Mardi 23 novembre 2010
Frédéric Thomas

Après des séjours aux États-Unis et en Australie, Frédéric THOMAS débute son activité de conseil de terrain et, en 1999, il crée la revue TCS. Il s’appuie aussi sur sa ferme, en Sologne, des terres sableuses hydromorphes à faible potentiel, où il met en œuvre l’AC avec réussite. Il est aujourd’hui l’un des acteurs majeurs du développement de l’AC en France.

Une agriculture en panne de projet et en panne d’avenir

Édito du TCS 59 : à lire ici

Malgré la reprise des cours des céréales inévitablement accompagnée de la hausse des engrais et autres moyens de production, le sentiment de crise persiste notamment dans les zones d’élevages pour lesquelles l’augmentation de leur principale matière première n’est pas franchement une bonne nouvelle. Dans ce contexte de grande volatilité qui donne le vertige et peut entraîner un vent de panique, la démission de l’État et de l’UE ne fait plus de doute : aucun projet sérieux ne pointe à l’horizon si ce n’est des mesures disséminées et sans vraiment de cohérence pour répondre aux problématiques environnementales et d’habiles calculs pour réduire le poids de l’agriculture dans le budget de l’UE. La profession, elle aussi, embourbée dans un affrontement stérile et des revendications basiques de coûts, de prix et/ou de marges somme toute nécessaires, n’est pas beaucoup plus innovante et visionnaire.

Au-delà de ce « théâtre des apparences » où chacun vient défendre ses petits intérêts tout en mettant en avant son utilité, il conviendrait de prendre un peu de distance par rapport au quotidien et d’intégrer que nous avons changé d’ère, d’époque et d’enjeux. Si le XXe siècle a été le siècle de l’industrialisation, de la globalisation des marchés dopés par des ressources et entre autres de l’énergie bon marché, le XXIe siècle s’annonce très différent. Il va falloir nourrir et subvenir aux besoins d’une population toujours croissante avec beaucoup moins de ressources comme l’énergie mais aussi l’eau, l’acier, le phosphore et même les terres agricoles. Cette situation de pénurie en chaîne fera inéluctablement grimper les droits d’accès et les coûts des ressources de plus en plus rares et stratégiques et exacerbera les tensions et les conflits.

Au regard des termes de cette grande équation, l’agriculture va être fortement impactée par ce bouleversement, comme beaucoup d’ailleurs, mais en tant que seule source d’alimentation et principale source d’énergie renouvelable, elle risque d’être l’une des activités stratégiques des années à venir. Certains pays l’ont d’ailleurs déjà bien compris, comme les pays d’Amérique du Sud qui développent agressivement leurs agricultures et d’autres, à court de terres, qui investissent à l’extérieur de leurs frontières dans d’importants territoires, en Afrique notamment.

Au vu de ces enjeux majeurs, il ne faut certainement pas démissionner au milieu du gué car l’agriculture a de l’avenir. De plus, nous avons des atouts insoupçonnés et nous possédons d’importantes marges de manœuvre. Alors, et plutôt que d’encourager les tiraillements et les défenses d’intérêts individuels, il convient de construire ensemble un vrai projet ambitieux pour notre agriculture qui en a les moyens.

Dans un premier temps, il faut mettre en place une vraie harmonisation européenne, car si les produits finis circulent librement, les intrants (semences, engrais, produits phyto et vétérinaires), dont les importantes disparités de prix subsistent, sont loin de pouvoir circuler aussi facilement. Plus de cinquante ans après sa signature, le traité de Rome n’est pas encore complètement en application : pourquoi ?

Ensuite, pour une activité aussi stratégique et non délocalisable que l’agriculture, il est logique d’avoir une forme d’encadrement, de protection, de soutien économique. Vendre au prix mondial alors que les coûts et les contraintes de production sont franco-européennes est une hérésie. Dans la même logique, on pourrait aussi payer nos encadrants et nos politiques au prix mondial : que pensent-ils de cette idée ?

À une époque où l’on parle de protection de l’environnement, de conditions d’élevage, de qualité des aliments et d’éthique, la traçabilité est plus simple et beaucoup plus facile à assurer lorsque les produits sont locaux. Outre l’assurance d’un approvisionnement, d’une garantie de qualité et de conditions de production, cette option vertueuse limite de fait le transport et le poids environnemental supplémentaire sur l’alimentation. De plus, nous sommes au coeur d’un des plus grands marchés alimentaires du monde avec un public exigeant en matière de qualité mais solvable : c’est un atout majeur dont il faut savoir tirer parti.

L’agriculture, en France et en Europe, apporte également autre chose que du blé, du lait, du vin ou de la viande. Elle entretient et façonne les campagnes même si dans certaines régions la recherche d’efficacité et de productivité est allée un peu trop loin. Elle est le garant d’un territoire, de terroirs et d’une ruralité ; des racines et des paysages auxquels est profondément attachée la majorité de nos compatriotes. C’est enfin une image du « bien vivre » que beaucoup nous envient : une formidable vitrine pour nos produits, le tourisme et même les industriels. Cette gestion comporte, bien entendu, des contraintes et des coûts, souvent consentis par les agriculteurs sans contrepartie réelle, qui altèrent leur compétitivité face à d’autres agricultures qui font fi de développer des déserts agricoles.

Au-delà de ces aspects réglementaires et protectionnistes, il est difficile d’admettre que nous ne puissions pas être compétitifs alors que nous avons les meilleures conditions pédoclimatiques du monde : en témoignent le haut niveau et la grande régularité des rendements. Nous avons aussi des agriculteurs formés et compétents, un niveau élevé de technicité avec un encadrement par des structures et des filières performantes mais aussi une recherche forte et dynamique. Comment se fait-il que d’autres agriculteurs du monde comme les Australiens, les Néozélandais ou les Canadiens produisent plus efficacement que nous malgré des niveaux de production par hectare beaucoup plus faibles et un énorme handicap d’accès aux marchés mais aussi aux intrants, dans un contexte socio-économique similaire (prix de la main d’oeuvre et pression environnementale). Plus que se plaindre, il faut comprendre et analyser leur façon de faire afin de les adapter à nos conditions.

Enfin et même si nous sommes encore un peu en retard en matière de développement des surfaces en TCS et semis direct, avec l’agriculture écologiquement intensive, nous avons largement dépassé la seule notion de suppression du travail du sol avec un concept extrêmement novateur et des applications concrètes déjà largement disséminées dans les champs. Cette approche, en opposition à beaucoup d’autres, ne s’interdit rien mais place l’écologie comme l’intrant principal. Outre permettre de réduire encore plus les coûts sans nuire, bien au contraire, au niveau de production, tout en limitant l’impact de l’agriculture sur l’environnement, elle rassemble toutes les agricultures. Enfin, le retour de l’innovation, d’un progrès commun partagé et cette sensation de meilleure osmose avec la nature donne une vraie dimension humaine nécessaire pour assurer le changement.

Il ne faut surtout pas abdiquer, l’agriculture française et l’agriculture européenne sont les seules à posséder tous les ingrédients pour redévelopper assez rapidement une agriculture performante, de qualité et respectueuse de l’environnement, une agriculture différente, qui leur ressemble et répond aux exigences de leurs populations. Elles en ont les moyens, les hommes, les connaissances, les terroirs et maintenant, grâce aux TCSistes, un vrai savoir-faire : aujourd’hui, il ne leur manque plus qu’une réelle ambition, un vrai projet d’avenir.