stockée, etc. Par conséquent, plus qu’une famille ou une autre, c’est la diversité des vers de terre qu’il faut encourager.

La présence ou l’absence d’épigés est déterminante dans la décomposition des végétaux. Hélas, ceux-ci sont également les plus fragiles. Parce qu’ils vivent en surface, ils sont plus sensibles aux événements météorologiques mais aussi aux interventions de l’homme sur la parcelle. Le labour, notamment, leur est très défavorable car il enfouit les résidus dont ils se nourrissent, ainsi que les vers eux-mêmes. Il n’est pas rare que des prélèvements dans une parcelle labourée ne comportent aucun épigé. Il en va de même pour les anéciques juvéniles, également importants, mais fragiles. En revanche, les endogés qui se réfugient volontiers sous le fond de labour craignent moins le passage de la charrue et ne seront pénalisés qu’indirectement, par l’absence ou la trop faible abondance des vers des deux autres familles. L’objectif de favoriser la diversité des vers de terre conduit immanquablement à envisager une réduction du travail du sol, surtout au printemps et à l’automne (période d’activité maximale des lombrics) et un arrêt de toutes les techniques avec retournement, qui pénalisent fortement les épigés et les anéciques. Voilà qui plaide pleinement pour l’agriculture de conservation.