EN QUÊTE D’UNE NOUVELLE FERTILITÉ DES SOLS

Frédéric Thomas - TCS n°75 ; novembre/décembre 2013

Les plantes, et par extension les cultures et les couverts, ont besoin d’eau et de chaleur pour se développer, de soleil et de gaz carbonique pour assurer leur photosynthèse et d’oxygène pour leur respiration. Il s’agit là d’autant de ressources assez facile- ment accessibles et renouvelables qui constituent plus de 90 % de la masse végétale. En revanche, leur fonctionnement exige aussi des « sels minéraux » avec en premier lieu de l’azote, du phosphore et de la potasse mais aussi du soufre et une cohorte de nombreux oligo-éléments ou éléments traces qui, bien que nécessaires en faible voire très faible quantité, n’en sont pas moins indispensables. Stockés dans le sol sur les argiles, dans la roche mère mais aussi et surtout dans les matières organiques, ces éléments, mis à part l’azote, ne sont pas ou peu renouvelables. Ainsi et au cours des âges, les agriculteurs ont développé diverses stratégies pour mobiliser cette fertilité au profit de leurs cultures, quitte à appauvrir voire ruiner la capacité de production de leurs sols à plus ou moins long terme. Rétrospective sur plus de 2 000 ans d’agriculture exploitante :

C’est d’abord le feu qui a permis aux premiers agriculteurs de mobiliser et de concentrer de la fertilité. En brûlant la forêt ou la savane (culture sur brûlis), ils avaient constaté que leurs cultures poussaient beaucoup mieux. En fait, cette pratique permettait, en plus de nettoyer le terrain, de dissocier les liaisons carbone et de libérer rapidement la fertilité minérale présente dans la matière organique aérienne. Cependant la consommation par les cultures mais surtout les pertes par lessivage et l’érosion tout comme l’arrivée des adventices et des ravageurs les contraignaient à se déplacer pour aller exploiter un autre secteur laissant la zone cultivée se régénérer. Bien que très agressif, ce mode d’exploitation était « durable » tant que la population était suffisamment réduite pour que le temps de retour permette la régénération du milieu. Avec la réduction de celui-ci, voire la sédentarisation de populations plus importantes, ce type d’agriculture a conduit à l’appauvrissement des sols allant même jusqu’à la désertification dans les cas les plus extrêmes. Bien qu’ancestrale, cette pratique assez dévastatrice est encore très commune à l’échelle de la planète où le feu permet toujours de défricher. Même chez nous, l’écobuage, encore ponctuellement utilisé, ou le brûlage des pailles récemment interdit, sont basés sur la même approche avec les mêmes limites.

Après avoir consommé la fertilité contenue dans la végétation et dans le mulch à la surface du sol, les agriculteurs se sont aperçus, bien avant l’apparition du labour, que le travail du sol permettait d’améliorer le développement des cultures tout en éliminant la végétation concurrente. Sans vraiment comprendre qu’ils minéralisaient les matières organiques patiemment enfouies dans le sol et piochaient dans le capital, ce mode de production s’est largement étendu. Cependant, la suppression de la couverture végétale et la perte de cohésion via la consommation des matières organiques ont augmenté la sensibilité et la fragilité des sols. Ainsi, dans les secteurs où le climat est plus agressif, non seulement l’appauvrissement mais aussi l’érosion sont devenus une gangrène qui a rongé et continue de grignoter les terres agricoles les conduisant progressivement vers la désertification. De nombreuses régions d’Afrique, et en premier lieu le bassin méditerranéen, sont les tristes témoins de cette gestion non durable des sols agricoles.

En climats plus tempérés, c’est la prairie qui a progressivement remplacé la forêt et permis de conserver l’état des sols d’autant plus que le travail était réduit, peu profond et surtout ponctuel. Le développement conjoint de la céréaliculture et de la mécanisation tout au long du vingtième siècle, avec l’intensification et l’approfondissement du labour a, en revanche, permis de minéraliser activement la matière organique des sols et d’en extraire leur fertilité minérale. Cette croisade a été si performante que nous n’avons pas réussi à compenser les sorties organiques en doublant voire triplant les rendements pendant cette même période. Ainsi, nous nous retrouvons aujourd’hui, et dans beaucoup de situations, avec des sols complètement érodés de l’intérieur.

