AEI : AGRONOMIE, ÉCOLOGIE ET INNOVATION

Frédéric Thomas - TCS n° 71 ; janvier- février 2013

Avec ce numéro 71, votre revue TCS, qui a été lancée au Sima 1999, signe ses 14 ans. De promouvoir l’idée un peu simpliste de réduire voire de supprimer le travail du sol pour dégager des économies de carburant, de main-d’œuvre et de mécanisation tout en limitant l’érosion des sols, elle a beaucoup évolué. Même si à l’époque, nous n’en avions pas conscience, il s’agissait d’un postulat important, d’une porte d’entrée vers une vision complètement différente de l’agriculture initiant le retour en force d’un bon sens agronomique et d’une ouverture vers l’écologie appliquée. Si au cours de ces années, TCS vous a soutenu dans cette mutation profonde, a colporté des réflexions originales et a encouragé une majorité d’innovations ; nous avons choisi aujourd’hui de vraiment afficher notre détermination à vous accompagner sur les chemins de l’Agronomie, de l’Écologie et de l’Innovation en changeant notre sous-titre pour « AEI ». L’idée est de continuer à faire évoluer le rubriquage et le contenu vers plus de connaissances et d’exemples pour vous soutenir dans cette quête d’agriculture extrêmement diverse mais on ne peut plus efficace.

Une petite rétrospective permet de considérer le chemin parcouru et surtout de nous projeter dans l’avenir. En moins de 15 ans, beaucoup d’éléments clés ont été acquis. Aujourd’hui, il est tout d’abord possible de produire durablement sans travail du sol. En retour, considéré comme un habitat complexe et fragile, celui-ci en profite pour s’épanouir et favoriser non seulement la nutrition des cultures mais aussi leur protection. Les couverts végétaux avec des impacts multiples sur l’autofertilité, l’activité biologique et le salissement sont un autre pilier validé. Il reste bien entendu une qualification des implantations et encore beaucoup d’espèces et même des variétés à tester mais leurs intérêts, au-delà de « piéger des nitrates », ne sont plus discutables. L’ouverture de la rotation et l’introduction de légumineuses, bien qu’étant des éléments plus compliqués à mettre en oeuvre, sont également en train de coloniser timidement les campagnes. Pendant la même période, les machines ont aussi beaucoup évolué. Les semoirs possèdent tous plusieurs trémies pour placer diverses graines et/ou engrais et le strip-till s’est invité comme technique complémentaire. La localisation de la fertilisation est enfin maintenant une évidence même si beaucoup de travail reste à faire sur le positionnement et surtout sur le type d’engrais à apporter.

Une véritable rupture et un changement de cap sont cependant apparus avec la mise au point et le développement du colza associé. Grâce au semis direct, souvent à tort réputé utiliser plus de « pesticides », il est maintenant possible de limiter voire de supprimer le recours aux désherbages (chimiques comme mécaniques) et de réduire la fertilisation azotée avec en prime un gain de rendement : une véritable révolution dans les champs mais aussi dans nos approches. Avec cet exemple, ce n’est plus seulement les vers de terre qui contribuent à l’organisation du sol ou les carabes qui contrôlent les limaces mais l’écologie tout entière qui s’invite comme le nouveau pilier de nos approches. Utiliser l’énergie du vivant ne signifie pas pour autant que nous devons devenir des idéalistes : entre raison et passion, le bon sens et la cohérence doivent rester les clés de voûte de nos systèmes de production et l’agriculture restera toujours l’art des compromis.

Il existe encore des difficultés et des zones d’ombre mais en matière de progrès et d’innovation, le facteur limitant semble aujourd’hui être plus dans nos têtes que sur le terrain. C’est d’ailleurs pour cette raison que nous avons conçu ce numéro spécial résolument tourné vers l’avenir, que ce soit en matière de machinisme, d’association de cultures, d’intégration de la biodiversité fonctionnelle, ou de gestion habile de certains bioagresseurs grâce à l’ingénierie écologique. Au-delà de ces quelques exemples, ce numéro de TCS cherche à mettre en valeur ce fourmillement d’idées, ce terrain fertile à la créativité et à l’innovation que nous avons su développer dans les réseaux AC. L’agriculture doit avant tout être une application de l’écologie et les champs du possible sont beaucoup plus vastes que nous pouvons le conceptualiser. La voie est maintenant grande ouverte vers cette Agriculture Étonnamment Innovante dont nous devons continuer à explorer le potentiel : un défi adapté à chacun et à la portée de tous.

L’autre bonne nouvelle c’est que les changements dans les champs et surtout les réussites commencent à faire écho : un vent de renouveau souffle sur l’ensemble des filières agricoles et même le grand public commence à comprendre notre approche. Il n’existe plus de journées de terrain, de formations ou d’actions de recherche sans que l’on parle de profils de sol, de matières organiques, de vers de terre, de couverts végétaux, de plantes compagnes et même d’AEI (agriculture écologiquement intensive). Nous nous rapprochons irrémédiablement du point de bascule : moment où les forces s’inversent et où la majorité converge dans le sens devenu dominant. Cependant, pour encourager ce renouveau, il va falloir de l’audace, de la vision et de l’ambition pour dépasser une conception primitive des politiques agricoles. Il va falloir accepter que l’agronomie soit le contraire de la norme et du modèle et que le progrès est plus tourbillonnaire que linéaire car trop d’ordre inhibe la créativité. Cette petite révolution signe aussi la fin du système « top down » et ramène à des relations entre les acteurs plutôt horizontales, ou en systèmes à l’image d’Internet, où chacun est utile à sa place avec ses compétences et ses connaissances. Il va falloir, enfin, convaincre plutôt que contraindre afin de libérer les énergies vives et faire confiance aux paysans tout en trouvant des articulations nouvelles. Il s’agit là aussi d’un vaste chantier aujourd’hui envisageable vu que la majorité des ingrédients décisifs émergent un peu partout.

Que ce soit dans les exploitations agricoles ou leur environnement, innover et s’aventurer vers d’autres idées ou d’autres concepts, c’est bien sûr prendre des risques, mais l’excès de prudence, de consensus et de précautions ne représente-t-il pas un risque bien supérieur à l’anticipation et à l’audace ?


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