La troisième étape, la plus récente, est l’avènement de la fertilisation exogène avec, en premier lieu, la correction et l’entretien du pH (marnage et chaulage). Ensuite, les engrais sont venus progressivement compenser les manques d’azote, de P, de K et l’ensemble des éléments minéraux en devenant des produits plus complexes et sophistiqués pour assurer l’alimentation minérale des cultures. À l’inverse, les sols se sont transformés en simple support. Dans certaines situations extrêmes on a même trouvé le moyen de les remplacer par des substrats qui servent de réservoirs d’eau et de fertilité qu’il faut bien entendu apporter au goutte-à-goutte (culture de tomates sous serre par exemple). Si ces systèmes de production sont ingénieux, ils n’en sont pas moins très consommateurs d’énergies et de ressources limitées. Ils sont cependant nécessaires pour compenser le manque cruel d’autofertilité perdue par les sols au cours des siècles d’agriculture. À ce titre, il est difficile d’imaginer l’état de nos sols il y a 2 000 ans : ils étaient certainement beaucoup plus épais et organiques. Dans beaucoup de secteurs, nous sommes certainement réduits à cultiver plus la « roche mère » ou le sous-sol que la terre d’origine.

Si ce constat de dégradation est aujourd’hui relativement bien admis par une partie des experts, des agronomes mais aussi des agriculteurs, c’est seulement le développement de la simplification du travail du sol et du semis direct qui a apporté, il y a une bonne vingtaine d’années, les moyens de stopper cette exploitation d’où le terme « agriculture de conservation » sous-entendu « des sols ». Aujourd’hui, avec des cultures performantes, des couverts végétaux et des cultures associées, nous ne nous contentons plus de « conserver » mais nous redéveloppons réellement les niveaux organiques et biologiques de ces sols et donc leur autofertilité. Bien que très favorable à un niveau local comme global, ce renversement d’orientation, qui va même jusqu’à la réintroduction d’arbres dans les champs avec l’agroforesterie, n’est pas si simple et paradoxalement, c’est le manque de fertilité immédiate et entre autres le manque d’azote pour les cultures qui peut être un des freins les plus importants dans nos conditions pédoclimatiques. Limiter la minéralisation de la matière organique et augmenter la production de biomasse sont des orientations très louables mais la croissance des stocks organiques dans le sol mobilise temporairement des grandes quantités de carbone et d’azote (2 000 à 2 500 kg de N/ha pour un point de MO dans un sol moyen) mais aussi du P, du K, du S et l’ensemble des éléments qui soutiennent la fertilité minérale. Si les deux premiers peuvent être injectés assez facilement dans le système via la photosynthèse et la fixation symbiotique des légumineuses ; pour les autres éléments, la situation est plus compliquée. Soit ils sont présents en quantité dans le sol ou la roche mère, soit ils devront être apportés sous forme d’engrais ou de produits organiques. Les poussières atmosphériques et aussi la « pollution » comme les pluies acides pour le soufre sont d’autres sources d’éléments mais souvent en trop faibles quantités. Cette analyse permet aussi de comprendre pourquoi les exploitations d’élevage, qui exportent peu de minéralité mais importent beaucoup de fertilité au travers des pailles, des fourrages, des aliments, possèdent des sols plus organiques avec souvent un bien meilleur état minéral que les exploitations céréalières. C’est aussi pour cette raison que les exploitations d’élevage franchissent plus facilement la « période de transition ». Avec plus de fertilité dans les mains, elles peuvent pourvoir aux besoins immédiats des cultures tout en assurant la croissance du fonds de roulement : le volant d’autofertilité. Dans une vision plus durable à moyen ou long terme, il conviendra donc, et au-delà de la suppression des pertes par lessivage et/ou érosion, de recycler entre ville et campagne l’ensemble de cette fertilité minérale.

Ainsi, et presque pour la première fois dans l’histoire de l’agriculture, nous sommes en train de passer du statut de véritable « exploitant » agricole ou « mineur » du carbone et de la fertilité des sols à grand renfort de feu, de mécanisation et d’énergie, à celui de « cultivateur » de fertilité et de « reconstructeurs » de sol grâce aux cultures et aux couverts. Bien que ce challenge soit ambitieux et semé d’embûches, nous avons en grande partie acquis les connaissances et développé les concepts et les outils pour y parvenir.

Meilleurs vœux pour 2014 et bon chemin sur les voies de la reconstitution de l’autofertilité de vos sols.


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